Pour une nouvelle conception de la médecine moderne : la voie européenne
Par Mariano Bizzarri. Colloque du samedi 15 avril 2023.
La médecine moderne a déçu les attentes du public. Le fardeau des maladies infectieuses insensibles aux médicaments s’alourdit, tandis que le diabète, les maladies métaboliques et dégénératives, les pathologies auto-immunes et allergiques atteignent un profil épidémique. En outre, si des résultats impressionnants ont été observés au cours des six dernières décennies en ce qui concerne le taux de mortalité pour les maladies graves, aucun avantage proportionnel n’a été enregistré en ce qui concerne les taux de guérison du cancer. De même, ces dernières années, les antibiotiques ont fourni un exemple réfléchi et menaçant. En effet, le flux de nouvelles classes d’antibiotiques a considérablement diminué alors que les taux de résistance et les nouveaux problèmes ont augmenté de manière significative. Dans l’ensemble, de nombreux problèmes de santé attendent toujours une réponse satisfaisante.
Un nombre croissant de personnes voient ainsi dans la médecine moderne un échec considérable. La proportion de sujets se déclarant inquiets pour leur santé et déçus par la science médicale moderne est passée de 15 % en 1966 à 50 % en 1999 et à plus de 70 % ces dernières années, comme le montre la proportion croissante de patients qui se tournent vers des traitements alternatifs. Les patients américains ont ainsi consulté davantage de praticiens de santé alternatifs ces trente dernières années (425 millions) que de médecins de premier recours (388 millions de visites), et ce également pour des problèmes de santé majeurs. Et l’Europe suit le même chemin. Il est donc légitime de se demander : pourquoi tant de gens, y compris des médecins, y ont-ils recours, alors que le message scientifique selon lequel les thérapies alternatives ne fonctionnent pas est si fort et si clair ?
Le problème fondamental n’est peut-être pas d’ordre technologique, environnemental ou même scientifique, mais plutôt “philosophique”. La médecine moderne soigne par médicaments. Or les hypothèses de base qui encadrent notre approche de la découverte de médicaments posent des problèmes cruciaux. En fait, l’augmentation du taux d’échec des médicaments en phase finale de développement clinique a été concomitante avec la prédominance du paradigme “un gène, un médicament, une maladie” – né de la congruence entre le réductionnisme génétique et les nouvelles technologies de biologie moléculaire qui ont permis d’isoler les gènes individuels dits “responsables de la maladie”. Le déterminisme et le réductionnisme génétiques apparaissent comme des pièges importants pour la recherche et un gouffre pourrait se creuser entre la médecine moléculaire et le patient malade. En adoptant une position réductionniste dans l’appréciation de l’efficacité des médicaments, on a finalement contribué à oublier le véritable objectif de tout traitement : le bien-être des patients et l’amélioration de l’espérance de vie. Ainsi, malgré le nombre croissant d’études publiées, aucune découverte fondamentale n’a été obtenue au cours des 40 dernières années, d’où la croissance exponentielle d’une recherche visant à l’obtention d’avantages thérapeutiques marginaux, comme dans l’utilisation massive et excessive de nouveaux médicaments anticancéreux ou dans les tentatives futiles de prolonger la vie. Un quart de l’ensemble des dépenses de santé aux États-Unis est aujourd’hui consacré aux patients au cours des six derniers mois de leur vie.
Le fait essentiel est que l’industrie pharmaceutique n’a pas d’autre alternative – en l’absence de médicaments réellement nouveaux – que de continuer à “marteler”, c’est-à-dire faire les mêmes choses mais avec plus d’intensité. Il ne fait aucun doute que, dans cette perspective, les vaccins représentent un champ de développement prometteur, indépendamment de leur efficacité, étant donné que leur utilisation s’étend actuellement bien au-delà des véritables limites de l’utilité.
Big Pharma fait partie des industries les moins fiables. Au moins trois des entreprises qui produisent des vaccins contre le Covid-19 ont eu de lourds contentieux judiciaires qui leur ont coûté des peines et des amendes très élevées. Cela paraîtra banal de s’en souvenir, mais les entreprises de Big Pharma ne sont pas des organismes de bienfaisance. Leur but est le profit, certainement pas la science en soi. Et lorsque le but est de produire une marchandise, la recherche effrénée du profit a lieu aux dépens du citoyen. Et comme le citoyen encourt les risques – en termes de bénéfices mais aussi de dommages – liés à leur utilisation, il a d’évidence le droit d’accéder à des données réelles, et que celles-ci soient analysées par des panels de véritables experts et d’universitaires indépendants. Malheureusement, et contrairement aux normes fondamentales de bioéthique, ces produits ont été imposés sans consensus préalable ni expérimentation suffisante.
En 2005 le film « The Constant Gardener » racontait comment une multinationale pharmaceutique menait des expériences illégales et des opérations de marketing occasionnelles pour un nouvel antibiotique en utilisant tout un pays comme cobaye. Le film n’était pas le résultat d’une invention, mais était basé sur de vrais événements conduits à Kano, au Kenya, où une expérience non autorisée impliquait des enfants atteints de méningite à méningocoque, qui recevaient de la trovafloxacine – un antibiotique expérimental – à la place de l’habituel ceftriaxone, un traitement connu et fiable. Plus de 200 décès sont survenus à cause du produit qui n’avait pas été testé auparavant. Toute l’affaire a attiré l’attention du public après une enquête menée en décembre 2000 par le Washington Post, provoquant un tollé international considérable. À ce jour, l’affaire fait l’objet de deux contentieux judiciaires, l’un aux États-Unis et l’autre au Nigeria. La société dont nous parlons est Pfizer et elle a un casier judiciaire d’un kilomètre. Il existe de nombreux événements juridiques dans lesquels elle s’est retrouvée impliquée – avec des allégations de corruption, d’extorsion, de pratiques frauduleuses, d’expérimentation illégale et plus encore – et pour lesquels elle a été condamnée dans de nombreux pays. En d’autres termes, Pfizer “la plus grande société pharmaceutique basée sur la recherche au monde […] se distingue également par une série inégalée d’allégations de corruption”. Pouvons-nous nous demander pourquoi croire (encore) aveuglément à ce que Big Pharma réclame ?
La stratégie nouvellement adoptée en matière de vaccins apparaît comme un élément essentiel de ce que l’on appelle la “théorie sociale”, fondée sur l’hypothèse selon laquelle la pénurie de traitements fiables peut être contournée par la prévention de la maladie en premier lieu. La médecine préventive étend ainsi l’influence de la médecine bien au-delà de ses tâches et de son champ d’application spécifique. La médecine scientifique impose même de nos jours la manière dont chacun doit mener sa vie, en lui indiquant ce qu’il peut ou ne peut pas manger, en spécifiant éventuellement ce qu’il peut faire, penser et ressentir “correctement”. Tel est l’homme nouveau de l’État éthique médical.
Comme dirait Guénon, nous sommes en pleine parodie : l’homme nouveau dont nous parle la tradition métaphysique propre à toute civilisation est celui qui, incorporant pleinement sa propre nature, la transfigure spirituellement, pour devenir – comme disait Nietzsche – « celui qu’il est ». L’homme nouveau préfiguré par le monde moderne, nourri par les OGM et conçu par les réalités virtuelles et la technoscience, est plutôt un extraterrestre plongé dans l’infrahumain, dépendant de logiques étrangères qui le font évoluer comme un élément d’un logiciel hautement sophistiqué. Rappelez-vous du film Matrix : des hommes gardés en couveuse mais qui rêvent d’être libres, sensibles et volontaires, bien qu’esclaves d’un « programme » géré par un ordinateur qui leur propose une parodie d’existence. Le steak virtuel dans lequel ils croquent est certes plus appétissant que les racines dont ils se nourrissent dans les profondeurs de la Terre, leur dernier refuge pour se défendre des “machines” – mais il s’agit tout de même d’un steak virtuel. C’est l’idée forte qui anime l’industrie du transgénique : ils ne vont plus nous vendre la tomate, telle que nous la connaissons, mais l’idée de la tomate. Bref, il va nous falloir beaucoup d’imagination pour pouvoir digérer…
Si le scénario le plus probable pour l’avenir semble être, au mieux, une continuation du présent, il est probable que les mécontentements de la médecine se poursuivent. Actuellement, une grande partie des conseils médicaux relèvent du charlatanisme. De même, les erreurs de la médecine centrée sur les gènes doivent être révélées. Par conséquent, toute approche basée sur des modèles simplement réductionnistes doit être rejetée.
Un progrès ne peut être attendu qu’en adoptant un cadre très différent, notamment en abordant deux questions principales :
- 1) replacer la complexité au cœur de la recherche scientifique ;
- 2) redécouvrir que la relation santé/maladie a de profondes implications métaphysiques.
Les approches médicales doivent redonner un sens (spirituel) à ces événements. Il suffit de placer ces événements dans une perspective historique. Il ne fait aucun doute que cette révolution conceptuelle nécessite que le médecin se défasse de son rôle de technicien tout en retrouvant un profil sacerdotal.
Aucune autre profession ne peut s’enorgueillir de la même continuité ininterrompue d’idéaux qui remontent au sens critique de l’école hippocratique : « […] notre travail consiste à prévenir les maladies, à soulager les souffrances et à guérir les malades ». L’idéologie “progressiste” de la science s’oppose à la sagesse du passé. Coincée entre l’ignorance du passé et le fantasme de l’avenir, la médecine perd facilement son emprise sur la réalité. De manière perverse, le progressisme a sapé l’atout le plus important de la médecine : la connaissance basée sur l’expérience empirique obtenue à partir de l’examen de cas uniques.
Une solution testable : retrouver la tradition Européenne.
Un véritable progrès ne peut émerger qu’en aval d’une révolution profonde dans laquelle un nouveau paradigme combat et finit par l’emporter sur le plus ancien, comme nous l’a enseigné Kuhn. Cette stratégie exige que certaines étapes critiques soient franchies :
- 1) mettre en évidence les résultats controversés pour lesquels la science n’a pas de solutions convaincantes ;
- 2) proposer une théorie alternative capable d’aborder et de résoudre l’énigme précédente ;
- 3) recruter une masse critique de scientifiques pour soutenir le nouveau cadre scientifique.
Ce n’est pas une mince affaire. Cela signifie qu’il faut promouvoir un recadrage en profondeur des concepts déjà utilisés. En d’autres termes : retrouver la tradition européenne pour s’émanciper de Big Pharma.
Tout d’abord, nous avons besoin d’un modèle complet capable de saisir la complexité sur laquelle repose la maladie. Cette approche systémique devrait permettre de déterminer différentes cibles potentielles réparties dans l’espace dans diverses cellules et tissus, impliquant ainsi différents niveaux. En outre, étant donné qu’une maladie est un processus dynamique et non un état stable, les traitements devraient être diversifiés en fonction de la chronologie de l’évolution de la maladie. Cette approche peut aider à détecter l’état pré-maladie ou encore les points de transition critiques à partir desquels la maladie peut déboucher sur différentes issues.
Ainsi, au lieu d’une cible unique, une recherche pharmacologique conforme à la tradition européenne devrait envisager une approche polyvalente, c’est-à-dire l’utilisation de plusieurs médicaments ou de médicaments affectant plusieurs cibles localisées à différents niveaux. La biologie des systèmes, qui est aujourd’hui encore largement une entreprise d’intérêt “académique” (non commerciale), devrait se trouver ainsi de plus en plus incorporée dans les programmes de recherche des entreprises industrielles. Dans cette logique, outre la pharmacodynamique classique, des mécanismes d’action non conventionnels doivent être étudiés – médecines dites douces et physiothérapies, entre autres.
Sans trop entrer dans le détail ici, il convient encore de considérer les processus, ce qui permettrait d’influencer plusieurs cibles (traitements poly-cibles), éventuellement en impliquant différents mécanismes d’action. Un cas remarquable est celui de la réversion des tumeurs, un champ d’investigation prometteur. Un nombre croissant de rapports a établi l’existence d’une réversion du cancer, à la fois in vitro et in vivo. Il convient de noter que plusieurs composés naturels ainsi que des facteurs morphogénétiques obtenus à partir d’œufs ou d’embryons d’animaux se sont révélés capables d’induire une inversion significative du phénotype tumoral dans un large éventail de types de cancer.
Enfin, n’oublions pas que les produits naturels et leurs dérivés ont toujours été une source inestimable d’agents thérapeutiques. Un cas remarquable est celui des propriétés antipaludiques de l’extrait d’Artémise. Alors que le “reste du monde” était à la recherche d’une hypothétique “solution miracle synthétique”, le principe pharmacologique de cette plante a été extrait selon un protocole très ancien datant de 300 avant J.-C. parce que les méthodes de purification “modernes” étaient inefficaces. Le médicament extrait n’a été “reconnu” par le monde occidental qu’il y a quelques années : exemple remarquable d’échec technologique. L’Artemisia annua est actuellement considérée comme un atout essentiel dans la gestion du paludisme et il convient de noter qu’un tel résultat a été obtenu en travaillant loin des courants scientifiques dominants, et qu’il n’a été publié à l’origine que dans des revues chinoises par le Dr You-You. Cependant, cette approche “non conventionnelle” lui a permis de recevoir – enfin – le prix Nobel.
La manière de maximiser la créativité dans la science biologique est un sujet rarement abordé et pourtant essentiel pour réussir à améliorer la santé. Il faut donc mettre en place des systèmes et des infrastructures qui favorisent l’effort créatif. La pensée alternative peut et doit être enseignée. Probablement, comme cela s’est produit dans le passé, de nouvelles voies devraient être explorées pour contrer le déclin de la découverte de médicaments auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Or le temps est venu de s’attaquer à ces questions difficiles et de restaurer la confiance et l’efficacité de l’industrie pharmaceutique.
Cela ne sera possible que si nous prenons conscience de la limite du modèle biologique qui a dominé la recherche et la pratique thérapeutique au cours des 150 dernières années. Si nous lui devons les développements qui ont révolutionné les paradigmes dominants des sciences fondamentales, il reflète l’échec substantiel de la médecine à répondre aux questions fondamentales générées par l’expérience dramatique de la souffrance et de la mort. Nous mourons aujourd’hui comme depuis l’aube des temps, seulement aujourd’hui nous mourons dans le désespoir, aveuglés par l’illusion d’un allongement de vie improbable, souvent au terme d’une vie caractérisée par un « désespoir tranquille ».
C’est pour cela qu’il nous faut rompre avec le modèle réductionniste et retrouver une conception dynamique de la maladie, non plus locale mais totalisante. La nature (physis), en l’homme comme hors de lui, est harmonie et équilibre. Le trouble de cet équilibre, de cette harmonie, c’est la maladie. Elle est tout entière en l’homme et elle est tout entière de lui. Dans cette perspective, la maladie n’est pas seulement déséquilibre ou dysharmonie, elle est aussi, et peut-être surtout, effort de la nature en l’homme pour obtenir un nouvel équilibre. L’organisme fait une maladie pour se guérir.
Pour cette raison, si la médecine doit pouvoir profiter de la rigueur scientifique et de toutes les ressources potentiellement disponibles, elle doit aussi se réapproprier l’héritage traditionnel de valeurs et de perspectives qui est aujourd’hui rejeté. D’un point de vue théorique, elle doit reconsidérer l’instrument de la pluridisciplinarité et retrouver, du point de vue de l’art thérapeutique, le sens et la portée de la vocation sacerdotale et guerrière. Pour cela il est indispensable de redécouvrir le modèle européen, basé sur une vision organiciste (holistique), octroyé par la tradition européenne déjà tracée par Hippocrate et Platon, replaçant l’Homme au centre de l’investigation médicale et scientifique. Cela ne veut pas dire ne pas utiliser les nouvelles technologies. Cela implique simplement que les technologies ne dictent pas de modèles et de règles d’investigation et de conduite, et soient finalement soumises à une perspective théorique entièrement « humaine » et donc traditionnelle :
« J’ose ce qui est humain. Celui qui ose le plus n’est pas un homme. »
William Shakespeare, McBeth
Mariano Bizzarri