Défendre les frontières de l’Europe
Intervention de Philippe Conrad, historien, président de l’Institut ILIADE, lors du colloque « Europe, l'heure des frontières » le 6 avril 2019.
L’actualité du moment, marquée par la proximité des élections prévues à la fin du mois de mai au sein de l’Union Européenne, nous commandait de soulever la question des frontières de l’espace que nous percevons naturellement comme le nôtre. Un espace certes géographique mais aussi civilisationnel dont nous voulons qu’il connaisse la « nouvelle aurore » qui lui fera retrouver, dans le monde multipolaire en gestation, la place et le rôle qui furent les siens au cours du long passé qui a permis la formation de son identité, qui lui fera renouer avec l’héritage culturel qui nous a faits ce que nous sommes.
L’Iliade se doit naturellement d’être en toute première ligne dans ce débat, dans l’esprit qui l’anime depuis sa fondation, initiée à la demande de Dominique Venner, esprit visionnaire qui avait distingué très tôt les grands défis auxquels nous allions être confrontés. Fondé il y aura cinq ans à l’été prochain, notre Institut a tenu sa place dans le grand remue-méninge qui agite la France et l’Europe au moment où s’annoncent de probables « années décisives » pour l’avenir de nos peuples, confrontés à un basculement politique et culturel d’une ampleur inédite. Nos colloques annuels, nos publications et l’effort de formation destinée aux nouvelles générations appelées à assurer la relève ont contribué, avec d’autres initiatives voisines, à une évolution prometteuse du rapport des forces face aux diktats des oligarchies aujourd’hui dominantes, face aux injonctions des tenants du droit de l’hommisme universel, négateur de nos histoires et de nos identités.
Dans le combat ainsi engagé, il était naturel que la question des frontières vînt au tout premier plan. Nous sommes en effet confrontés à une idéologie « sans-frontiériste », celle des tenants du no border dont Régis Debray nous a expliqué – dans un essai stimulant consacré à l’Éloge des frontières qu’elle aurait toute sa place dans un Dictionnaire contemporain des idées reçues. La bêtise d’aujourd’hui ayant décrété que l’Humanité allant mal, elle se porterait mieux « sans frontières » et ce, au nom d’une idéologie égalitariste et universaliste porteuse d’une mondialisation mortifère dont les peuples commencent à mesurer les effets catastrophiques. Une idéologie qui, au nom d la libre circulation des hommes et des marchandises inscrite dans ses Tables de la Loi est également celle d’une Union Européenne qui s’est substituée, sur notre continent, à l’ancien « concert des nations » C’est la souveraineté de celles-ci qui se trouve ainsi mise en cause , mais c’est aussi celle de ‘Union européenne, elle-même incapable de contrôler ses frontières et prête à s’ouvrir à tout vent pourvu que cela puisse servir les intérêts d’un système mondialiste ultralibéral largement rejeté par les peuples. L’injonction « morale » n’en demeure pas moins et, après les « médecins sans frontières », les « reporters sans frontières » et autres, Régis Debray peut ironiquement annoncer la future apparition des douaniers sans frontières »… Autant de sottises nées de dogmes qui, détachés des réalités, ne peuvent susciter que le rejet.
Nos intervenants auront beau jeu de « déconstruire » un discours dont l’objectif final demeure la fin du cadre national et la déconstruction des identités, suspectes d’être porteuses de « discriminations » ou de « racisme ». Jean-François Gautier inscrira la question des frontières dans la perspective du rapport entre identité et altérité, alors que Lionel Rondouin nous expliquera comment protectionnisme intelligent et volonté de puissance constituent des garanties du maintien de la souveraineté de nos nations d’aujourd’hui, de notre Europe de demain.
Après la fin des espérances messianiques de « lendemains enchantés » qui a accompagné le communisme du siècle dernier, les tenants du « no border » ont reconstitué le parti de l’illusion, celui d’un désir religieux de retour à l’innocence, seul en mesure d’évacuer le tragique de l’histoire.
Mais le réel se venge toujours et la thématique des frontières le confirme largement. Géopoliticien spécialiste de la question, Michel Foucher nous rappelle qu’il existe aujourd’hui quatre fois plus d’États délimités par des frontières qu’il n’y en avait lors de la création de l’ONU, que depuis 1991 27 000 kms de frontières supplémentaires ont été tracés, qu’entre 2000 et 2010 le monde a connu vingt-six conflits liés à des questions frontalières… Autant dire que les tenants de l’abolition des frontières ont du pain sur la planche, surtout quand on rappelle, suite aux brillants travaux de François Thual, ce qu’est le « désir de territoire », c’est à dire le poids de l’imaginaire territorial dans les sociétés humaines…
La question des frontières telle qu’elle se pose aux Européens d’aujourd’hui peut être déclinée de diverses manières. Jusqu’où vont les frontières de l’Europe, une question qui mérite d’être posée quand on se souvient du consensus officiel qui régnait il y a quelques années à propos de la future adhésion de la Turquie ou des projets « euro-méditerranéens » caressés par certains. A l’inverse la relation de l’Europe occidentale et de la Russie devrait fournir la matière d’un grand débat, nécessaire pour clarifier ce que doit être l’avenir géopolitique de notre continent.
La question d’une unité européenne à imaginer et à définir politiquement demeure tout aussi légitime. Les nouveaux rapports de force en train de s’établir dans le monde, l’émergence ou le réveil de vastes ensembles appelés à devenir les grandes puissances de l’avenir imposent à l’Europe de se construire un destin commun, sous des formes qui restent à définir, mais qui s’apparenteront sans doute davantage à une grande alliance de nations e héritières d’un socle culturel commun qu’à une intégration fédéraliste artificielle cornaquée par une oligarchie bruxelloise dont la malfaisance n’’a plus guère besoin d‘être démontrée. Les tenants du « sans frontiérisme » n’hésitent pas non plus, pour légitimer leur idéologie, à convoquer l’histoire et l’on a pu voir, il y a quelques années, la superbe exposition « Rome et les Barbares » organisée à Venise, au Palazzo Grassi, véhiculer l’idée selon laquelle les « migrations de peuples » qui avaient mis fin à l’Empire romain avaient été au final des plus bénéfiques, dans la mesure où elles avaient concouru à l’émergence du nouveau monde médiéval. Une lecture justifiant clairement l’intérêt que pouvait revêtir aujourd’hui la déferlante migratoire, perçue comme porteuse d’un monde nouveau, fondé sur les bonheurs du « vivre ensemble et de la « diversité », là où d’autres esprits s’inquiètent à juste raison du « grand remplacement » en cours. Vicenzo Sofo reviendra sur cette question en évoquant les rapports qui ont été ceux de Rome et des Barbares à la fin d de l’Antiquité…
Contre les tenants de l’abolition des frontières, Thibaut Mercier – l’auteur d’Athéna à la borne, un essai stimulant à l’actualité brûlante – et d’autres intervenants feront valoir le droit des Européens à la continuité historique. Contre les dé-constructeurs du « roman national », Jean Yves Le Gallou plaidera pour la mise en forme d’un « récit européen » en mesure de restituer ce qui fut la définition d’une Europe transcendant les États dynastiques face aux périls extérieurs, d’autres intervenants évoqueront à travers les exemples de la Pologne et de l’Allemagne, la résilience, dans la longue durée des nations traditionnelles et leur « retour » sur la scène de l’Histoire. Des analyses on ne peut plus opportunes au moment où le nouvel empereur Xi Jinping renoue avec l’Histoire chinoise, où le sultan Erdogan réveille les nostalgies ottomanistes et où l’Iran des ayatollahs retrouve l’espace géopolitique qui était celui des empires erses du passé, pour ne rien dire des réactions de l’Amérique profonde de Trump, au moment où, dans toute l’Europe les signes d’un réveil des peuples annoncent le rejet des dogmes individualistes et consuméristes et le retour des valeurs communautaires et identitaires.
Les crises que nous vivons, – qu’elles soient familiale, éducative, culturelle ou morale – nous commandent de penser les alternatives à la situation délétère de nos sociétés. Pour les conjurer, le rétablissement des frontières et l’arrêt de la submersion migratoire constituent, comme nous l’exposera Benoît Coëtoux, des conditions nécessaires mais insuffisantes. Comme le fait brillamment Alain de Benoist il convient de remettre en cause un système libéral devenu fou, de livrer bataille pour le maintien de notre mémoire car protéger les frontières géographiques n’aura guère de sens si cela n’est pas accompagné d’une patiente reconquête des esprits et des âmes, d’une réinscription des nôtres dans la longue durée historique, d’une affirmation identitaire clairement assumée. Il est clair, en tout état de cause, que l’avenir ne pourra être commandé par les seules décisions politiques, aussi importantes soient-elles. C’est d’abord une véritable révolution culturelle qu‘il convient de mettre en œuvre et de promouvoir, celle du savoir et de la lucidité nécessaires pour retrouver ce que nous sommes, mais tout autant celle du courage de l’engagement car, comme nous l’expliquait il y a un siècle Ernst Jünger, alors plongé dans le grand suicide européen, « Le courage est le vent qui nous porte vers les rivages les plus lointains ; c’est la clef de tous les trésors, le marteau qui forge les vastes empires, le bouclier sans lequel une civilisation ne saurait durer… »
Philippe Conrad