Du nihilisme à l’ethno-masochisme
Intervention de Javier Portella, essayiste, directeur de la revue en ligne El Manifiesto (Espagne), lors du colloque « Fiers d’être Européens » le 7 avril 2018.
Mesdames, messieurs, chers amis, chers camarades,
Commençons d’abord par quelques images. Elles sont très parlantes… et frappantes. Les voici.
Vous savez tous ce que Allahu Akbar veut dire : « Allah est grand ! », ce cri que les victimes entendent avant d’être égorgées et que les imams lancent lors de la prière.
Et pourtant, non, ce n’était pas une imam féminine (une… « imamesse », faudrait-il dire ?) qui, descendue du haut de son minaret au mois de février 2016, se serait mise à chanter, de sa voix tonitruante, des louanges à Allah sur une place de Berlin.
Je ne sais pas si vous avez pu bien remarquer les visages et l’accoutrement de ces adoratrices d’Allah, le miséricordieux.
Voilà donc les images qui accompagnent les précédentes.
Eh oui ! « L’imamesse » et ses acolytes, ce sont… des féministes protestant, au cri de « Pussy grabs back ! » [La chatte te ratrappe !], contre Donald Trump.
Et pour ce faire, elles invoquent Allah et portent des écriteaux où l’on peut lire: « Berlin est avec vous ! ».
Avec l’islam, donc.
Être avec l’islam… pour quoi faire ? C’est clair. Pour « abolir la suprématie blanche ! » comme il est dit sur cet autre écriteau. Remarquons-le au passage : pas pour abolir la suprématie des mâles blancs, comme on pourrait s’y attendre, mais pour abolir la prééminence aussi bien des chevaliers blancs que des donzelles blanches. Ou pour le dire dans un langage qui sied davantage à nos manifestantes… et manifestants (il y en avait aussi !), pour abolir la prééminence des meufs et des mecs blancs.
La manif des féministes berlinoises n’est pas un acte isolé. Elle s’inscrit dans tout un courant de sympathie, d’acquiescement ou, tout au moins, de non-hostilité à l’égard de l’islam de la part du mouvement féministe, même si certaines féministes aussi outrancières d’ailleurs que celles de Femen ont pu, à l’occasion, faire irruption, seins nus, lors d’actes musulmans.
Quoi qu’il en soit, cette sympathie active (ou cette non-hostilité passive) à l’égard de l’islam est rejointe aussi par le mouvement transgenre ou LGBT. C’est ainsi que des homosexuels (ceux-là mêmes qui pourraient être pendus dans un pays musulman) se sont joints à des féministes (celles-là mêmes qui y seraient verrouillées à la maison) pour manifester l’été 2016 en faveur du port du fameux burkini sur les plages de nos contrées.
Et quelle grande idée ont-ils trouvée pour exprimer leur soutien à la juste cause des femmes musulmanes ?
Eh bien – vous les voyez –, ils ont eu l’idée de se baigner eux-mêmes tout habillés (en l’occurrence, sur une plage bretonne), certaines militantes féministes ayant même couvert pudiquement leurs cheveux avec un voile.
Tout comme, aux Pays-Bas, lors d’une manif similaire, certaines féministes ont couverts aussi leurs cheveux… avant sans doute d’enlever le lendemain voile et vêtements pour se mettre à moitié nues, comme à l’accoutumé sur nos plages. Ce qui me paraît tout à fait bien, n’était-ce l’hypocrisie qui dès lors en découle.
Nous voilà, chers amis, plantés, grâce à de telles images, au centre même de mon sujet.
Il consiste à nous interroger sur le passage qui mène du nihilisme contemporain (le nihilisme : la perte du sens et des repères du monde) à l’ethnomasochisme (c’est-à-dire au mépris de soi, de sa propre ethnie – de sa propre race, diraient les anciens –, de sa propre culture, comme on dirait plutôt aujourd’hui, les liens entre ethnie et culture étant d’ailleurs profondément entremêlés.
Elles sont nombreuses et bien connues les manifestations de l’ethnomasochisme – concept dont la paternité revient à Guillaume Faye –, une affection qui frappe non seulement les militantes féministes mais l’ensemble de nos sociétés, les seules à être atteintes dans toute l’histoire par cette maladie qui s’est développée à partir des dernières décennies XXe siècle.
L’ethnomasochisme a plusieurs expressions. Elles vont de la repentance pour l’œuvre de colonisation accomplie par l’Europe jusqu’à l’assomption de la responsabilité pour l’ensemble des maux frappant le monde entier. En même temps, une sorte de vénération, voire de supériorité, est accordée (explicitement ou implicitement) à la culture et à la façon d’être des peuples non-européens. (Et quand je dis « Europe » ou « européens » je l’entends toujours au sens culturel et non géographique du terme.)
Les images précédentes nous plongent au sein d’un tel mépris de soi, mais elles nous mènent aussi bien au-delà. Elles expriment le degré le plus haut de ce que les psychologues et les psychiatres appellent le manque d’auto-estime. En effet, ce qui est en jeu dans les sympathies que les mouvements féministe et transgenre vouent à l’islam, ce n’est pas du tout le rejet de « la société hétéro-patriarcale », comme ils l’appellent. Ce que leurs actions mettent en cause (indirectement, certes), ce sont finalement… les valeurs féministes et transgenre elles-mêmes, ces valeurs qu’ils prétendent défendre avec le plus grand acharnement !!
On croyait que tous ces braves gens étaient absolument pour l’égalité des femmes… Que dis-je ! Pour leur supériorité dans la guerre insensée que le féminisme mène contre les hommes. On croyait aussi que ces gens-là prônaient une vision universaliste selon laquelle leurs principes étaient de mise dans le monde entier et leur combat concernait tous les pays où « l’hétéro-patriarcat » exerce sa mainmise.
Que nous étions naïfs !
On le voit maintenant. Il n’en est rien.
Ou presque rien. Car l’objectif d’un tel combat est toujours de mise. Mais il se borne au monde occidental, là où une véritable persécution se déploie contre les victimes du politiquement correct, qu’il s’agisse d’hommes accusés d’un « harcèlement sexuel » derrière lequel se tiennent le plus souvent les jeux de séduction que hommes et femmes (d’une façon certes différente) ont toujours déployés ; ou qu’il s’agisse de grands tableaux (ceux d’un Schiele, par exemple, ou d’un John William Waterhouse) désormais interdits d’exposition par la nouvelle pudibonderie féministo-transgenre qui ne tolère pas que les beautés de Venus puissent ensorceler publiquement leurs prétendus ennemis.
Or, toutes ces folies ne concernent que le monde occidental. Par contre, là où la femme reste enfermée à la maison, là où elle peut recevoir… 200 coups de fouet pour… tenez-vous bien, pour s’être fait violer ! comme ce fut en Arabie Saoudite le cas de cette jeune fille ; là où les homosexuels risquent tout simplement leur peau, là nos braves féministes et nos courageux militants LGTB applaudissent des deux mains. « Berlin est avec vous ! », disait l’écriteau exhibé par les manifestantes qui entonnaient « Allah est grand ! ».
Ou s’ils n’applaudissent pas avec enthousiasme, alors ils se taisent comme des morts ou ne savent pas quoi dire pour se tirer d’affaire.
Comme ici. Où une courageuse journaliste demande à des manifestantes : « Droits de la femme ou islam ? ». Gênées, elles sont incapables de répondre autre chose que : « Est-ce là une question ? ». « Pourquoi soulever un débat religieux ? ». « Quelle question ridicule ! »… Ou, sinon, elles répondent par un silence hébété comme celui de ce dernier visage.
Pourquoi ?
Posons-nous la question, puisque ce n’est pas le discours de ces dames qui va nous apporter une quelconque réponse.
Pourquoi un tel paradoxe ?
Paradoxe ?… Non, nous sommes bien au-delà des paradoxes. C’est d’un délire, d’une pathologie qu’il s’agit au fond ici.
Double délire, d’ailleurs.
D’une part, le délire général de l’indifférenciation qui voudrait abolir les différences entre les sexes… ou qui voudrait plutôt les renverser pour établir la supériorité de l’un des deux sexes, celui que la mère Beauvoir appelait « le deuxième sexe » et que le grand Éric Zemmour appelle « le premier sexe ».
D’autre part, le délire consistant… à renverser le délire précédent.
Mais, attention ! Le renverser, non pas pour l’abolir mais pour le dédoubler dans un délire encore plus énorme : celui qui applaudit ou qui consent à « la suprématie mâle », à « l’ordre hétéro-patriarcal », pourvu qu’ils se déploient – et là ils se déploient pour du vrai – en dehors d’Occident et notamment au sein du monde musulman… en attendant, sans doute, que ce soit l’Occident tout entier qui devienne musulman.
Pourquoi un tel délire ?
Or, vous allez me dire : s’il s’agit d’un délire, à quoi bon lui chercher des raisons ?
Mais si, les délires ont aussi des raisons – demandez-le, sinon, aux psychiatres. Des raisons… C’est-à-dire des mécanismes qui, au sein de leur logique interne, permettent d’expliquer le fonctionnement du dérangement à partir des présupposés qui sont les siens.
Quels sont ici les présupposés menant du premier délire (celui du nihilisme prônant l’indifférenciation des sexes et de leurs rôles) au deuxième délire (celui de l’ethnomasochisme où la domination mâle est acceptée ou même prônée – « Berlin est avec vous ! » –, pour une large partie du monde) ?
Le grand présupposé qui permet un tel passage, c’est évidemment le mépris de soi. Un mépris si puissant qu’il devient de la haine. Mais attention : ce qui est haï, ce n’est pas le petit « soi » individuel de chacune de ces nouvelles dames patronnesses. Celui-là est, au contraire, gonflée à l’extrême. Ce qui est haï, c’est le « soi » collectif, celui de leur propre peuple, de leur communauté, de leur tradition, de leur culture, de leur… race. Osons le mot puisqu’elles sont elles-mêmes les premières à l’employer. Pas le mot, quand même. Seulement le concept. « À bas la suprématie blanche ! », s’écriaient, je vous rappelle, les manifestantes berlinoises.
Abolir la culture et la civilisation européenne, en finir avec « la suprématie blanche » : voilà le but dernier, bien plus important, tout compte fait, que celui d’abolir « la suprématie mâle ».
L’affaire semble donc entendue… Mais seulement en partie.
Car une autre question – la question essentielle – se pose.
Il ne suffit pas de constater la haine de soi. Il faut se demander : pourquoi une haine telle qu’elle conduit à vénérer les cultures et les traditions autres, différentes, carrément opposées… et opposées même – c’est ça le plus extraordinaire – aux principes que tous ces gens-là défendent si âprement ?
Pourquoi ne continuent-ils pas à s’embourber tout simplement dans la dissolution de tout enracinement, de toute tradition, de toute sacralité, de tout principe autre que celui du bon vouloir individuel ? Pourquoi, tout en y restant embourbés, se mettent-ils à se pâmer – pourvu qu’il se trouve ailleurs, au loin– devant le monde bien charpenté qu’ils devraient haïr le plus ?
Pourquoi, en un mot, leur vision nihiliste du monde cherche-t-elle soudain à être remplie de la sorte ?
Il n’y a qu’une seule réponse. Elle est déraisonnable – je vous le concède –, tordue même. (Et comment pourrait-elle ne pas l’être, puisque c’est au sein même de la déraison que nous sommes ?)
Or, pour déraisonnable qu’elle soit, cette réponse n’est pas moins pourvue – j’espère que vous me l’accorderez aussi – d’une profonde logique interne.
Elle consiste en ceci.
La nature – on le sait bien – a horreur du vide. Même pour ceux qui s’y engouffrent volontiers, même pour ceux qui sombrent dans le néant du nihilisme accompli, même pour eux les choses ne sauraient rester dans l’état de déliquescence absolue propre à un tel nihilisme.
Le vide demande à être rempli – fût-ce de la façon la plus saugrenue.
Or, le vide que de tels démolisseurs creusent, ils ne peuvent pas le remplir chez eux (et « chez eux » veut dire, hélas… chez nous). Il ne peut être question pour nos démolisseurs d’affirmer chez nous une quelconque tradition, un quelconque enracinement, de quelconques principes, une quelconque vérité autre que celle du bon vouloir « nomade » (comme ils disent) des atomes qui constituent, croient-ils, une société.
Les voilà donc pris entre deux feux – inconsciemment, bien sûr : tout cela n’a jamais été ni réfléchi ni théorisé par personne. Les voilà pris entre le feu, d’une part, de leur volonté d’anéantissement ou d’indifférenciation générale et, d’autre part, le besoin obscurément ressenti de s’accrocher à quelque chose, à un ordre plein, solide, bien charpenté, là où un homme est un homme, et une femme, une femme… fût-elle fouettée ; là où les choses sont pourvues de sens… fût-il le sens de la Soumission à Allah, le mot Islam signifiant – vous le savez – Soumission.
Puisque nos féministes et nos transgenres ne veulent ni ne peuvent chercher chez nous, en Europe, un monde plein, bien structuré, un monde étincelant de choses belles, grandes, nobles, vraies… c’est ailleurs que, reniant leurs propres principes, ils vont essayer d’en trouver la caricature.
Tirons la leçon – et je termine – qui découle de tout cela.
La nature, disais-je, a horreur du vide. Le monde aussi, les hommes également. Mais voilà… les hommes, ces grands naïfs, se laissent parfois (ou souvent…) leurrer. Sachant, d’une part, qu’ils vont mourir ; agissant, d’une autre, comme s’ils voulaient en avancer l’échéance, ils sont capables de plonger le monde et de s’enfoncer eux-mêmes dans le délire, le néant, la mort.
Contrairement à tous les morts-vivants que nous avons rencontrés tout au long de nos réflexions et de nos images, affirmons haut et fort la vie ! « Aimons la valeur, disait Nietzsche, de ce qu’il y a de plus bref, de plus périssable : le séduisant scintillement d’or sur le ventre du serpent vita ! » Et, pour ce faire, remplissons vite, avant qu’il ne soit pas trop tard, le grand néant dans lequel nous sommes à présent engouffrés.
Comblons-le de choses belles, grandes, vraies, sublimes, nobles…
Comblons-le de choses qui, tout en étant fermes, solides, sacrées, tout en ne dépendant ni de notre volonté ni de notre choix, n’entraînent pour autant nulle enfreinte à notre liberté. Bien au contraire.
Ces choses-là… Non, mes amis. Ces choses-là, il ne faut pas aller les chercher ailleurs, sur d’autres terres, dans d’autres cultures, auprès d’autres civilisations.
Nous ne les trouverions pas.
Ou plus exactement : nous en trouverions quelques-unes, merveilleuses même, mais qui ne seraient pas marquées au sceau de la liberté et de son indétermination ontologique, comme je l’appelle.
La liberté… et ce qui va avec, ce dont elle découle : l’indétermination du destin des hommes et du monde. Le fait que ce que nous sommes et là où nous allons ne soit nulle part déterminé, fixé d’avance.
Et avec la liberté et son indétermination, le grand saisissement, le grand étonnement, la grande mise en question où le monde se dresse à la fois ferme et incertain, rayonnant par là même de tout ce saisissement que nous appelons beauté.
Tout cela, qui est encore nôtre, c’est en Grèce qu’il vit il y a longtemps le jour.
Ce sont nos ancêtres qui ont porté au plus loin de telles choses : les seules qui peuvent combler le vide de la vie vouée à la mort ; les seules qui peuvent fonder un monde grand et puissant, une civilisation belle et libre.
Reprenant le flambeau de nos ancêtres, mais le maniant à notre guise, c’est ainsi que nous serons dignes d’eux, de nous et de nos enfants.
C’est ainsi que nous serons fiers d’être européens !
Javier Portella
Crédit photo : © Institut ILIADE