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Réenchanter le monde d’Étienne Barilier

Étienne Barilier propose, dans cet essai de 160 pages publié aux PUF, un travail érudit, tout à fait intelligent, et surtout d’une agréable fluidité.

Réenchanter le monde d’Étienne Barilier

Dans son livre Réenchanter le monde, l’Europe et la beauté, Étienne Barilier s’attache à disséquer l’Idée du Beau, qui fut si chère à l’Europe et à ses génies, et que celle-ci sut traiter d’une manière profondément originale, après s’être engouffrée dans la brèche ouverte par Platon. Barilier propose dans cet essai de 160 pages publié aux Presses Universitaires de France un travail érudit, tout à fait intelligent, et surtout d’une agréable fluidité – comme si une sémillante joute verbale avait lieu entre nos grands écrivains européens – nous aidant à retrouver dans le Beau un idéal qui ne nous a jamais quittés et qu’il nous importe de brandir ardemment.

Barilier scinde dès l’abord la vision hautement originale des figures éternelles européennes que sont Dante, Dostoïevski, Céline, Wagner… des écrivains des autres civilisations, qu’elles soient chinoises, japonaises, islamiques… Au Japon, l’idée du Beau est quasiment autonome du Bien, et, allons plus loin encore, avec François Jullien que cite Barilier, l’idée du Beau ne saurait exister au Japon ou en Chine sans l’apport de la philosophie platonicienne. Cette jonction platonicienne entre le Beau et le Bien, qui forme la seconde partie de l’essai, ne fût cependant pas bénigne pour l’Europe et un gouffre de questionnements plurimillénaires s’ouvrit à cause d’elle, sur l’existence effective du Beau, sur l’existence de rapports véritables avec le Bien, et subséquemment avec le Mal. Ces considérations laissent à la troisième partie du livre le loisir de révéler des interrogations essentielles : le Beau pourrait-il se confondre avec le Mal, c’est-à-dire en être partie intégrante ou même y conduire, comme avec une sublime femme nous menant à notre perte, telle Milady évoquée par Barilier ? Les réponses à ces questions sont ainsi apportées tout au long du livre, structuré par des courts chapitres suivant une progression philosophico-historique claire et chronologique.

Barilier souligne, dans une perspective somme toute lévinassienne, que si le Beau est en premier lieu l’apanage d’un beau corps – et c’est un manquement qui doit être comblé après Platon – il doit, plus encore, être celui d’un beau visage, d’un doux regard et d’un sourire sincère. Dante, qui fera l’objet de longs développements, sera précisément celui qui réussira le plus habilement à faire surgir la personne par la grâce touchante du visage à travers l’incandescente figure de Béatrice, femme dont « les yeux brûlaient d’un sourire » (Dante, La Divine Comédie, Paradis, XV, v. 34). Après s’être attardé sur Béatrice, Barilier montre que celle-ci a comme un contrepoids dans le personnage de Francesca. La Beauté prend ici plusieurs formes : elle est agapé chez Béatrice et plutôt éros chez Francesca :

« dans la personne de Béatrice et dans les chants du Paradis, le Bien finit par absorber le Beau. Dans le récit de Paolo et Francesca, c’est l’inverse ».

Notons à ce propos que Béatrice gratifie au Paradis le Poète d’un ultime sourire avant de laisser place à Saint Bernard qui le mènera vers la Vierge et la « haute lumière qui par soi-même est vraie » (Ibid, Paradis, XXXIII, v. 55) : le Bien et le Beau sont bel et bien liés, et ce peu importe qui prend le pas sur l’autre, par l’égide du Vrai. Ce Vrai, que l’on pressent chapeauter le Beau et le Bien, est questionné chez Barilier dans le chapitre suivant « Trop beau pour être faux » avec l’exemple d’un portrait pris à tort pour Béatrice Censi, d’un tableau faussement attribué à Guido : une telle œuvre peut-elle receler une quelconque vérité malgré l’erreur d’appréciation historique dont elle fit tant de fois l’objet ? Le Beau n’est pas le Vrai, mais il peut certainement y conduire, et l’Europe, plus que toute autre civilisation – pensons à la Sîra de Mahomet – a séparé le Beau du Vrai, au risque de désenchanter le monde. Mais, Barilier le souligne, chez les Européens, la beauté « se fait réflexive ; un pur enchantement visuel engendre une médiation historique ou philosophique, permet l’épanouissement d’une métaphysique ».

Sollicitant Dostoïevski, Balzac, Goethe… Barilier livre, après ces considérations sur le Beau, des réflexions étoffées sur les astuces du Mal pour perforer la Beauté, qui trouvent leur paroxysme dans les profanations sacrales du pornographe Bataille, chez qui le Beau ne peut prendre que l’habit du Mal. Pourtant, ce n’est pas la Beauté elle-même qui est le Mal nous fait comprendre l’auteur : la Beauté ne ment nullement, a contrario de celui qui tente de tromper par son œuvre. Ce sont finalement quelques pages sur le Mal, qui viennent interroger négativement ce qu’est la beauté, qui nous sembleront les plus contestables, et peut-être parmi les seules, car les plus éculées. Malgré des réflexions pertinentes sur la prééminence de la mort dans l’œuvre de Céline, celui-ci et Wagner sont dépeints comme étant des génies intrinsèquement mauvais dont le cœur des œuvres seraient respectivement la fascination de la destruction et la soif de pouvoir (reprenant explicitement la boutade de Woody Allen : « C’est la musique de Wagner qui donne envie d’envahir la Pologne »). Poursuivant son cheminement historique, Barilier analyse la rupture qui survient après Rimbaud, « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » (Rimbaud, Une Saison en enfer), aux XIXe  et XXe siècles, où la Beauté semble en apparence niée par les artistes. Mais, même dans les cas où de tels artistes revendiquent la plus grande autonomie créatrice, comme c’est le cas de Picasso, ou de l’art abstrait, il y a toujours une représentation de l’expérience du monde et de quelque chose de commun aux hommes, fût-ce notre intériorité, pour que la question du kalos kagathos ne soit pas évincée.

Finalement, Barilier parvient à la conclusion que la Triade platonicienne se corporise le plus dans les manifestations les plus frappantes du génie, comme c’est le cas avec la Madone Sixtine de Raphaël, qui seule put éclore en Europe : « c’est alors que nous pouvons voir, avec le Beau, le Bien comme tel, le Vrai comme tel », ces réalités sacrées et indépendantes, bien qu’irréfragablement enchevêtrées les unes dans les autres. Un second regret, qui ne ternit nullement la qualité du livre, viendrait du salut démocratique qu’espère l’auteur dans sa conclusion, au moment où les accusations moralisatrices de la bien-pensance démocratique viennent défier l’idée même qu’il puisse exister une conception vivace du Beau. Pour que le Beau ne cesse de vivre en nous, espérons que notre génération prendra le temps de méditer ce livre cristallin, accompagnant les fulgurances de ceux qu’Hermann Hesse appelait dans son Loup des Steppes, les Immortels.

Théo Delestrade
30/05/2024

Étienne Barilier, Réenchanter le monde : l’Europe et la beauté, Paris, PUF, 2023, 176 p.