Ce que nous devons aux Européens
Allocution de Jean-François Gauthier, docteur en philosophie et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la musique et aux sciences, musicologue et étiopathe, lors du colloque « Fiers d'être Européens » le 7 avril 2018.
Fiers d’être Européen ? C’est un contrat ambitieux. Mais qu’est-ce que cela signifie, au juste, être Européen, ou vivre en Européen ? Il est de bonne pédagogie, face à une telle question, de suivre un conseil de Machiavel.
Dans son exil à San Casciano, alors qu’il rédigeait Le Prince (1512), il avait expérimenté une méthode, dont il dit à un ami :
« Le soir venu, […] je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes […]. Je ne crains pas de m’entretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Et ils me répondent avec bonté. »
Machiavel relisait Tite Live et les antiques pour comprendre ce qui était à faire dans son temps. Et les antiques, à ce qu’il en dit, répondaient à ses questions.
Je vous propose d’interroger de la même manière quelques anciens, qui ne furent pas des diseurs ni des poètes ou des historiens, mais des peintres. Pourquoi des peintres ? Parce qu’ils donnent à comprendre ce qu’est un espace et, ce faisant, ils peuvent nous aider avec bonté à répondre à nos questions, à orienter le travail de nos yeux – des yeux du corps et des yeux de l’intellect -, qui ont parfois du mal, aujourd’hui, à distinguer un ordre nous permettant de nous situer.
En voici un premier exemple, proposé par Biagio di Antonio Tucci vers 1490. Il s’agit ici d’une scène de la guerre de Troie. Le moins qui apparaisse, c’est une grande confusion.
Mais un détail permet de saisir un ordre dans cette scène, c’est celui-ci, à droite :
Ce détail dit que la scène est celle de la dernière bataille de la guerre de Troie. Pour venger son ami Patrocle, Achille a tué Hector et s’apprête à traîner son cadavre derrière un cheval (Chant XXIV). Cet épisode-là donne tout son sens non seulement à la bataille en cours, mais à l’Iliade tout entière. Homère et Tucci disent ici que comprendre le monde, comprendre un espace collectif, exige le plus souvent une exacte saisie d’un détail.
La leçon est claire : vivre et agir en Européen, c’est discerner le détail qui donne un sens à un apparent désordre. Et c’est probablement cette vertu qui nous manque aujourd’hui, à nous Européens.
C’est à une leçon équivalente qu’invitait Vermeer, 170 ans après Tucci, avec cette Jeune femme au luth (1662).
L’Europe, dit Vermeer, naît de la nécessité du chez-soi propre à ses habitants, mais sous la réserve qu’ils s’apprennent à penser les deux dans le même mouvement : chez soi, et Europe.
C’est très exactement ce qu’avait médité Descartes exilé en Hollande une génération plus tôt, dans ses Regulae ad directionem ingenii (1628-29). Dans ses commentaires des règles X et XI, il insiste sur le fait que nos représentations doivent combiner une certaine perspicacité dans la perception des détails, de leur place et de leur fonction, et une grande sagacité dans l’harmonisation des détails qui constituent un ensemble.
Cette double contrainte spatiale : du chez soi et de l’altérité, du détail et de l’ensemble, de la perspicacité et de la sagacité, c’est celle aussi que dit Hendrik van Minderhout dans ce Paysage avec enlèvement d’Europe (vers 1690 – Musée des Beaux-Arts de Rouen). L’espace est ici un monde de lumière, d’une lumière graduée qui semble tout unifier. Mais cet espace est aussi cartésien – je veux dire : il est lui-même divisé en sous-parties harmonisées, il est pluriel :
Etre Européen, c’est exister ainsi, soumis à une double contrainte : être de chez soi, dans son monde d’Hestia, celui de la terre et du bien commun, et aussi être d’ailleurs, dans le contrôle d’un monde extérieur patrouillé par Hermès. Pour exister comme Européen, il nous faut réapprendre à voir cette bipolarité fondatrice de nos espaces politiques.
Et c’est ce qui nous manque aujourd’hui. Nous ne savons plus spatialiser nos doubles représentations, et de nous-mêmes, et du monde environnant. C’est une vertu que nous avons délaissée. Les peintres du XXe siècle ont été des révélateurs de cette perte. En voici un double exemple :
Si vous éteignez les couleurs, vous comprenez aussitôt ce qui va advenir au XXe siècle dans nos représentations de l’espace :
Chez Matisse, à l’inverse, il ne reste rien : son monde s’est éteint et il est impossible de s’y repérer tant il s’est aplati. Ce fut pour ce désaccord essentiel que Derain rompit avec Matisse à la fin de l’été 1905.
Il est possible de transposer leur querelle en termes politiques : vous pouvez toujours colorer – ou colorier – vos intentions avec de l’idéologie, par exemple celle des Droits de l’Homme, ou avec des règlementations européennes plus ridicules les unes que les autres ; mais si vous faites cela sans expliciter quel espace doit être habité, et de quelle manière, et selon quelles contraintes internes ou externes, alors vous n’habitez plus nulle part et vous ne pouvez pas représenter quoi que ce soit d’une tâche politique ou citoyenne.
La couleur des idées ne suffit pas à la mise en place, à la mise en pouvoir, à la mise en souveraineté d’un peuple dans son espace propre. Preuve qu’il nous faut réapprendre à penser en espace.
Un dernier peintre, dans une autre figuration, peut encore nous y aider :
Si la Joconde de Vinci est si énigmatique, c’est d’abord parce qu’elle regarde non pas chacun d’entre nous, mais parce qu’elle regarde un double paysage inexplicable et troublé qui est situé non pas au-devant d’elle, mais derrière elle, et qu’elle porte à sa méditation comme un paysage intérieur essentiel.
Ce double paysage, incompréhensible pour un non-Européen, est délibérément choisi par Vinci, comme le prouvent ces deux Raphaël, un dessin d’assistant dans l’atelier de Vinci (1504) et sa Dame à la Licorne (1506).
Que donne à voir Léonard, avec ses paysages voulus, construits mais abstraits ? A la droite de l’épaule droite et à la gauche de l’épaule gauche, il a mis en place, lui l’ingénieur de la Renaissance, deux traces majeures d’activités humaines :
A la gauche du tableau, il y a ce chemin, qui résume une part essentielle de l’histoire de la peinture à venir, la palette de Claude Gellée, Turner, Van Gogh, mais aussi celle de Derain, de Matisse, de Nicolas De Staël et de tous les grands coloristes du XXe siècle.
A la droite du tableau, il y a un pont érigé au milieu de nulle part, et qui doit lier deux rives d’une destinée encore inaccomplie. La palette sera celle de Millet, de Corot, de Whistler, d’une partie des jeunes impressionnistes et parfois de Vlaminck.
Telles sont les deux traces humaines des paysages que Vinci place à l’horizon méditatif de sa Gioconda : d’une part (à gauche) une sente dont nul ne sait où elle mène, mais qui est notre chemin à parcourir ; et d’autre part (à droite) un pont tendu au-dessus d’une rivière improbable, au-dessus du flux d’une destinée encore à construire.
Ainsi la Gioconda donne-t-elle une leçon comparable à celle de la Femme au luth de Vermeer : la tranquillité d’une existence dans un espace hestial a pour condition de possibilité la construction pérenne de l’espace hermaïque qui l’environne et qui contraint nos destinées.
Cela s’entend de deux manières.
- Quant à notre espace propre, tout d’abord. Constatons qu’il est troué de zones dites ‘de non-droit’, et entièrement à reconstruire pour redevenir un chemin. Du seul point de vue du droit, la litote du ‘non-droit’ n’existe pas : en droit, il n’y a que le légal et l’illégal. Il nous faut donc, dans notre domaine, dans notre nation, rétablir un espace d’Hestia qui, du point de vue du droit, n’admet que le légal, fût-ce aux dépens de l’ethnique.
- Quant à notre espace européen environnant, à notre espace d’Hermès, il n’est pas troué, il est plutôt l’inverse, c’est un archipel éparpillé, suradministré, qui souffre d’abord et surtout d’être un archipel non spatialisé, pas même spatialisé par les frontières dites de Schengen, qui sont inexistantes.
C’est pourquoi il nous appartient aujourd’hui de reconstruire ce qui hante le paysage intérieur de Leonard de Vinci, c’est-à-dire un espace Europe permettant à chaque nation de suivre son chemin propre, et de passer d’une rive à l’autre de sa destinée collective, de passer de la rive de nos nations à celle d’une réelle puissance continentale.
Cet espace est notre tâche. Il n’a évidemment de signification que s’il soutient ce qui seul nous importe : une Wille zur Macht, comme la qualifiait Nietzsche, une volonté non pas de puissance, mais une volonté tournée vers sa puissance en devenir, aussi vrai que nous, Européens, nous avons été, nous sommes encore et serons toujours des êtres en devenir de nous-mêmes, dans un espace toujours à reconstruire.
C’est ce que nous devons aux Européens qui nous ont précédés : de continuer à en être. Telle est notre destinée. Et de cela, de cette tâche d’être en toute époque en quête de nous-mêmes, nous devons nous efforcer d’être dignes.
Alors, et alors seulement, nous pourrons en être fiers.
Je vous remercie.
Jean-François Gauthier