La volonté des peuples face à la mondialisation
L’été est propice à la découverte ou à la relecture d’ouvrages trop rapidement délaissés au cours des derniers mois.
Alors que le référendum grec vient de démontrer la capacité des peuples à affirmer leur être propre face aux diktats d’organisations internationales, il nous a semblé intéressant d’élargir le spectre en s’attachant à l’ouvrage de Gilles Ardinat : Comprendre la mondialisation en dix leçons (Ellipses, 2014).
Agrégé et docteur en géographie, Gilles Ardinat nous propose la deuxième édition d’un court manuel de deux cents pages, pédagogique, synthétique et complet sur toutes les questions que l’on peut se poser à propos de la mondialisation. Il est accompagné d’un glossaire permettant utilement de saisir les nuances essentielles et souvent négligées qui existent, par exemple, entre mondialisation, mondialisme, capitalisme ou encore entre démondialisation, altermondialisme et antimondialisme.
Si le manuel est préfacé par Jacques Sapir, chantre français de la démondialisation, l’auteur ne s’en attache pas moins à présenter les débats plutôt que de les trancher, et affirme que « la mondialisation n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même ». Chacune des dix leçons est d’ailleurs accompagnée de trois textes permettant d’aller directement à la source des différentes inspirations, conceptions ou sensibilités relatives à la mondialisation, ainsi que d’une solide bibliographie.
Un phénomène ni bon ni mauvais en soi
Gilles Ardinat définit la mondialisation comme la généralisation des échanges entre tous les territoires de la planète. En plus de sa simplicité, cette définition a le mérite de saisir la mondialisation dans toutes ses dimensions et de ne pas la réduire, comme on le fait trop souvent, à ses manifestations économiques et financières. Ainsi, l’ouvrage traite notamment des aspects culturels, démographiques, religieux de ce phénomène, ainsi que les conséquences de celui-ci sur les modes de vie des peuples, des nations et des civilisations. L’auteur nous offre donc un manuel de culture générale, non d’économie.
En revisitant la mondialisation – phénomène de longue durée – dans sa profondeur historique, l’auteur nous rappelle avec beaucoup d’à-propos que la mondialisation ne coule pas, des Grandes découvertes jusqu’à nos jours, comme un long fleuve tranquille et subit de nombreux « accidents de parcours ». Le caractère inéluctable et « naturel », communément admis, de la mondialisation est ainsi profondément remis en cause.
En effet, alors que le processus s’accélère dans la période 1870-1914, au point qu’on a pu parler d’une « proto-mondialisation libérale », le déclenchement de la Grande guerre bat en brèche la thèse du « doux commerce » chère à Montesquieu, selon laquelle le développement des échanges développe la paix entre les peuples. Dans l’entre deux-guerres, la crise de 1929 montre les limites du modèle libéral, et entraîne des réactions protectionnistes, tant des régimes démocratiques que des régimes totalitaires. Pendant la Guerre froide (1945-1989), ce sont deux conceptions de la mondialisation, toutes les deux universalistes et progressistes, qui sont en compétition. Avec l’effondrement de l’Union soviétique, la dernière digue empêchant la généralisation de la démocratie libérale et l’avènement de la « fin de l’Histoire » (Fukuyama) semble avoir sauté. Pourtant, des difficultés renaissent, internes au modèle dominant (bulle boursière de 2000, crise financière de 2007-2008,…), et des doutes, des contestations fleurissent, remettant en cause plus ou moins violemment le modèle de la démocratie libérale, le monde unipolaire voulu par les Etats-Unis, et à terme l’avènement d’un gouvernement mondial.
Rôle des Etats et volonté des peuples
Cet ouvrage nous rappelle le rôle persistant des Etats, pour orienter la mondialisation à leur profit, veiller jalousement à leurs avantages (voir les Etats-Unis avec le dollar) même si ceux-ci vont à l’encontre de la mythique « concurrence libre et non faussée », voire pour éteindre les incendies engendrés par la dérégulation. La mondialisation du modèle américain, réalisée par et pour les Américains, est le fait d’un rapport de force géopolitique, qui – l’histoire du monde en témoigne – peut changer. Au fond, et c’est peut-être le principal mérite de cet ouvrage, la permanence de la géopolitique est réaffirmée.
La contestation du « consensus de Washington », modèle de développement libéral défendu par le FMI et la Banque mondiale, est dirigée par les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), qui optent pour un autre modèle de croissance, davantage dirigé. Le monde semble en voie de multipolarisation, sous la houlette de la Chine et de la Russie (l’auteur nous donne à relire le discours de Munich de Vladimir Poutine en 2007, véritable manifeste pour la multipolarité), même si l’avance de l’hyperpuissance américaine reste substantielle, en particulier grâce à la force de frappe de sa propagande culturelle.
Possibilité de faire évoluer les modalités et les équilibres de la mondialisation, émergence d’un monde multipolaire, persistance possible de civilisations, qui, au contact du « soft power » culturel américain et face au risque d’uniformisation, peuvent prendre conscience de ce qu’elles sont et se réapproprier leur identité : l’ouvrage de Gilles Ardinat, en nous rappelant le rôle de la volonté des peuples et l’absence de fatalité dans l’histoire du monde, est porteur d’espoir. Encore faut-il de la volonté. A la différence des autres aires de civilisations, l’Europe, dans sa grande dormition, a renoncé à la préférence communautaire, à toute référence identitaire, à la définition de ses frontières. Elle semble résignée, voire enthousiaste face à l’indifférenciation de l’homme contemporain régi par le marché et par le droit, pendant que l’Union européenne se dévoile toujours davantage comme un laboratoire du mondialisme, préfigurateur du projet final américain.
Thomas Hennetier
Gilles Ardinat, Comprendre la mondialisation en 10 leçons, 2ème édition, Paris, Ellipses, 2014.