Philippe Conrad : La beauté comme horizon
Introduction de Philippe Conrad, historien, lors du 2e colloque de l’Institut Iliade, Paris, Maison de la Chimie, 25 avril 2015.
« La nature comme socle, l’excellence comme but, la beauté comme horizon. »
C’est l’ultime message que nous a laissé Dominique Venner et nous ressentons clairement aujourd’hui l’importance que revêt le troisième élément de ce triptyque fondateur. Au moment où le fanatisme islamique détruit méthodiquement le patrimoine archéologique et artistique oriental et où le prétendu « art contemporain » impose partout sa laideur et ses provocations dérisoires, il est devenu impossible de faire l’économie d’une réflexion sur le rapport que les Européens ont, au fil du temps, entretenu avec la beauté.
Celle des paysages où se manifeste, de Delphes à Brocéliande, le souffle de l’esprit, celle des sanctuaires où, de Vézelay à Chartres, ils ont affirmé leur foi, celle des palais où le beau a légitimé le pouvoir… Dans ses diverses manifestations, l’art européen s’est imposé, contre la tentation iconoclaste venue d’Orient, comme le reflet de la vie, comme le moyen d’exprimer la transcendance que recèle le monde.
En maîtrisant les formes pour leur donner une signification, en donnant une permanence aux images fugaces que perçoivent nos sens, les artistes de la « vieille Europe » ont créé, au fil des siècles, notre « musée imaginaire », une manière qui nous est propre de percevoir la beauté. Ce fut le résultat d’une longue quête et de multiples expériences, d’un effort continu pour inventer de nouvelles approches, de la perspective italienne à la polyphonie renaissante, de la peinture hollandaise du quotidien au paysage impressionniste.
Le temps est venu de nous réapproprier cet héritage, de le relire à la lumière des formidables défis qui s’annoncent, afin d’en faire l’un des socles sur lesquels va se rebâtir une « vue du monde » qui permette de relever le défi du chaos contemporain…
Dans la guerre culturelle que nous devons, si nous voulons rester nous-mêmes, livrer aujourd’hui, il s’agit d’un front d’importance majeure car c’est aussi sur ce terrain qu’est mise en œuvre l’entreprise de déconstruction méthodique qui vise à nous transformer en zombies déracinés et dociles.
Riche de ses origines multiples, la tradition européenne a su mêler, au fil du temps, « l’homme mesure de toute chose » des anciens Grecs à la lumière transcendante des sanctuaires gothiques. Elle a fait coexister, dans un processus évolutif multiséculaire, les grandeurs de l’art sacré avec l’émergence du portrait, l’avènement du paysage et de la nature morte, les développements de la peinture de genre ou d’histoire.
Comme l’ont lumineusement montré des auteurs aussi différents qu’Elie Faure ou René Huyghe, l’art européen s’est constamment appuyé sur le socle des héritages pour innover et manifester une constante créativité, qui permit de rendre compte des aspirations spirituelles comme des bonheurs du quotidien, des moments historiques comme du progressif désenchantement du monde.
Cette aventure de l’art européen dont témoignent les nombreuses œuvres qui constituent le paysage intérieur de nos émotions et de nos sensibilités, nous en décelons d’emblée les permanences, de l’Ange de Reims aux statues de Despiau, des polyphonies de la Renaissance à « l’œuvre d’art totale » wagnérienne. Dans ses diverses manifestations, elle rend compte d’une certaine manière d’être au monde, ouverte à la diversité des expressions pourvu qu’elle témoigne d’un rapport à la nature et au réel indissociable du sentiment du beau.
L’épuisement des avant-gardes successives nées de la modernité a complètement remis en cause la vision de l’art et de la beauté qui a été consubstantielle à l’aventure européenne.
En 1917, alors que s’opère le suicide de la vieille Europe, le réfugié Duchamp présente aux Etats-Unis son urinoir devenu « mythique »… Il s’agit de détourner de sa fonction utilitaire un objet de la vie quotidienne pour en faire, par la seule volonté de l’artiste autoproclamé, une « œuvre d’art ». Un art qui se réduit en fait à une technique de manipulation du public fondée sur la provocation et le scandale. Ce qui pouvait passer pour un simple canular allait cependant prendre la dimension d’un mythe fondateur quand, dans les années cinquante, les diverses écoles du premier XXe siècle – du fauvisme à l’art abstrait en passant par le cubisme ou le surréalisme – finirent par révéler leurs limites. Au moment où New York supplante Paris et où s’impose la financiarisation de l’art, « l’Art Contemporain » se substitue à l’Avant-garde et devient institutionnel à partir des années 1980, notamment en France où il bénéficie depuis d’une situation de monopole garantie par « l’Etat culturel » brillamment dénoncé par Marc Fumaroli.
On voit alors s’imposer un art officiel dont la valeur se fabrique en circuit fermé, celui de la caste dominante issue de la mondialisation financière. Toute autre forme d’art est alors condamnée et l’AC devient l’un des marqueurs de la globalisation en cours, un art coupé du public – au point qu’on cherche à le légitimer en l’installant dans des hauts lieux tels que le Louvre, le château de Versailles ou les sanctuaires les plus prestigieux. Cette intrusion a largement développé ses effets néfastes mais quelques voix courageuses n’hésitent plus à remettre en cause l’escroquerie mortifère qui est en cours.
Je tiens à rendre spécialement hommage ici à des auteurs tels que Christine Sourgins, Kostas Mavrakis ou Aude de Kerros pour le travail qu’ils accomplissent sur ce terrain depuis de nombreuses années, un travail dont on voit bien qu’il commence à porter ses fruits au point que certains intellectuels médiatiques tels que Luc Ferry se retrouvent de fait aux côté d’un Jean Clair et n’hésitent plus à remettre en cause la loi du silence et le terrorisme intellectuel qui visent à rompre le fil du temps et de la tradition. Comme l’écrivaient Aude de Kerros et Christine Sourgins dans le numéro 69 de la Nouvelle Revue d’Histoire, publié en novembre 2013 :
« Comprendre libère. Le terrorisme intellectuel fondé sur la sidération n’opère plus. Les systèmes totalitaires sanglants ou intellectuels s’effondrent quand ils n’inspirent plus la peur ou quand la foi fait défaut. »
J’ai simplement résumé en quelques mots l’esprit dans lequel nous abordons aujourd’hui la nécessaire reconquête de notre univers esthétique. Merci à vous tous de nous avoir rejoints, votre présence est pour nous un magnifique encouragement. Merci aux différents intervenants qui ont accepté d’être des nôtres dans le combat long et difficile qui doit nous permettre de rester nous-mêmes dans le chaos contemporain.
Philippe Conrad
Crédit photo : © Institut ILIADE