La dissidence par la beauté
Intervention de Javier Portella, essayiste, directeur de la revue en ligne El Manifiesto (Espagne), lors du 2e colloque de l’Institut Iliade, Paris, Maison de la Chimie, 25 avril 2015.
Il y a deux mois, un verre d’eau – attention : non pas la représentation d’un verre, mais un verre véritable rempli d’eau à l’état liquide – était vendu à 20.000 euros à la foire internationale ARCO de Madrid. Peu importe le nom de l’imposteur, que personne n’a évidemment arrêté pour délit d’escroquerie manifeste. Lorsque son prédécesseur, un certain Marcel Duchamp, présenta il y a un siècle un certain urinoir à une Exposition d’art à New-York, il eut au moins le mérite d’être le premier à inventer une telle friponnerie. Il va sans dire que lui non plus ne fut jamais inquiété.
Après l’urinoir, poursuivons dans le registre scatologique. Il y a quelques mois, un immense plug anal était planté à la place Vendôme de Paris. Il fut démoli nuitamment dans une action dont il faut absolument se féliciter, non pas parce qu’un tel machin aurait été une quelconque « offense à la vertu », mais parce qu’il était une offense à quelque chose de bien plus important : l’art et la civilisation. On n’a jamais su, c’est vrai, qui eut l’idée de commettre une telle action. Peu importe : quel qu’en fût l’auteur, c’était la toute première fois qu’un de ces machins recevait le sort qui devrait être réservé à tous les machins du non-art contemporain.
Ceux-ci, quel rapport entretiennent-ils avec l’art des avant-gardes qui ont fleuri en Europe il y a à peu près un siècle ? Il est évident que les avant-gardes ont ouvert la voie – une allusion a déjà été faite à Duchamp et à son célèbre urinoir – qui à abouti au grand effondrement que nous connaissons. Mais un tel aboutissement n’avait rien d’inéluctable. Bien au contraire, le grand envol pourfendeur qui, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, se déploie dans l’art européen porte en lui toute la grandeur de ceux qui cherchent, révoltés, déchirés, aventureux. Qu’un tel déchirement, loin d’avoir partie liée avec la plénitude foisonnante du monde, ait fini par aboutir au règne du néant, c’est là une tout autre affaire.
Une affaire qui est celle d’un cataclysme consistant à considérer que de les produits du non-art font partie de l’art, se trouvent dans le même sac, entretiennent un quelconque rapport avec des choses telles que l’Aphrodite de Praxitèle, la Venus sortant de l’eau de Botticelli, le David de Michel-Ange, Les Ménines de Vélasquez, Les souliers de paysan de Van-Gogh, Le baiser de Klimt…
Et là, non ! C’est là, dans une telle mise en rapport, dans une telle mise ensemble, que la destruction de l’art s’accomplit sans plus. Non, les machins du non-art ne sont pas des œuvres d’art ratées. Ce sont des crachats parfaitement réussis jetés à la face de l’art, de la beauté, du monde.
La situation est désolante. Je m’y attarde, et pourtant je suis censé parler ici de « La dissidence par la beauté ». Quelle dissidence pourrait bien surgir d’une telle situation ? Quelle beauté pourrait bien éclore à partir du monde qui a la laideur ou l’insignifiance pour signe ?
Dans des cas pareils on a l’habitude de faire appel aux vers de Hölderlin que Heidegger cite à l’envie, mais dont il ne s’explique jamais. Ces vers disent : « Là où est le plus grand péril, là aussi croît ce qui sauve ».
Notre monde contemporain enfoncé dans la laideur, que pourrait-il donc contenir, caché dans son tréfonds, qui serait capable de nous conduire à la beauté ?
Je ne vais pas me dérober comme Heidegger le fait. J’y répondrai. Mais pour cela, il nous faut patauger encore un petit moment dans la fange du non-art contemporain.
Celui-ci incarne quelque chose de jamais vu dans toute l’histoire. Tous les autres malheurs de notre temps trouvent, à d’autres époques, comme une sorte de pendant aux modalités, certes, bien différentes des nôtres. Si nous sommes les seuls, par exemple, à avoir placé l’argent et sa soif au centre du monde, il faut bien reconnaître que l’argent, le marché, la cupidité… ce sont des choses bien connues depuis toujours, même si, jusqu’au capitalisme, elles avaient toujours été placées à un endroit second, non central.
Jamais, par contre, pendant 20.000 ans – depuis que sur la paroi de la première grotte fit son irruption cette chose inouïe, dépourvue de toute utilité pratique : le beau –, depuis lors personne n’avait imaginé un seul instant que le laid pourrait un jour être mis à la place du beau.
Or, pourquoi accorder tant d’importance, dira-t-on, à un phénomène qui ne consiste finalement que dans une grosse friponnerie portée par la soif d’argent ?
Sans l’argent, c’est vrai, le non-art n’existerait pas du tout. Il faut bien que des gens – des banquiers, par exemple – achètent ses produits pour les collectionner ou pour en orner leurs salons. Le problème c’est justement qu’ils les achètent, alors que d’autres banquiers – les Medici, par exemple – achetaient jadis à Florence les chefs d’œuvre qu’ils achetaient ou encourageaient. Imaginons un instant qu’à Athènes, à Rome, à Florence… n’importe où et n’importe quand jusqu’à il y a un siècle, un fripon eût eu l’idée de présenter comme une œuvre d’art un urinoir ou un verre d’eau… On n’aurait même pas compris ce qu’il prétendait. Et si on l’avait compris, on l’aurait enfermé parmi les fous.
Derrière l’escroquerie économique qu’est le non-art, c’est tout un état d’esprit qui le rend possible. Et c’est cet état d’esprit qui, seul, nous importe ici.
Quel est l’état d’esprit qui fait que nous en soyons arrivés là : au seul monde qui exclut de son sein la beauté… ou l’enferme dans des musées ? Ce que notre monde exclut, ce n’est pas seulement la beauté du grand art. Ce sont aussi les deux autres manifestations du beau. D’une part, celle d’une nature que nous exploitons, dégradons, malmenons… Y compris quand nous la regardons, tels les touristes, comme on regarde quelque chose d’agréable, d’amusant, de joli. Car « jolie » n’est pas le mot qui convient à la nature (à un tableau, à un poème, à une symphonie non plus). La nature n’est pas le lieu de cette chose douce et suave qu’est la joliesse. La nature – l’art aussi – est le lieu de cette chose bouleversante qu’est le beau.
Mais le beau… qu’est-il donc ? Le beau n’est rien d’autre, disait Goethe, que « le saisissement devant le sacré ». Le saisissement donc devant quelque chose qui a trait avec le divin, mais qui ne se confond pas avec lui. Le saisissement devant quelque chose d’insaisissable… et qui par là même nous saisit, nous ébranle, nous ravit (dans tous les sens du mot).
Il y a encore une troisième dimension par laquelle le beau se manifeste. C’est celle de la beauté environnante. Ce qui se déploie dans ce cas, ce n’est plus la beauté imposante, saisissante, dont il a été question jusqu’ici. C’est une beauté mineure, pour ainsi dire ; une beauté qui perce – ou peut percer – dans des choses telles que les maisons que nous habitons, dans l’art avec lequel nous les décorons, dans les objets dont nous nous entourons.
Or, c’est au passé qu’il faut conjuguer de tels verbes. Sauf chez les antiquaires, une telle beauté ne perce plus ni dans nos maisons, ni dans nos appartements, ni dans nos objets. Nos maisons… Prenons n’importe laquelle de ces masses faites de béton et d’acier, là où tout est lisse, droit, simple, fonctionnel. Pas de courbes, pas d’arcs, pas de moulures, pas d’ornements. Pas de grâce, pas de charme, pas de chaleur. Rien que de la commodité et de l’utilité – les plus grandes, certes, jamais atteintes dans toute l’histoire.
Et à côté de nos logements laids ou insignifiants, prenons les maisons restées débout dans un village médiéval, ou dans les anciens quartiers de nos villes historiques. Oublions maintenant les monuments, les palais, les temples… Je ne parle pas de ça. Prenons la plus humble, la plus misérable même de ces maisons qui, défiant le temps incrusté dans leurs pierres, se dressent à travers tout un lacis sinueux de ruelles. Ce ne sont pas d’imposants chefs d’œuvre, c’est vrai. Mais, mon dieu, qu’elles sont belles ! nous exclamons-nous, saisis devant un charme, devant une grâce que nous ne retrouverons jamais lorsque, en rentrant de la visite au village médiéval ou à la ville historique, nous regagnerons nos logements aussi confortables qu’insignifiants.
En un mot, et il est de Sorel : « Le sublime meurt dans la société bourgeoise ». Il y meurt dans les trois domaines dans lesquels la beauté s’exprime : dans le grand art, dans le rapport avec la nature, et dans tout ce qui peut embellir la vie quotidienne des mortels que nous sommes.
Le paradoxe du beau
Si mon affaire était déjà grave, elle devient maintenant désespérée. Je suis censé vous parler de « La dissidence par la beauté », je dois vous parler de la façon dont la beauté – ou le sacré, comme disait Goehte ; ou le sublime, comme disait Sorel – pourrait renaître parmi nous, et je ne fais que dresser, à tous les niveaux, le plus accablant constat de carence.
Et pourtant… c’est justement, c’est paradoxalement du sein même d’une telle carence – d’un tel « péril » – que peut surgir « ce qui sauve ».
Le paradoxe, il va sans dire, est énorme.
Cette carence qui nous afflige, en quoi, au juste, consiste-t-elle ? Quelle chose énorme nous est-il arrivé pour la première et seule fois dans toute l’histoire ? Qu’avons-nous perdu chemin faisant ? Aurions-nous perdu le goût, le « sens du beau », tout comme un sourd perd le sens de l’ouïe, ou un aveugle la faculté visuelle ? Non, ce n’est pas du tout ça.
Le beau… (ou le sacré, ou le sublime ; je les énonce ensemble afin d’éviter toute connotation « esthétisante ») ce n’est pas du tout une faculté que le sujet percevant pourrait avoir ou perdre. Il faut certes un sujet accueillant, percevant la beauté. Quand il n’y avait pas d’hommes sur terre, le beau n’existait tout simplement pas. Rien n’existait en réalité. Même pas Dieu. Il n’y avait que des « choses » (et le mot est encore excessif) qui se tenaient là, inertes, muettes, privées de sens, de signification, d’être. Il faut une présence devant laquelle le beau puisse se déployer dans toute sa grandeur… et dans tout son mystère. Dans cette grandeur et dans ce mystère grâce auxquels les choses sont, le monde est.
L’être des choses : le fait qu’elles soient… qu’elles soient douées de sens, éclatantes de signification : voilà qui est en jeu dans le beau. La carence qui nous afflige n’a rien à voir avec une faute de goût, avec un manque de sensibilité esthétique.
Elle a tout à voir avec une carence d’être.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire, d’une part, que nous nous écartons, nous nous tenons loin de l’être et de la beauté. Mais ça veut dire aussi que l’être et la beauté sont comme taraudés par une sorte d’absence, de manque. Et ce manque – un manque essentiel, fondateur – nous l’éprouvons aujourd’hui comme personne ne l’avait jamais éprouvé. Le Grand Pilier divin qui, pendant des siècles avait réussi à cacher un tel manque, le Grand Pilier qui, à partir de son altérité radicale, soutenait, disait-on, l’être des choses, en rendait raison, présidait aux progrès de l’histoire, remplissait de sens l’existence : ce Grand Pilier est tombé, s’est effondré. Depuis plus de 1.500 ans – davantage, si nous nous remontons à l’institution platonicienne de la métaphysique –, le Grand Pilier trônait là, majestueux. Et le voilà désormais par terre. Dieu est mort… et nous avec.
Comment un tel effondrement pourrait-il entraîner notre « salut » ? Comment une telle carence pourrait permettre la renaissance du beau sur terre ? Pour une simple raison. Parce que cette carence, c’est l’absence même sur laquelle s’assoit le beau, le sublime, le sacré.
L’homme contemporain éprouve bien une telle absence – mais, effrayé, il s’en écarte aussitôt. Il sait, comme l’art le sait, comme l’art le dit et le redit, que le monde n’a pas de fondement, que l’histoire n’a pas de but, que l’existence n’a pas de sens, que la vie mène au néant qu’est la mort. Mais l’homme d’aujourd’hui cherche toujours l’Indubitable, le Vrai, le Permanent. Ne les découvrant nulle part, il se borne alors a l’immédiateté de la survie matérielle (là, au moins, nous excellons !) en même temps qu’il s’en tient aux divertissements les plus plats et à tout ce qui en découle : le rejet du beau, du grand, du digne, du noble.
Le monde n’a pas de fondement, l’histoire pas de but, la vie mène au non-sens qu’est la mort… L’art le dit et le redit en même temps toutefois qu’il nous montre – voilà toute la différence – une histoire qui tourne sans arrêt, une vie qui pétille de vitalité, un monde qui se tient débout, et toutes choses écloses alentour. Vie et mort, absence et présence : voilà les deux termes qui s’opposent et s’appellent, qui s’entrecroisent sans cesse. Voilà la tension qui comme celle de l’arc et de la flèche, disait Héraclite, porte la vie, embrasse toutes choses.
Mais voilà aussi la tension que l’homme d’aujourd’hui rejette d’autant plus résolument qu’il la voit comme jamais on ne l’avait vue. Le grand échafaudage divin qui cachait une telle tension s’est en effet effondré. Mais, au fond de lui-même, l’homme d’aujourd’hui vise toujours au Pur, à l’Univoque, au Sûr et Certain. C’est pourquoi il est plus incapable que jamais d’accueillir tout ce qu’il y a de précaire et de grand, de mystérieux et d’éclatant, de changeant et de permanent – en un mot : de beau – sur terre.
Or, puisque les deux termes de la tension fondatrice du monde se tiennent là, ouverts comme jamais, il suffirait… – « il suffirait »… : une façon de parler, bien sûr ! – de changer notre état d’esprit, de modifier notre état d’âme, pour que le beau puisse se déployer dans le monde plus puissant, plus mystérieux, plus étincelant que jamais.
Comment la beauté pourrait-elle renaître ?
En serons-nous capables ? Parviendrons-nous un jour à changer un tel état d’esprit ? Il faut l’espérer, il faut le souhaiter… Et il faut lutter.
Il faut lutter… car, en envisageant les choses de la façon dont nous l’avons fait jusqu’à présent, en essayant de déceler ce qui se cache derrière cette chose jamais survenue – le rejet du beau –, nous nous sommes penchés sur le niveau le plus profond des choses, sur les grandes plaques tectoniques – appelons-les ainsi – qui s’entrechoquent (ou restent immobiles) sous les pas des hommes et l’apparence des choses.
Il est temps de regarder celles-ci de plus près.
Pourquoi les plaques tectoniques s’entrechoquent-elles ? Pourquoi les époques changent-elles ? En un sens, elles changent… parce qu’elles changent, et personne n’y peut rien. Mais dans un autre sens, il faut bien reconnaître que les changements d’époque, les grands bouleversements dans la sensibilité et dans l’imaginaire des hommes, ne consistent en rien d’autre que dans l’ensemble des actions entreprises et des omissions commises par ces mêmes hommes.
Nos actions et nos omissions… C’est-à-dire, ce qu’il nous faut, en l’occurrence, faire ou ne pas faire lorsque défendre l’art, embrasser la beauté de la nature, imprimer grâce et élégance dans notre environnement quotidien, tout cela est devenu l’une des premières, des plus hautes exigences révolutionnaires.
Que pouvons, que devons-nous faire ?… Un tas de choses, bien sûr.
Tout d’abord, être conscients d’une telle exigence et des conséquences qu’elle implique. La première de celles-ci consiste évidemment à combattre les méfaits du non-art contemporain. Mais le combattre en faisant surtout le vide autour de lui, c’est-à-dire en ne nous abaissant jamais à discuter la logorrhée avec laquelle les non-artistes et leurs acolytes essayent de remplir le néant.
Faire le vide autour du non-art cela veut dire aussi lui donner le nom qui est le sien. Or, lorsque nous en dénonçons les impostures, nous avons l’habitude de le faire en l’appelant « art contemporain ». Ce qui entraîne une fâcheuse conséquence : chaque fois que nous appelons « art » le « non-art » nous voilà déjà en train de faire involontairement son jeu.
Or, quel que soit le nom que nous lui donnions, ce n’est pas la seule dénonciation de la laideur qui fera éclore la beauté. Que faut-il donc pour que le beau, le sublime, le sacré remplisse l’air ambiant du monde ? Que faut-il pour que, l’air que nous respirons soit embaumé d’éclat et de mystère, de dévoilement et d’émerveillement ? Que faut-il, en un mot, pour que le beau occupe la place, au centre du monde, qui est la sienne ?
Que faut-il ?… Il faut, tout d’abord, que des créateurs surgissent, évidemment. En très grand nombre et de façon nullement marginale. Il nous faut des créateurs capables non seulement de créer de grandes œuvres, mais d’incarner à travers elles tout un nouveau, tout un grand élan. Des créateurs dont les œuvres reçoivent dans le monde et dans le cœur des hommes l’accueil que la beauté devra arracher aux objets et à l’argent des marchands.
Or, ce n’est pas seulement une affaire de créateurs et d’accueil de leurs créations. C’est avant tout une affaire d’état d’esprit, d’air ambiant. Ce n’est qu’enveloppés dans un tout autre air, ce n’est qu’en plongeant dans un tout autre bouillon de culture que de nouveaux et grands chefs d’œuvre, de nouveaux et grands maîtres – cette espèce aujourd’hui presque disparue – pourront voir le jour.
Mais en parlant de ce nouvel et grand élan, de ces nouveaux et grands chefs d’œuvre, il faut ne pas se borner à ce qu’on entend d’habitude par là. Ne pensons pas seulement aux sculptures et aux tableaux, aux chants et aux musiques, aux poèmes et aux romans, aux tragédies et aux comédies (qu’elles appartiennent au théâtre ou au cinéma, cet art de la modernité). Pensons également aux fêtes et aux célébrations dans lesquelles la beauté – et l’émotion, la réjouissance, l’affirmation d’une communauté, d’un être-ensemble – se trouve tout autant présente.
Il faudra bien dès lors, se plaindra-t-on, que tout change de fond en comble, pour que le monde, enseveli aujourd’hui sous des tonnes d’une laideur gluante, d’une indifférence morose, d’une vulgarité morne, puisse un jour connaître de telles fêtes et célébrations !
C’est vrai : il faudra que tout change de façon radicale. Mais en un sens seulement. Car, dans un autre sens, de telles fêtes et célébrations… mais nous les connaissons très bien déjà ! Elles sont présentes parmi nous ! Oh, en nombre extrêmement réduit, c’est vrai. Je pense, par exemple, pour parler du pays d’où je viens, aux rites de la Semaine Sainte, en Andalousie surtout, où une ferveur profonde, vivante, se mêle à toute la beauté baroque qui entoure les images – des chefs d’œuvre du XVIe et du XVIIe siècle – qui se déploient pendant sept jours dans les rues et les ruelles de tant de villes et de villages. Je pense aussi à tous les rites, a tous les symboles, à toute la beauté qui se déploie dans ces autres fêtes que sont, en Espagne et dans le Midi de la France, les courses de taureaux. Ajoutons-y des tas d’autres fêtes populaires qui restent toujours vivantes dans notre Europe. Pour n’en citer que quelques-unes : je pense, par exemple, aux courses des chevaux du Palio de Sienne, en Italie ; aux fêtes du Carnaval dans les pays du nord de l’Europe ; aux rituels « païens » dans les pays baltes…
Or, toutes ces fêtes et célébrations ont en commun un autre trait essentiel : elles constituent une sorte de parenthèse ouverte… et aussitôt refermée dans la vie de nos peuples et de nos gens. Ces fêtes sont comme une fente par laquelle traverse, comme un éclair qui éclate et s’évanouit, quelque chose du souffle du beau et du sacré.
C’est vrai, pourtant : toute fête est, par définition, éphémère. La vie ne pouvant jamais être une fête permanente (comme le voulaient les hippies), il faut bien que la vie courante reprenne ses droits et ses tracas.
Il le faut. Mais ce qu’il ne faut pas du tout c’est que la vie courante soit morne et morose au point de ne rien laisser percer de l’esprit de la fête, de la joie, de l’émerveillement. Prenons un exemple. De même que nos loisirs, massifs et touristiques, tout en différant de notre vie courante, se trouvent profondément contaminés par l’esprit du Travail et de la Technique qui y préside, de même – mais à l’inverse –, il faut que l’esprit du beau et du sacré, se déployant lors des fêtes et célébrations, contamine, déteigne à son tour sur la vie courante des hommes.
Seulement ainsi pourrons-nous devenir « un peuple d’artistes », comme les Grecs l’étaient aux yeux de Nietzsche, qui ne prétendait pas pour autant que tous les Grecs étaient des artistes, ou qu’ils passaient tout leur temps dans le théâtre ou occupés à lire Homère.
Seulement ainsi notre vie, même dans ce qu’elle a de plus terne et anodin, pourra-t-elle être touchée par le souffle du beau. Touchée par lui tout comme dans le roman, ou dans le cinéma, ou dans tant de tableaux, des gens laids et anodins, vivant des vies ternes et moroses, sont touchés par la grâce incandescente du beau. C’est-à-dire du vrai.
Un tel entremêlement du sublime et de l’anodin nous pouvons le retrouver aussi dans une œuvre d’art absolument, rageusement contemporaine. Il s’agit d’un des travaux de la croate Ana Rucner dans lequel s’entremêlent la grande musique classique, des sonorités tout à fait modernes et des images des travaux et des jours de notre temps. Des images et une musique qui me permettent de conclure par un appel devenu, disais-je, étonnamment révolutionnaire :
Plantée debout dans l’art,
Jaillissant dans la nature,
Haletant dans notre vie,
Embrassons ensemble la beauté !
Javier Portella
Crédit photo : © Institut ILIADE