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Permanence de la tradition en Alsace, voyage du champ à l’assiette (2/3)

L’Alsace foisonne d’initiatives individuelles ou collectives qui révèlent un lien fort avec une tradition qui, loin de mourir, paraît renaître sous des formes inattendues, parfois même inconscientes. Deuxième partie.

Permanence de la tradition en Alsace, voyage du champ à l’assiette (2/3)

Région riche et attachée à sa culture singulière, carrefour entre la France et l’Allemagne, terre celte puis romaine et germanique, l’Alsace est entrée de plain-pied dans la mondialisation. Pourtant, ce territoire foisonne d’initiatives individuelles ou collectives qui révèlent un lien fort avec une tradition qui, loin de mourir, paraît renaître sous des formes inattendues, parfois même inconscientes. À travers l’exemple de l’alimentation, de l’agriculture jusqu’à la façon de cuisiner, nous essaierons de montrer à quel point ce sujet nous offre une actualité étonnante et réjouissante. Deuxième partie.

L’industrie agro-alimentaire : voilà bien un monde décrié aujourd’hui. Les scandales qui ont marqué les esprits ont fait naître une réflexion sur ce monde et la consommation qui en découle. Piètre qualité, massification de la production au détriment du goût, standardisation plutôt qu’expression singulière des terroirs, l’industrie agro-alimentaire semble représenter l’ennemi parfait de la tradition. Et pourtant, certains chefs d’entreprise, petits industriels parfois producteurs eux-mêmes, misent sur des fabrications et des transformations artisanales et ancestrales. La transformation alimentaire traditionnelle se fonde surtout sur la fermentation. Celle-ci, qu’elle soit lactique ou alcoolique, permet une conservation longue des aliments, nécessaire à une époque où, l’hiver, la production était quasi nulle. Nous verrons trois exemples qui reprennent ceux de l’article précédent : viticulteurs, choucroutiers et fromagers continueront la chaîne qui va du champ jusqu’à nos assiettes. Mais le pain, la bière ou la charcuterie demandent également un savoir-faire de fermentation, traditionnel et qui s’est perpétué, de façon artisanale ou industrielle.

La viticulture : l’excellence comme but

Les cuves en inox ont remplacé les tonneaux de chêne, à quelques exceptions près, et le pressoir à pieds a fait place au pressoir mécanique. Moins esthétique, moins poétique sans doute, mais une qualité assurée. La viticulture est devenue pour nombre de vignerons la recherche d’un produit standard, écoulable à large échelle dans la grande distribution. Le taux de sucre est strictement contrôlé pour que les bouteilles soient les mêmes d’une année sur l’autre, la fermentation arrêtée toujours au même moment, les intempéries compensées par une alchimie savante pour ne pas décevoir le consommateur. Pour d’autres, moins nombreux, passionnés et éveilleurs de vocations, la viticulture est une quête d’excellence, de perfection. Recherche d’arômes et de nuances, de robes colorées, de textures particulières. Pour ces vignerons, le vin sera chaque année différent, la pluie et le soleil donneront un grain de raisin gorgé de sucre ou d’eau, la fermentation révèlera des saveurs inconnues, le travail secret des levures offrira à l’homme un breuvage inoubliable. Si le vin est fabriqué en Alsace depuis le haut Moyen Âge, ces viticulteurs peuvent se réclamer d’un héritage plus ancien encore : celui des créateurs, voire celui des artistes.

Retrouvons Bruno Schloegel à Wolxheim. Son maître-mot ? Aller jusqu’au bout de la fermentation, c’est-à-dire jusqu’à ce que les levures aient transformé tous les sucres en alcool (fermentation alcoolique), et cela sans même songer à dénaturer le processus naturel de vinification. Il obtient ainsi chaque année, pour des parcelles identiques plantées des mêmes cépages, des vins très différents. Les vins d’autrefois étaient semblables dans leur diversité, car les moyens de contrôle de la fermentation étaient plus réduits.

La tradition, c’est pour la viticulture la recherche d’un vin excellent et sans cesse différent, notamment en vue de l’exporter. Loin d’être une conséquence de la mondialisation, l’export du vin a une très longue histoire. On exportait quasiment autant de vin d’Alsace au Moyen Âge qu’on le fait aujourd’hui, certes un peu moins loin : principalement sur l’axe rhénan, jusque dans les pays flamands et germaniques. Bruno Schloegel, du domaine Lissner, a des clients chinois, suédois, et d’un peu partout sur Terre. Sans perdre pour autant le contact avec la communauté avoisinante puisqu’il convie chaque année les habitants des environs à plusieurs rencontres et visites de ses vignes. Il travaille des vins « naturels », des vins comparables à ceux d’il y a quelques siècles sur le plan de la méthode de vinification. Mais il existe aussi une différence fondamentale : les vins produits avant la Seconde Guerre mondiale (pour faire simple) avaient un taux d’alcool bien inférieur, soit 6 à 7 %, du fait de grains moins sucrés suite à une récolte précoce. Cela explique qu’on ait pu alors consommer 1 à 2 litres de vin par jour ! Ici, la modernité a apporté une touche de perfection à une technique ancestrale de production. L’histoire du vin en Europe est celle d’une lente et longue amélioration, pour parvenir aujourd’hui à tirer le meilleur du « sang de la terre ». Comme quoi, ce n’était pas toujours mieux avant ! Et ce sera peut-être encore mieux demain…

La choucroute, aliment ancestral aux vertus nutritionnelles remarquables

La choucroute n’est que du chou fermenté. Cet aliment connu en Chine depuis des millénaires ne l’est seulement en Allemagne et en Alsace que depuis le Moyen Âge. Il s’agit d’une fermentation lactique (et non alcoolique), c’est-à-dire que les bactéries produisent de l’acide lactique en consommant les sucres du légume : le chou est placé pendant quelques semaines dans une cuve avec une saumure (eau + sel) dans un milieu anaérobie (hermétique, sans oxygène). Cela a des effets incroyables : conservation naturelle du légume fermenté par la présence de bactéries non pathogènes et l’absence de sucres, bienfaits nutritionnels (notamment via les probiotiques, très à la mode aujourd’hui dans les régimes amincissants), excellence du produit cru comme cuit… Mieux, on peut laisser le chou en cuve durant des mois, il en sera simplement plus acide, mais toujours comestible. Lorsque les réfrigérateurs n’existaient pas, il était ainsi possible de disposer de légumes « frais » tout l’hiver. La lacto-fermentation peut avoir lieu pour tous les légumes : carotte, panais, chou, betterave…

Aujourd’hui, c’est exactement le même processus de transformation qui est effectué en Alsace. La production se concentre à Krautergersheim, village au sud de Strasbourg comptant moins de 2 000 âmes mais concentrant 60 % de la production française de choucroute. Les agriculteurs du lieu et des villages alentours livrent leurs choux aux choucrouteries, d’août à décembre (les choux supportent les premiers gels). Les choux sont alors étrognés, les premières feuilles enlevées et le légume finement râpé et mis en cuve pour en ressortir 15 jours à 6 mois plus tard selon les besoins. Le processus est mécanisé, mais il reste fondamentalement le même, à des siècles de distance.

La choucrouterie Meyer Wagner produit quelques milliers de tonnes de choucroute par an, tout comme les quelques autres du village de Krautergersheim. L’activité est saisonnière. Le travail sur la qualité des produits est primordial, même s’il s’agit ici d’avoir une choucroute plus standardisée, pour pouvoir être vendue partout. Elle est vendue crue ou cuite, avec des recettes très différentes. La grande nouveauté apportée par l’industrialisation est l’arrêt de la production domestique de choucroute. Presque plus personne ne fabrique chez lui sa propre choucroute, même si la mode du Do It Yourself (faire soi-même) a incité de nombreux curieux à transformer eux-mêmes leurs légumes. Grâce à Internet et à de nombreux blogs de conseils, il est désormais aisé de se lancer seul, avec un matériel restreint, dans ces expériences culinaires. Par un canal inattendu, la tradition de la fabrication domestique de la choucroute reprend de la vigueur en Alsace.

Le munster, un fromage de caractère

Le munster est un fromage au lait cru ou pasteurisé. Préférez le lait cru : la fermentation se fait avec les bactéries endogènes, c’est beaucoup plus naturel, écologique (pas besoin de pasteuriser) et traditionnel, mais ces munsters au lait cru ne comptent que pour 14 % dans la production totale. L’histoire du fameux munster remonte au haut Moyen Âge, lorsque des moines s’installèrent dans la vallée de la Fecht et apportèrent avec eux le savoir-faire indispensable pour fabriquer des fromages. Depuis lors, les environs se sont spécialisés dans la production de munster (géromé en Lorraine), les paysans payant même des impôts en… munster.

Comme pour la choucroute, la fermentation du lait est un moyen idéal de le conserver plus longtemps, d’offrir un apport calorique dans les voyages ou durant les longs hivers. Les outils ont été modernisés, mais le principe reste similaire à ce qui se faisait au Moyen Âge : traite des vaches, lait frais puis lait caillé versé ensuite dans un moule. Le tout est ensuite transféré dans une cave d’affinage, où l’action des bactéries va former un munster en trois semaines. Le processus de fabrication est donc fondamentalement le même depuis des siècles et nous mangeons aujourd’hui un munster certainement comparable à ceux du Moyen Âge ou de la Renaissance.

La Ferme Haag à Epfig, qui existe depuis 1936, suit exactement ce processus pour fabriquer ses munsters, vendus en partie en direct au magasin de la ferme. Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement de reproduire un processus initial, puisque certaines touches d’innovation donnent du caractère au munster : avec du cumin ou de l’ail des ours, fumé… Spécialisés en fromage, ces producteurs en profitent pour faire découvrir d’autres variétés, toujours d’une qualité remarquable. Ils vendent également des produits régionaux. Leur clientèle est principalement composée de locaux, preuve qu’un lien peut se lier entre le consommateur et le producteur, comme autrefois, lorsque la commercialisation est faite de manière intelligente. La production de munster augmente, signe d’un intérêt croissant pour ce fromage, en Alsace et ailleurs.

La notoriété du fromage contribue à la découverte touristique de la vallée de Munster. Nouveau venu en rupture totale avec la tradition et la « civilisation lente » de Vincenot, ce tourisme régulièrement décrié pour son influence négative sur les paysages et sur la qualité de vie quotidienne, a néanmoins permis, dans ces vallées rurales, le maintien d’une population autochtone et de ses activités traditionnelles. Dans le domaine de l’architecture traditionnelle, ce même tourisme a suscité le maintien et la rénovation des maisons à colombages du quartier de la Petite France à Strasbourg.

Dans le prochain article, nous verrons la permanence de la tradition dans la gastronomie alsacienne. À vos fourchettes !

Thibault Fontannes, auditeur de la promotion Marc-Aurèle