L’héritage d’Homère
Charles Péguy l’a dit d’une formule dont il avait le secret : « Rien n’est plus vieux que le journal de ce matin, et Homère est toujours jeune ». C’est un rare privilège : ne pas vieillir. Eh bien, ce privilège, c’est celui d’Homère.
Voilà bientôt 3 000 ans qu’il défie le temps, imperturbablement, et qu’il rappelle à l’Europe son baptême originel, dans la plaine de Troie, en Asie mineure, là même où les Grecs et les Troyens s’affrontèrent pour les yeux de la belle Hélène, sous le regard de dieux capricieux – humains, trop humains. C’est étonnamment depuis les marches de l’Orient qu’Homère a écrit la première épopée de l’Occident. Notre chanson de geste. Si donc l’Europe commence en Grèce, alors la Grèce commence avec Homère.
Homère, c’est plus qu’un nom. Les Anciens pensaient qu’il contenait tout, il était « le commencement, le milieu et la fin ». C’est la fondation de la maison et même à bien des égards l’équipement de la maison. Il nous livre une conception de l’honneur, du courage, de la compassion, de l’amour, de la patrie, du foyer. Le tout en vingt-quatre chants, autant pour l’Iliade que pour l’Odyssée, 24 chants qui se referment sur eux-mêmes comme les vingt-quatre lettres de l’alphabet grec, comme les vingt-quatre heures du jour. Homère est un monde en soi, une totalité cosmique. Un cercle – la figure parfaite – à l’instar du bouclier d’Achille, forgé des mains mêmes du dieu forgeron Héphaïstos (Vulcain chez les Romains).
Revenir à Homère, c’est donc remonter le grand fleuve de l’Occident jusqu’à sa source. C’est interroger une tradition trois fois millénaire, que rien, ni la suite des générations, ni l’usure du temps, n’a pas suffi à épuiser.
« Chaque peuple porte une tradition, un royaume intérieur, un murmure des temps anciens et du futur. La tradition est ce qui persévère et traverse le temps, ce qui reste immuable et qui toujours peut renaître en dépit des contours mouvants, des signes de reflux et de déclin ». Je ne vous apprends rien en vous disant que cette citation est tirée de l’Histoire et tradition des Européens : 30 000 ans d’identité de Dominique Venner, le plus homérique de ses livres, avec son Samouraï d’Occident : Le bréviaire des insoumis. Dominique Venner va nous accompagner, en filigrane, tout au long de notre relecture d’Homère. Un petit mot sur la traduction : comme Dominique Venner, je ne peux que vous renvoyer vers celle de Leconte de Lisle, le chef de file des Parnassiens. Elle est dite archaïsante ou esthétisante. En vérité, c’est la plus rafraichissante, la plus épique, la plus inspirée des traductions. Elle est disponible en Presses Pocket. Il suffit de moderniser la graphie des noms : Akhilleus en Achille.
Aux racines de la civilisation européenne
Cette tradition, dont faisait été la citation de Dominique Venner, la nôtre donc, puise d’abord dans l’héritage gréco-romain. Athènes, Rome, et pas seulement Jérusalem, que je n’exclus pas, loin de là, même si je sais qu’il y a débat et qu’il y aurait eu débat avec Dominique Venner. Mais là n’est pas mon propos. Le problème, aujourd’hui, c’est qu’on n’assume plus cet héritage, qu’on le détruit-déconstruit, on le tient à distance, du moins officiellement, dans les cercles dirigeants, dans les médias, dans les manuels scolaires, pis : à l’université. Songez à des gens comme l’ineffable Jean-Paul Demoule, dont le dernier forfait est consacré à déseuropéaniser les Indo-Européens, ou l’inénarrable Marcel Detienne, « auteur » de L’identité nationale, une énigme.
On en a eu un aperçu lors de la polémique autour des racines de l’Europe au début des années 2000 avec la Convention sur l’avenir de l’Europe présidé par VGE et qui a débouché sur le second traité de Rome (2004), rédigé dans la novlangue chère à Bruxelles et rejeté par référendum, comme vous le savez. On s’est alors beaucoup focalisé sur l’héritage chrétien, avec la référence ou non aux valeurs chrétiennes, ce qui a été finalement écarté, sous l’inimitable pression de Jacques Chirac, qui a raté une fois de plus l’occasion de se taire.
Mais on n’a pas seulement mis à l’écart les racines chrétiennes, on a d’un même mouvement rejeté l’héritage grec et l’héritage latin.
Pour rappel : dans sa première version, le préambule de la Constitution prévoyait en guise d’épigraphe la célèbre phrase de Thucydide tirée de son Histoire de la guerre du Péloponnèse – c’est le passage qui traite de l’oraison funèbre de Périclès : « Notre Constitution […] est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre ». Ce n’était déjà pas exactement du Thucydide dans le texte, il ne parle pas de « constitution », mais qu’importe. C’était déjà trop. Exit les Grecs. Au prétexte que c’étaient d’affreux esclavagistes, des sexistes infâmes et de redoutables colonialistes, selon les raccourcis et les anachronismes qu’on affectionne.
Plutôt que de mentionner, car il s’agissait seulement de mentionner, que l’Europe procédait des « civilisations hellénique et romaine », on n’a finalement gardé dans la version définitive que les seuls « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». C’est neutre, ça ne mange pas de pain et ça laisse la porte entrouverte aux Turcs. Autant dire que nous sommes Des héritiers sans passé, comme l’a dit Françoise Bonardel dans son « essai sur la crise de l’identité culturelle européenne ». Mais si nous sommes réunis ce matin, c’est justement pour corriger cela, pour être des héritiers avec un passé – et un riche passé –, pour renouer avec « l’élan grec ». Ce à quoi nous exhortait la grande helléniste Jacqueline de Romilly. Retrouver « l’élan grec », l’allant grec.
« Le monde naît, Homère chante »
Comme il faut bien assigner un commencement à cet élan, il nous faut remonter jusqu’au VIIIe siècle avant notre ère dans l’archipel grec et sa bordure asiatique, là où Homère a vu le jour, ou aurait vu le jour, mais on y reviendra ; et avec lui, « le miracle grec », qu’il inaugure : 4 siècles d’extraordinaire fécondité intellectuelle, qui s’étalent schématiquement d’Homère à Aristote. « Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore », dit de lui Victor Hugo dans son William Shakespeare.
Mais qui donc se cache derrière ce drôle d’oiseau ? Que sait-on de lui ?
C’est un aède, autrement dit un poète et un chanteur, au sens presque littéral du mot, car il y avait un accompagnement musical à la lyre ou à la cithare qui guidait la récitation. Les Anciens l’ont affublé d’une barbe centenaire et d’une cécité légendaire, mais en vérité on ne sait pas grand-chose de son identité. A-t-il seulement existé ? C’est la fameuse « question homérique », qui a donné lieu à quantité de controverses savantes. En gros, deux écoles se font face : les unitaristes, qui tiennent Homère pour l’unique auteur de l’Iliade et de l’Odyssée ; et les autres, qui imaginent tous les scénarios possibles. Les premiers ont élevé le poète au rang de divinité, les seconds ont été jusqu’à contester son existence, ne voyant en lui qu’un prête-nom ou un compilateur de génie. Nul ne parviendra à les départager. Pour ce qui me concerne, ma religion est faite. Je m’en tiens aux Grecs et à la conviction que les récits légendaires empruntent beaucoup plus à la réalité que l’on veut bien communément le croire : les Grecs croyaient en l’existence d’Homère, moi aussi.
Homère ou ce qui en tient lieu serait né en Asie mineure (les linguistes : à partir de la langue homérique, qui mélange dialectes ionien et éolien, ainsi que formes archaïques et classiques), sûrement vers le milieu du VIIIe siècle (mais les dates possibles de sa naissance s’échelonnent des Xe-IXe siècles au VIIe siècle). Ce qui ne souffre d’aucun doute, c’est que l’Iliade et l’Odyssée ont été sauvegardées par écrit au VIe siècle, peut-être avant, mais on n’en conserve aucune preuve.
L’Iliade d’abord ! Pourquoi un tel nom ? Le poème tire son nom de la cité de Troie, également appelée Ilion, cité fortifiée à l’entrée du détroit des Dardanelles, sur le versant asiatique du détroit. La ville est assiégée par une coalition grecque commandée par Agamemnon, assisté de son frère Ménélas, également roi de Sparte. Ce qui a déclenché les hostilités, c’est l’enlèvement par un prince troyen, Pâris, d’Hélène, l’épouse de Ménélas, sur fond d’inextricable querelle entre les dieux, ou plutôt les déesses. Au total, le poème comporte quelque 16 000 vers. Les vers sont en hexamètre dactylique (alternance de syllabes longues et brèves). Mais la guerre de Troie, qui va durer dix ans, n’occupe qu’un minuscule espace-temps de l’Iliade : 51 journées, toutes dans la dixième et dernière année de la guerre, mais ô combien importantes puisqu’il s’agit de l’épilogue.
La colère d’Achille…
L’Iliade met donc au prise deux armées et à travers elles deux protagonistes principaux, il y en d’autres, mais ceux-là sont les deux personnages prédominants, un dans chaque camp : Achille le Grec et Hector le Troyen.
Achille est le fils d’un roi et d’une déesse, la nymphe Thétis.
C’est pour nous l’archétype du héros, du modèle héroïque. Il connaît le prix à payer pour une âme bien née : la « belle mort », et ne s’y soustraira pas. Tel est l’idéal héroïque des Grecs. C’est en mourant au combat que les héros deviennent pareils à des dieux. Achille fait donc le choix d’une vie brève en échange d’« une gloire immortelle ». Car il sait qu’il ne reviendra pas de la guerre de Troie, qui n’est pourtant pas la sienne – à choisir, il préférerait rester auprès des siens. Mais la mort de son ami Patrocle, l’ami entre les amis d’Achille, « un autre moi-même », dit-il, va le renvoyer dans la mêlée. Comme l’écrit Dominique Venner, il incarne l’héroïsme tragique face au destin, le consentement viril à la mort glorieuse, le ménos – autrement dit, « la valeur des héros est conditionnée par leur ménos, leur énergie vitale, leur fougue, leur cran, leur force, leur cœur au sens de “Rodrigue as-tu du cœur ?” ». Et Achille n’en manque pas.
Mais Achille n’est pas un personnage unidimensionnel. C’est sa colère qui ouvre le poème : « Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pelée ; détestable colère, qui aux Grecs valut des souffrances sans nombre ». Pourquoi cette colère ? Achille est obligé de céder au roi Agamemnon sa prise de guerre qui se trouve être une femme (épisode de la peste). Il jure alors de ne pas retourner au combat et va même jusqu’à prier pour que les Troyens l’emportent. Dans un premier temps, sa prière est exhaussée par les dieux. Il faut s’arrêter sur ce point, car je vous le rappelle : il s’agit d’Achille, le héros grec par excellence, celui qu’il convient d’imiter et qui en l’occurrence dans un geste de dépit en vient à souhaiter la défaite des siens. Eh bien, c’est ce personnage qu’Homère nous présente d’abord sous un mauvais jour : irritable, aveuglé par la colère, ivre de vengeance et dont la cruauté choquera jusqu’aux dieux. Parce qu’Achille ne va pas se satisfaire de prendre la vie d’Hector, il va aussi profaner sa dépouille en la traînant derrière son char sous les remparts de Troie. Ce n’est bien sûr pas le fin mot de l’histoire : Achille entendra la pitié troyenne et restituera le corps d’Hector.
Vous le voyez : s’il y a une chose qu’il faut garder à l’esprit à la lecture de l’Iliade, si elle nous touche autant, si elle a ainsi traversé les âges, c’est qu’Homère n’a pas écrit une œuvre de glorification exclusive des Grecs. Loin de là. Fait notable : il n’éprouve pas le besoin de criminaliser les vaincus, ni les vaincus, ni les adversaires. Loin de toute propagande, il nous laisse au contraire en héritage un modèle inimitable de compassion et de noblesse, où le vainqueur laisse sa part au vaincu, qui ne le cède en rien en humanité. Ce n’est pas la charité qui le guide, mais la philia, au sens de bienveillance et d’équanimité pour tous les belligérants. Ce faisant, Homère délivre d’emblée la Grèce des étroits manichéismes, des axes du mal, des petits et des grands Satan, des guerres saintes, peu importe qu’elles soient justes, préventives ou que sais-je d’autre.
Achille ou Hector ?
Homère pousse même l’audace jusqu’à affecter de donner ses faveurs à Hector, autant dire à l’ennemi, un Troyen de sang royal, puisqu’il est le fils du roi de Troie, Priam : ce n’est pas le plus grand des guerriers (c’est Achille), pas le plus intelligent (c’est Ulysse), mais assurément le plus touchant : bon fils, bon époux, bon père, chef valeureux. « Il est beau de mourir pour sa patrie », proclame-t-il. Jacqueline de Romilly l’a magnifiquement campé dans son livre éponyme, Hector. Une telle vision de l’adversaire, souligne-t-elle, n’a d’équivalent dans aucune tradition épique.
On dira (et on aura raison de dire) que Grecs et Troyens ne sont pas logés à la même enseigne. L’art de la guerre – comme d’ailleurs l’art de la politique – est supérieur chez les premiers, ne serait-ce que par les débuts de la révolution hoplitique (la phalange grecque qui avance en ordre compact) : « La lance fait un rempart à la lance, le bouclier au bouclier ».
C’est vrai assurément, mais comment ne pas voir que les personnages homériques ne sont pas d’un bloc. L’auteur multiplie les points de vue. Achille est tour à tour aveuglé par la colère et magnanime. Le poème, qui s’ouvre par sa colère, s’achève par la douceur. « La douceur est toujours le bon parti », dit Ulysse. Et en vérité, Achille ne devient définitivement grand que lorsque son courroux s’apaise. A contrario, Hector, bon père et bon époux dans « la scène des adieux », exhorte son fils à venger les siens. Il est même pris d’un mouvement de panique, avant de se ressaisir. Nul héros n’est ici parfait, infaillible, pas même Achille, on l’a vu. Il n’empêche : si Homère n’épargne pas Achille, c’est pour rehausser sa vaillance et sa grandeur.
Pourquoi ? Parce qu’en Achille, se concentre la paedeia grecque, l’« éducation », au sens d’élévation. Il s’agissait de construire des hommes dont l’honneur allait constituer la vertu centrale. La paedeia visait à l’excellence, sur le champ de bataille ou dans la vie de la cité. Elle s’adressait aux aristoï, les meilleurs. Cela même que Dominique Venner a convoqué dans son testament, Un samouraï d’Occident : Homère, écrit-il, « a légué à l’état de condensé ce que la Grèce antique a offert par la suite à la postérité, le respect de la nature sacrée, l’excellence comme idéal de vie, la beauté comme horizon ». Ainsi posé, on comprend mieux pourquoi l’Iliade et l’Odyssée formaient le dispositif central de l’éducation grecque. Elles disent le jour et la nuit, la vie et la mort, la guerre inévitable et la paix nécessaire, la funeste colère et le doux foyer, la condition politique et l’humaine condition.
De la guerre et de la paix
L’Iliade est assurément le poème de la guerre, de l’exploit guerrier. Mais nonobstant cela, l’existence la plus enviable – Homère dit « la plus belle » – n’est pas la guerre, mais celle que l’on mène près des siens. Pour faire ressortir que le bien suprême reste le bonheur, il ne cache rien de la guerre. « Le sang qui coule empourpre et détrempe la terre. » Mais si les guerres sont des calamités, elles n’en sont pas moins nécessaires. Ce sont elles qui vont conditionner la vie ou la mort de la cité, la liberté ou l’esclavage des hommes. On peut ne pas aimer la guerre, mais on n’y échappe pas. Comme le dit l’historien britannique spécialiste des conflits, John Keegan, la guerre, c’est « ce par quoi toute société établie se protège en dernière instance ». Homère ne pense pas différemment.
Dans ce monde-là, la chose qui compte le plus, on l’a dit, c’est l’honneur, la timè, ce qui donne la valeur d’une chose, son prix. Et inversement, la pire des déchéances, c’est le déshonneur, s’exposer à la honte publique, perdre la face. C’est là une éthique de l’honneur, et non pas la sainteté, le propre des aristocraties d’épée et des civilisations agonistiques – d’agon, qui lutte. Rien de surprenant donc si les personnages homériques ont un statut social élevé : ce sont des rois, des princes, pour certains d’ascendance semi-divine (Agamemnon, Achille). Autre trait des aristocraties guerrières : elles sont très attachées à leurs libertés. Achille ne craint pas de se dresser contre le chef de la coalition grecque, Agamemnon, et l’insulte copieusement, le traitant de « Sac à vin, œil de chien et cœur de cerf ! ». Quelle liberté de ton, non seulement chez Achille, mais aussi chez Homère.
J’ai été un peu long sur l’Iliade. Je serai plus court sur l’Odyssée. Le poème tire son nom du patronyme grec d’Ulysse, Odysseus. Il narre les péripéties du retour d’Ulysse, depuis Troie jusqu’à son royaume d’Ithaque. Interminable retour, qui prendra dix ans. Ajoutez à cela les dix ans de la guerre de Troie et vous comprenez pourquoi Pénélope se languissait de son époux. Finalement, Ulysse revient à Ithaque déguisé en vagabond. Il est reconnu par son vieux chien Argos, qui en meurt d’émotion. Là, il va se venger des prétendants qui cherchaient à épouser Pénélope. Lui-même n’a pas pourtant perdu son temps pendant ses dix ans d’errance, puisqu’il s’est beaucoup partagé dans les bras des femmes, un an avec Circé, magicienne, sept ans dans les bras de la nymphe Calypso, qui veut lui offrir l’immortalité. L’Odyssée comporte 12 000 vers. Si l’Iliade est épique, l’Odyssée est plus romanesque avec beaucoup de merveilleux. Et Ulysse est le plus humain des personnages d’Homère, il figure l’humanité en butte avec tout ce qui n’est pas humain, les dieux naturellement, mais aussi les sirènes, les nymphes, les géants, les monstres marins comme Charybde et Scylla.
Se pose maintenant la question de la place qu’Homère a occupée en Grèce.
Socrate l’appela « l’éducateur de la Grèce ». Mais Homère a été en vérité plus que cela, lui l’inspirateur, lui le père fondateur, qui a suscité, éveillé, ce que l’on pourrait appeler un esprit national, une conscience de soi grecque, ou plus communément une identité. C’est vrai tout particulièrement de l’Iliade. Il n’est pas exagéré de dire que c’est le poème fondateur de l’identité grecque, qui va d’emblée, en amont de l’histoire grecque, poser la possibilité pour les Grecs de transcender les différences de cité à cité.
Homère, père fondateur du monde grec
Vous le savez, le monde grec, c’est une pluralité de cités-Etats, de cités-mères, avec des colonies et des myriades de filiales qui ont essaimé tout autour du pourtour méditerranéen, dans un espace maritime très vaste, puisqu’il englobe une constellation d’îles et de territoires côtiers, de Marseille jusqu’aux rives de la mer Noire. En dépit de cette dispersion, il y a une unité grecque qui plonge ses racines dans l’Iliade. Cette unité n’est certes pas politique – ça sera le drame de la Grèce, on le verra avec les guerres inter-cités pour l’hégémonie du monde grec et avec la guerre du Péloponnèse dans le dernier tiers du Ve siècle (de 431 à 404) : Athènes contre ses rivales, dont Sparte, à la tête de la ligue du Péloponnèse.
Mais c’est bien le précédent de la guerre de Troie qui va créer chez les Grecs une conscience panhellénique face aux peuples d’Asie. Les Troyens ont beau être des Indo-Européens, ils sont installés en Asie mineure, ils sont alliés aux barbares d’Asie. C’est ce que les Grecs retiendront et qui fournira l’arrière-plan aux guerres médiques qui opposeront les Grecs aux Perses au début du Ve siècle av. J.-C.
Hérodote, le « père » de l’histoire, fait dire à un Athénien à la fin des guerres médiques : « C’est cela notre hellénisme ; nous appartenons à la même race et nous parlons la même langue, nous honorons les mêmes dieux avec les mêmes autels et les mêmes rituels, et nos coutumes se ressemblent. »
Avec Homère, pour la première fois, les Grecs prennent conscience d’une même communauté d’origine et de destin. La Grèce contre l’Asie, une lointaine répétition générale des guerres entre l’Europe chrétienne et l’Islam. Et il ne faut pas croire que cette fracture n’est importante que pour nous. La légende veut que le sultan Mehmet II, qui s’arrêta peu après la prise de Constantinople sur le site de Troie, ait dit : « C’est à moi que Dieu réservait de venger cette cité et ses habitants ».
Dieu, parlons-en. On sait que Platon voulait exiler les poètes, avec Homère en tête de liste, de sa cité idéale, la République. Platon prétextait que les poètes sont des affabulateurs. Mais à vrai dire, ce ne sont pas tant, ou pas seulement, les sortilèges de la poésie, les artifices stylistiques, qui irritaient Platon, que le peu d’estime dans lequel Homère tenait les dieux. Platon est prêtre, Homère aède. Le premier appartient à l’âge du Logos, le second à celui du Muthos. Et ici le mythe est plus important que l’identité.
Singularité de la conception antique de l’homme
Dominique Venner a souvent insisté sur ce point : le livre fondateur du cosmos grec n’est pas l’œuvre d’un dieu incréé, lointain, menaçant, dogmatique. C’est l’œuvre d’un aède. C’est donc la poésie, et singulièrement la poésie épique, qui chante les exploits héroïques d’un peuple, qui ouvre le royaume, en tout cas qui en donne les clefs. On pourrait presque parler d’inconscient collectif, au sens jungien du mot, de Carl Gustav Jung, le comparse dissident du freudisme. Dans Europe, la voie romaine, le professeur Rémi Brague fait une remarque très intéressante. Il dit ceci : « La littérature antique, en ce qu’elle avait de proprement littéraire, c’est-à-dire la poésie épique, tragique et lyrique, n’est pas parvenue au monde arabe – à la différence, comme on l’a vu, de la philosophie et des sciences antiques. Or c’est justement cette littérature qui véhiculait quelque chose comme une conception antique de l’homme ».
C’est Hésiode qui fixera la mythologie grecque dans sa Théogonie, mais tout est déjà dans Homère, dans une version pour le moins sceptique, comme le dit Jean Soler dans son Sourire d’Homère, un « scepticisme enjoué ». En bons polythéistes, les Grecs n’honoraient pas un seul Dieu, mais plusieurs. Autant dire aucun en particulier. C’est frappant chez Homère, où les dieux sont redoutablement humains, capricieux, querelleurs, colériques. Signe particulier : ils sont à l’image de l’homme, et non l’inverse. Au fond, ce ne sont jamais que des humains portés à un niveau supérieur. « Les dieux sont des hommes immortels, tandis que les hommes sont des dieux mortels », tranchera Héraclite. Homère les envisage comme des éléments narratifs et des machineries dramaturgiques qui rehaussent le récit. Deus ex machina, rien de plus. A la fin des fins, les dieux se neutralisent, laissant le champ libre aux hommes, au temps des hommes.
La postérité d’Homère
Homère n’a pas seulement été l’éducateur de la Grèce, il a été à bien des égards l’éducateur de Rome – et au-delà de Rome, de l’Europe.
L’Iliade est si fondatrice que l’on va retrouver le mythe des origines troyennes un peu partout en Europe occidentale, à Rome, en France, chez les Bretons, les Normands, les Vénitiens, les Belges – autant de déclinaisons. Virgile dans L’Enéide fixe l’origine mythique de Rome avec la fuite d’Enée et de son père des ruines de Troie en flammes. Les Francs aussi vont annexer la descendance du roi troyen, Priam, via son petit-fils Astyanax, qui n’aurait pas précipité du haut d’une tour à Troie. Il serait devenu Francus, ou Francion, roi des Francs et ancêtre de Charlemagne. Ronsard en fait encore le héros de son épopée inachevée, La Franciade.
Que dire de l’épithète « homérique » ? Elle est entrée dans le vocabulaire courant. On tombe de Charybde en Scylla, de mal en pis, comme les monstres marins qu’affrontent Ulysse et ses compagnons. La fidélité de Pénélope est proverbiale. On parle de la toile de Pénélope pour évoquer une entreprise qui n’a point de fin ou qui n’aboutit à rien comme sa tapisserie qu’elle défaisait tous les soirs. La beauté d’Hélène, la Belle Hélène. Ulysse, l’homme aux mille tours. Le cheval de bois ou cheval de Troie, brièvement évoqué par Homère dans l’Odyssée et largement développé par Virgile. Je ne parle pas du fameux talon d’Achille (plus tardif à l’Iliade).
La guerre de Troie va inspirer les tragiques grecs, Eschyle, Sophocle et Euripide, jusqu’à Giraudoux. On retrouve Télémaque, le fils d’Ulysse et de Pénélope, dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon et plus tard chez Aragon. C’est difficile de lire Racine, Andromaque et Iphigénie, sans connaître Homère et Euripide. De même Les Troyens de Berlioz (même si c’est de Virgile)
Alexandre le Grand s’identifiera à Achille. Plutarque dit même qu’Alexandre gardait sous son oreiller deux choses : son épée et l’Iliade.
On a vu dans Ulysse un précurseur des grands navigateurs : Vasco de Gama, Magellan, Christophe Colomb, qui décrit dans son journal des monstres tirés d’Ulysse. Du Bellay va célébrer en Ulysse l’homme qui retrouve sa patrie : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ». Quand Catherine II a voulu fonder une ville et un port sur la mer Noire, elle l’appela Odessa, du nom d’Ulysse.
En un mot, la Grèce nous a conquis. C’est le fameux vers d’Horace : « La Grèce, conquise, a conquis son farouche vainqueur et a porté les arts au Latium sauvage ». Car c’est Rome qui va nous transmettre Homère. Pas de « miracle grec » sans elle, comme le rappelle Rémi Brague, avec d’autres. Elle a conquis les élites romaines, avant de conquérir le monde européen. Certes, c’est Virgile qui va occuper le champ, mais sans jamais éclipser Homère.
L’Occident médiéval, s’il a perdu le lien avec le texte original d’Homère, n’en continue pas moins de vénérer Homère et l’Iliade, connue par l’Ilias latina, un résumé en vers latin destiné au milieu scolaire composé sous Néron. Par exemple, c’est à partir d’épopées de seconde main qu’est composé au XIIe siècle le Roman de Troie, un roman médiéval rédigé par Benoît de Sainte-Maure.
De la redécouverte d’Homère à la Renaissance européenne
Venner fait de l’Iliade le premier récit de chevalerie. Il disait que la Chanson de Roland, les romans du cycle arthurien puisent dans le même fond culturel.
Pour vraiment lire les premières traductions latines des poèmes homériques – grâce aux lettrés byzantins qui ont perpétué la connaissance d’Homère –, il faut attendre Pétrarque et la seconde moitié du XIVe siècle. Plus généralement, c’est la Renaissance qui va redécouvrir la Grèce. On le laissa un peu de côté dans la querelle des Anciens et des Modernes, les Anciens le trouvaient quelque peu trop rude et primitif. Il faut se souvenir de l’enthousiasme de Herder pour Homère, qui incita Goethe à le lire. Goethe qui écrira : « le soleil d’Homère se leva sur notre époque comme au premier jour » et se lança même dans la rédaction d’une Achilléide. Tout ce que l’on reprochait à Homère – sa simplicité, ses naïvetés, son absence de sophistication – va être loué.
Ce regain d’intérêt pour Homère gagnera le grand public lorsque, dans les années 1870, Heinrich Schliemann découvre le site présumé de Troie, sur la butte d’Hissarlik en Turquie, qui contrôle les Dardanelles. Malgré ses erreurs, Schliemann jette les bases d’une science nouvelle promise à un grand avenir : l’archéologie. Un site vieux de 5 000 ans. Les fouilles vont révéler neuf cités superposées. On l’identifie à la Troie homérique, bien que de nombreuses incertitudes demeurent.
A 3 000 ans de distance, Troie sortait de son silence historique et pouvait de nouveau résonner dans la conscience européenne.
Rémi Brague en appelle à une « attitude romaine », pas grecque donc. En quoi consiste-t-elle ? « Celle-ci est la conscience d’avoir, au-dessus de soi, un “hellénisme” qui surplombe, et au-dessous de soi une barbarie à soumettre. Il me semble que c’est cette différence de potentiel entre l’amont classique et l’aval barbare qui fait avancer l’Europe ».
Autrement dit, l’hellénisme doit nous guider parce que c’est qui a ouvert la voie. Il s’offre à nous comme un idéal et une promesse, une promesse qui nous élève et qui nous enseigne la noblesse d’âme, l’élégance morale et la nécessité d’un cœur pur – accessoirement l’héroïsme. Mais cela n’est certes pas donné à tout le monde. C’est ce que nous lèguent Homère, ainsi que Jacqueline de Romilly et Dominique Venner.
François Bousquet
Intervention au 1er Cycle de formation de l’Institut Iliade
Paris, 31 janvier 2015
Orientations bibliographiques
- L’Iliade, d’Homère, traduction de Leconte de Lisle, 1866, Pocket Classiques, 2013
- Histoire et tradition des Européens, de Dominique Venner, éditions du Rocher, 2004
- Le Sourire d’Homère, de Jean Soler, Editions de Fallois, 2014
Photo : tombeau d’Homère sur l’île grecque de Ios. Crédit : agnesgtr via Flickr (cc)