La gastronomie Bretonne, entre archaïsme et modernité
Réputée dans le monde entier pour ses crêpes, la Bretagne regorge de bons produits du terroir. Néanmoins, il convient de distinguer la gastronomie bretonne, relativement récente, de sa tradition culinaire, issue de l'histoire de ses habitants.
Les portraits culinaires et gastronomiques de nos régions sont le reflet d’explorations sensorielles et enchanteresses ; une immersion active, à la rencontre de ceux qui façonnent nos traditions culinaires et transmettent leur savoir-faire. À travers cette série de portraits singuliers et enracinés, nous partageons notre vision intime d’une certaine identité gourmande de nos provinces.
La Bretagne, terre de paysans et de marins
Il y a la beauté des paysages sauvages, les longues plages de sable fin, les falaises déchiquetées, la mer turquoise et cristalline par beau temps, les violentes tempêtes et les grandes marées. Il y a l’arrière-pays celtique, vibrant, le Pays Pagan, ce monde terrien enchanté et mystique. Mais surtout, depuis des siècles, il y a ces familles de paysans et de marins qui habitent cette terre de légendes, ce bout du monde, à la pointe ouest de l’Europe.
Réputée dans le monde entier pour ses crêpes, la Bretagne regorge de bons produits du terroir. Néanmoins, il convient de distinguer la gastronomie bretonne, relativement récente, de sa tradition culinaire, issue de l’histoire de ses habitants.
La Bretagne est une terre de paysans et de marins. Les corps de ferme et longères traditionnelles en granit, typiques de l’architecture rurale de Bretagne, construits tout en longueur, en fonction de la direction du vent dominant, fleurissent les champs. Les cabanes de pêcheurs ponctuent le littoral. La particularité de la Bretagne réside justement dans le lien entre la terre (Argoat) et la mer (Armor), étroitement associé au cycle de l’eau. Le socle de la Bretagne est constitué de roches dures anciennes (métamorphiques, de type gneiss, micaschistes et granites). Ces roches sont peu perméables, favorisant le ruissellement de l’eau en surface et renforçant l’interdépendance entre l’eau des rivières et la mer. La terre est naturellement pauvre en Bretagne. Les Bretons y cultivaient essentiellement des céréales secondaires, dont le sarrasin, ou blé noir, avec lequel ils préparaient des bouillies et des crêpes. Si les galettes, crêpes et bouillies bénéficient aujourd’hui d’une connotation régionale, c’est simplement parce que ces pratiques alimentaires, qui étaient auparavant géographiquement très répandues, ont survécu en Bretagne alors qu’ailleurs elles ont disparu depuis longtemps, au profit du pain blanc levé. Finalement, ces aliments révèlent une marque archaïque, de misère et de pauvreté, d’absence même d’idée de cuisine, ce que confirme la longue absence de livres de cuisine bretonne.
Du poisson, des huîtres, du beurre et un goût prononcé pour la boisson
Pour autant, des produits d’excellence existent bel et bien en Bretagne. Correspondances, récits de voyage, traités culinaires sont autant de sources témoignant de la qualité de ces délicieux produits à travers les époques.
Lorsque le cartographe Jouvin de Rochefort, brosse, en 1672, un portrait culinaire de la Bretagne dans son récit « Le Voyageur d’Europe » [1], deux produits s’y distinguent : le poisson et le beurre :
« De la quantité de bon poisson que l’on pêche sur ses costes de mer, comme saulmons, harangs, sardaignes, vives, solles, & aultres […] à quoy j’ajoû- teray la bonté de ses pâturages, dont on tire du beure qui surpasse par sa délicatesse, le meilleur de toute la France. »
Un joli témoignage gourmand au sujet du beurre breton est également donné, en 1690, dans la Correspondance [2] de madame de Sévigné :
« J’aime le beurre charmant de la Prévalaie, dont il nous vient toutes les semaines. Je l’aime et je le mange comme si j’étais Bretonne. Nous faisons des beurrées infinies, quelquefois sur de la miche. Nous pensons toujours à vous en les mangeant. Mon fils y marque toujours toutes ses dents, et ce qui me fait plaisir, c’est que j’y marque aussi toutes les miennes. »
Si quelques voyageurs et aristocrates français avaient une image gourmande de la Bretagne et consommaient ses produits, jugés de qualité, la Bretagne se situait néanmoins loin des grands axes de circulation des élites européennes. Le poisson frais ne parvenait guère sur les marchés parisiens. Or, le regard parisien a joué, et joue encore, un rôle primordial dans la distinction des terroirs gastronomiques. Contrairement à d’autres régions qui développent leurs particularités culinaires et s’exportent sur les marchés parisiens, le seul produit breton qui arrive régulièrement à Paris, et réjouit les gastronomes, est l’huître de Cancale. Elle jouit d’une excellente réputation. En revanche, au même titre que le beurre, que l’on voit sur les tables parisiennes, elle ne renvoie pas à un savoir-faire de cuisinier, de pâtissier ou de traiteur.
Ainsi, nous découvrons, à travers les écrits de l’aristocratie gourmande et voyageuse, une certaine identité gourmande de la Bretagne, sans pour autant qu’elle soit une terre de tradition gastronomique. Par ailleurs, il est à noter que de nombreuses sources nous proposent une représentation récurrente des mœurs des bretons, et ce au moins dès la fin du Moyen-Âge, à savoir un goût (immodéré) pour la boisson. Huit fois, dans un court passage de son ouvrage Profil de la Bretagne (1660) [3], Jean-Baptiste Babin rapporte des débauches excessives, excès de vin, « d’yvroignerie », d’abrutissement par le vin. Le goût des Bretons pour le vin revient également à plusieurs reprises dans la Correspondance [2] de Madame de Sévigné. Et lorsque François Savinien d’Alquié termine les Délices de la France (1670) [4] par une présentation des mœurs et caractères des Français, il précise que les Bretons « se plaisent à boire ».
La Bretagne, une terre de gastronomie ?
En 1949, le Guide Vert (Michelin) consacré à la Bretagne, nous informe encore que « ce qui caractérise la cuisine bretonne, c’est la qualité des produits qu’elle utilise, plutôt que le raffinement de sa préparation ». Il faut attendre la seconde moitié du XXème siècle pour que soit inventée et révélée au grand public une véritable gastronomie de terroir, entre terre et mer.
La fin du XXème siècle marque une profonde mutation économique, sociale et environnementale en Bretagne. Dès 1950, le paysage breton est brutalement modifié : le maillage de talus et de haies (bocage breton) présent pour réguler le circuit de l’eau, est déraciné en faveur d’une vision plus fonctionnelle (moderne) de l’agriculture. On modifie également la trajectoire des cours d’eau. On désenclave la Bretagne et les bretons. Les paysans épousent cette modernité, gagnent en confort et abandonnent les savoir-faire ancestraux, la tradition et la rusticité. En témoignent, les petites maisons bretonnes d’antan à l’apparence brute, faites de terre et de granit, qui laissent peu à peu la place à des logements aseptisés aux façades tapissées de crépis.
Les années 70 marquent les débuts de l’agriculture intensive dans la région, qui deviendra en quelques années la première région agricole française. Elle nous fournit en légumes tout au long de l’année : « artichaut camus de Bretagne », « oignons rosés de Roscoff AOC », « carottes des sables de Santec », « chou pommé breton » de Lorient, de Douarnenez et de Ploujean, « endives de Kerforan », « marrons de Redon ou de Saint Jean », « haricots coco de Paimpol AOC » sans oublier les « fraises de Plougastel », le « melon petit gris de Rennes », les « pommes reinette d’Armorique ». La région n’est pas en reste pour les produits de l’élevage : « agneau de pré-salé de Bréhat, de Guérande, de Crozon et du golfe du Morbihan », mouton d’Ouessant. Les volailles et le porc sont également réputés, « chapon de Janzé », « poulet de l’Argoat », « porc blanc de l’ouest ». La mer fournit poissons frais, coquillages et crustacés : « huîtres de Cancale », « moules de bouchot de la baie du Mont Saint Michel », « homard bleu breton », araignées, bigorneaux, « coquilles saint jacques d’Erquy », bar de ligne, thon, maquereaux…. Citons pour finir, les algues dont la « salicorne » utilisée comme légume ou comme condiment.
La cuisine bretonne reflète alors l’osmose qui existe entre Armor et Argoat. Les troquets de gare se métamorphosent en restaurants étoilés, à l’instar du restaurant familial Tirel-Guérin, à La Gouesnière. On transforme les maréchaleries en auberge (Les Glazicks). Des autodidactes tels que Guy Guilloux arrivent aux fourneaux, ou encore, un peu plus tard, Olivier Roellinger, après un accident.
Aujourd’hui, l’agriculture bretonne se caractérise par l’importance de sa production hors-sol, en élevage ou en maraîchage. On parachève le déracinement grâce à une pseudo écologie hors-sol. Aujourd’hui, on est tellement déraciné de la terre, qu’on a perdu ce bon sens archaïque, on s’est éloigné du sens terrestre, de l’énergie de la terre et du bon sens paysan. Pourtant, comme le dit très justement Christopher Lasch : « le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines ». Et nous y sommes : les nouveaux chefs étoilés sont désormais en quête « d’authenticité ». On renoue avec le « côté brut ». Certains confondent cela parfois avec la tendance du « minimalisme »… Mais dorénavant, on parle de gastronomie « durable », « locale » et même « identitaire », « bien de chez nous » et « d’acte militant » (voir l’article d’Éléments sur Hugo Roellinger).
Et demain ? La Bretagne, saura-t-elle renouer avec la tradition paysanne ?
Voici une sélection de ces tables bretonnes qui reflètent l’osmose qui existe entre Armor et Agoat, et renouent avec une certaine idée d’enracinement…
- Le Coquillage, La Table des Maisons de Bricourt au Château Richeux, Le Buot – 35350 Saint-Méloir-des-Ondes
Une icône de la gastronomie bretonne. Au cœur de la baie du Mont-Saint-Michel, la vue est splendide, et l’assiette, à hauteur de la vue. Dans sa cuisine, Hugo Roellinger rassemble le goût du vivre ici, de la mer, du bocage et de l’aventure maritime. Il est fortement attaché à la dimension de l’artisan cuisinier, en lien avec une communauté de producteurs, pêcheurs et cultivateurs du pays. Une expérience inoubliable, qui commence par de délicieuses mises en bouche, selon les idées du moment. Les entrées et les plats sont accompagnés de vins épousant à merveille cette cuisine raffinée, superbe, et vive comme le vent. - Le Bistrot de Cancale, 5 rue Eugène et Auguste Feyen, 35260 Cancale
À Cancale, au bord de la plage de Port-Mer, le Bistrot de Cancale est le nouveau restaurant marin de Hugo et Marine Roellinger, ouvert en juin 2022. Une cuisine de saison, simple et traditionnelle. On y retrouve les classiques de la maison, tel l’agneau de pré-salé « Grande Caravane » ou le fameux Saint-Pierre « Retour des Indes », du nom du tout premier mélange d’épices créé par Olivier Roellinger. - Le Bistrot autour du beurre, 7 rue de l’Orme, 35400 Saint Malo
Un agréable bistrot dans les remparts de Saint-Malo qui rend hommage au beurre breton de la célèbre maison Bordier. Une cuisine savoureuse, réalisée à partir des produits de la pêche et du marché. - Le Chalut, 8 Rue de la Corne de Cerf, 35400 Saint-Malo
Ce restaurant de poissons et crustacés bénéficie d’une excellente réputation. Tous les ingrédients sont réunis: produits d’une grande fraîcheur, locaux et de saison (sarrasin, lait ribot, coco de Paimpol, beurre salé…), poissons nobles et fins issus de la pêche du jour, et enfin, le savoir-faire d’un chef passionné.
Marie Desvignes — Promotion Homère
Notes et références
- [1] Albert Jouvin de Rochefort, Le Voyageur d’Europe
- [2] Madame de Sévigné, Correspondance
- [3] Jean-Baptiste Babin, Profil de la Bretagne
- [4] François Savinien d’Alquié, Les Délices de la France avec une description des provinces & des villes du royaume