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Europa! de Georges-Henri Soutou

Du mouvement pan-européen de Richard Coudenhove-Kalergi au planisme de Henri de Man, l’idée européenne est une thématique forte des débats qui ont animé l’ensemble de la sphère politique européenne durant l’entre-deux-guerres.

Europa! de Georges-Henri Soutou

Historien spécialisé dans les questions de relations internationales au XXe siècle, notamment durant les deux conflits mondiaux, Georges-Henri Soutou aborde ici la question de l’Europe à travers la conception qu’en ont eu l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Il analyse en détail les options qui se sont succédé, liées dans un premier temps à une vision socialiste de la société et du monde (surtout en Italie), puis à la gestion stratégique des alliances permettant de conforter une politique de guerre et de paix à retrouver (surtout en Allemagne). L’ouvrage s’inscrit néanmoins dans une trajectoire européenne qui pré-existe à ces régimes, et qui leur survivra sous la forme de l’Union que nous connaissons aujourd’hui. Il en résulte un important volume de plus de 500 pages, richement documenté et très bien écrit, avec toute la mesure qui convient pour un sujet que l’on peut considérer comme sensible si l’on s’intéresse à la genèse de l’Europe actuelle.

Du mouvement pan-européen de Richard Coudenhove-Kalergi au planisme de Henri de Man, l’idée européenne est une thématique forte des débats qui ont animé l’ensemble de la sphère politique européenne durant l’entre-deux-guerres. L’arrivée au pouvoir de Mussolini puis de Hitler y contribuera comme un redoutable accélérateur, dans une Europe où les cartes sont momentanément redistribuées au profit de l’Axe, puis dans la perspective d’une paix que tous les camps cherchent inévitablement à anticiper. L’Europe dont on parle ici concerne l’ensemble de l’espace continental, jusqu’à l’Oural, considéré comme une ligne de partage eurasiatique avec l’allié japonais. Mais, selon le schéma imaginé par Karl Haushofer, elle déborde également sur le continent africain, pour se projeter à l’échelle des empires que possèdent encore une France plutôt docile et une Angleterre franchement hostile. Au premier niveau de lecture, ce projet européen (ou euro-africain) se fonde avant tout sur le rejet du mondialisme (qui aurait conduit à la Première Guerre mondiale) ; il vise à en reprendre le contrôle en resserrant les rayons d’actions sur un large espace continental. Dans cette optique, l’antisémitisme, et dans une moindre mesure l’antibolchevisme, ont pu représenter un élément fédérateur bien au-delà des frontières italiennes ou allemandes. L’Europe aurait donc pu construire son unité sur le rejet d’un ennemi « extérieur » commun, en s’appuyant sur une organisation totalitaire gouvernée ici par Berlin, ici par Rome, au sein d’un système relevant à la fois du fédéralisme et de l’impérialisme. Cet état de fait, bien établi d’un point de vue historique, est admirablement résumé et illustré par Georges-Henri Soutou.

Mais l’originalité de l’ouvrage apparaît véritablement quand l’auteur tente d’identifier les leviers idéologiques qui sous-tendent fondamentalement ce projet. En Italie, l’européisme fasciste s’inspire en effet du fantasme d’un âge d’or hérité de l’Empire romain ; il invite à la reconstruction prométhéenne d’un nouvel ordre européen, d’une « nouvelle civilisation », unie politiquement, économiquement et culturellement, selon la doctrine établie en partie par Julius Evola. S’il doit naturellement être en symbiose avec l’idéologie fasciste, le projet italien s’affirme donc paradoxalement aussi comme une rupture avec l’histoire. L’approche allemande est quant à elle plus pragmatique. Inspirée des thèses de Carl Schmitt, elle se fonde sur l’idée d’un « Grand espace » dominé par le Reich, sans que la distinction entre Grossraum et Grossgermanisch ne soit bien claire. Il en est de même pour la question raciale, qui est certes centrale pour le régime, mais qui peine à aboutir à une définition rigoureuse et unanime à l’échelle européenne. Quoi qu’il en soit, le projet conduit l’Allemagne à initier une politique économique, industrielle et douanière qui joue dans son intérêt immédiat à l’échelle du continent, et à vouloir détrôner la politique culturelle jusqu’alors plutôt portée par la France, à travers des créations artistiques mettant systématiquement en avant l’unité et la richesse de l’Europe, notamment au cinéma. L’ensemble inclut un certain nombre d’incompatibilités et de contradictions qui permettent d’associer cette « construction » à un processus en cours de maturation permanente dont la dynamique évolue en fonction de la situation militaire, et non à un projet établi et planifié d’avance.

Pour bien comprendre cette dynamique, Georges-Henri Soutou revient parfois très longuement sur l’histoire interne du IIIe Reich, sur la collaboration française (dont on peut croire qu’elle espérait s’offrir une place dans l’« Europe nouvelle » d’après-guerre) ou sur la diffusion de l’idéologie national-socialiste au sein des gouvernements européens, notamment dans les pays nordiques. Comme le confirme la recherche historiographique récente, il montre également que les décisions n’ont pas nécessairement suivi un plan établi par le Führer, et que ce dernier a parfois joué un simple rôle d’arbitre entre des positions concurrentes, proposées par les différents organes du régime (Deutsche Arbeitsfront, Auswärtiges Amt, SS, etc.) avec des objectifs qui leur étaient propres. Dans cette nébuleuse, il est parfois difficile de ne pas se perdre. Le lecteur regrettera d’autant plus l’absence d’une conclusion générale qui aurait permis de préciser en synthèse l’analyse de l’auteur sur les paradoxes et les originalités de ces idées foisonnantes, dont certaines ont certainement agi comme un moteur pour l’Union européenne actuelle.

Olivier Eichenlaub
02/04/2024

Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, Paris, Éditions Tallandier, 2021, 535 p.