La Voie de l’épée. Symbolisme du sabre au Japon et en Europe
Un monde sépare l’escrime pratiquée en Europe par une minorité et le kendo, qui a des millions d’adeptes au Japon. L’un est un sport de qualité, sans plus. L’autre est un art martial, c’est-à-dire beaucoup plus.
Ils sont assis, droits et silencieux, leurs casques et leurs gants méticuleusement rangés devant eux. Le soleil explose en brève lueurs métalliques sur les masques. Deux adversaires se lèvent, le corps ceint de la cuirasse, le visage masqué. En main, ils tiennent le shinaï de bois dur. Ils s’inclinent dans un profond salut devant les dieux du sanctuaire. Par Dominique Venner
Avant que se déchaîne la brève et fulgurante violence de l’assaut, le kendo (escrime japonais) est silence, recueillement, concentration. L’atmosphère est celle d’une liturgie. Le spectateur occidental y perçoit une sorte de mystère dense et impénétrable.
Un monde sépare l’escrime pratiquée en Europe par une minorité et le kendo, qui a des millions d’adeptes au Japon. L’un est un sport de qualité, sans plus. L’autre est un art martial, c’est-à-dire beaucoup plus. Le premier s’intéresse à la musculature, à la souplesse et à l’intelligence pratique. L’autre mobilise la totalité de l’être, l’âme comme les nerfs. Un assaut d’escrime peut être un spectacle beau. Une reprise de kendo s’apparente toujours à un rituel religieux.
Ce fait est d’autant plus frappant que le Japon est un modèle de modernité. Pourquoi l’épée a-t-elle perdu ici tout contenu symbolique et pourquoi là-bas s’est-elle chargée de spiritualité ?
Pourtant la fonction de l’épée avait été, semble-t-il, aussi haute dans l’histoire de l’Europe que dans celle du Japon. L’attachement des chevaliers pour l’épée n’était certainement pas moindre que celui des samouraïs pour le katana. Dans la formation du futur chevalier, l’épée tenait autant de place que le sabre dans l’éducation du futur samouraï.
J’entends par épée non seulement l’arme, mais tout ce qu’elle symbolise, l’univers de la chevalerie, celui de Roland le Preux, de Perceval ou du Cid.
La voie du chevalier
L’épée n’est pas une arme quelconque. Au Moyen Age, elle s’identifie au chevalier au point de le représenter dans la conclusion d’un contrat, voire d’un mariage. Sa personnalisation est souvent soulignée par un nom. Elle est unique, Joyeuse pour Charlemagne, Durandal pour Roland, Haute-Claire pour Olivier, Tizona pour le Cid campeador, Excalibur, l’épée magique du roi Arthur.
Excalibur est au commencement et à la fin de l’un des mythes européens les plus féconds, celui de la quête du Graal, incarné par les figures légendaires de Lancelot, Perceval ou Gauvin. L’épisode final, lors de la mort d’Arthur, ajoute une note supplémentaire de mystère à une œuvre qui n’en manque pas. « La main qui sort du lac quand l’épée d’Arthur y tombe, qui s’en saisit et la brandit trois fois, c’est, écrira Renan, l’espérance des races celtiques. »
Dans les chansons de geste, particulièrement dans La Chanson de Roland, conçue dès le IXe siècle et transcrite vers 1100, la place accordée aux épées et, d’une façon générale, à l’équipement martial du chevalier, témoigne du culte qui leur est porté. La belle Aude, fiancée de Roland, est décrite en trois mots, pas un de plus : « une belle damoiselle », alors qu’il faut une vingtaine de vers pour détailler le cheval et les armes d’un inconnu qui disparaît la ligne suivante, d’un coup d’épée proprement asséné. Les professeurs de littérature ont coutume de s’étonner d’un tel déséquilibre, mais le public des barons et des chevaliers à qui la Chanson était destinée trouvait cette différence rhétorique bien naturelle.
En mourant, Roland n’a pas une pensée pour la belle Aude, mais il parle à Durandal comme à une maîtresse adorée :
« Ah ! Durandal, que tu es blanche et belle !
Contre le soleil, comme tu luis et flambes !
Bonne épée, c’est pitié de toi !
Puisque je meurs, je n’ai plus charge de toi.
Par toi, j’ai gagné tant de batailles,
j’ai conquis tant de vastes terres !
Ne sois jamais à un homme
qui puisse fuir devant un autre !
Un très brave chevalier t’a longtemps tenue,
il n’y aura jamais son pareil dans la sainte France… »
Ce sont des paroles brûlantes que les chevaliers prennent plaisir à entendre. Pour un preux, l’épée n’est-elle pas sa vie, son double, son bien le plus cher et sa justification ? Il tire toute sa gloire de ne vivre que de son épée, ce qui n’est pas une mince affaire. Le poème dédié au souvenir de Guillaume le Maréchal au XIIIe siècle en porte témoignage avec orgueil :
« Qu’est-ce que manier les armes ?
S’en sert-on comme d’un crible, d’un van,
d’une cognée
Non, c’est un bien plus dur travail.
Qu’est-ce donc que chevalerie ?
Si forte chose et si hardie,
Et si fort coûteuse à apprendre
Qu’un mauvais ne l’ose l’entreprendre… »
Une religion du courage
La société féodale, issue de l’effondrement de l’empire carolingien à la fin du IXe siècle, reste imprégnée de l’ancienne religiosité celtique et germanique. Les descendants des guerriers francs de Clovis ont peut-être oublié jusqu’au nom de leurs anciens dieux, mais ils ont conservé dans le sang l’amour d’une éthique guerrière que le christianisme n’a que superficiellement baptisé. « L’hostilité permanente entre clercs et chevaliers qui subsiste à travers tout le Moyen Age, montre assez à quel point l’aristocratie militaire des pays d’Occident était mal adaptée à une religion qui était pourtant la sienne depuis des siècles. » (5)
Le stoïcisme chevaleresque doit peu à la morale de l’Eglise. Les chansons de geste ont beau multiplier les invocations à Dieu et s’en prendre aux « païens », c’est-à-dire aux musulmans, elles reflètent une vie intérieure rien moins que chrétienne. Elles exaltent la mystique des combats, la bravoure et la mort. Pourtant, elles n’ont pas la richesse symbolique et envoûtante des poèmes homériques, des sagas scandinaves, des légendes germaniques ou irlandaises. En comparaison, leur caractère frustre traduit une culture mutilée, privée de ses sources spirituelles, amputée de sa tradition.
Seuls transparaissent dans les chansons de geste la vitalité foncière de la race et son pessimisme fougueux. Elles exaltent la souffrance et la mort plutôt que la victoire. Les histoires qu’elles décrivent ne sont nullement consolatrices. Le héros « clair de visage, large d’épaules, mince de hanches » malgré sa force prodigieuse, son courage sans limite et son épée inaltérable, sera quand même vaincu. C’est toujours dans l’histoire d’un grand malheur que se manifeste la beauté de la geste.
On y retrouve pratiquement intact l’esprit tragique des grands poèmes scandinaves et germaniques, présent également dans l’Iliade. La description impitoyable des souffrances de la guerre est affranchie de toute compassion et de toute sensiblerie. Devant la défaite, la douleur et la mort, l’homme véritable révèle sa grandeur.
Alors que Charlemagne connut beaucoup plus de victoires que de défaites, son compagnon le plus célèbre et le plus chanté est Roland, dont on ne sait rien sinon qu’il fut vaincu et tué à Roncevaux. L’exaltation du héros intrépide, brusquement terrassé par le destin reste au fil des siècles l’une des constantes de l’imaginaire européen. Le mythe napoléonien n’aurait pas été ce qu’il fut si la gloire d’Austerlitz n’avait été suivie du drame de Waterloo et du martyre de Sainte-Hélène. C’est également un signe que l’on ait adopté Vercingétorix – même tardivement – comme premier héros national français.
Malgré l’ablation de la mémoire, on voit ressurgir sous les formes les plus inattendues la célébration du héros fracassé. Ainsi en est-il du culte posthume voué à Che Guevara par une fraction de la jeunesse occidentale dans le derniers tiers du XXe siècle. Guérillero solitaire et improbable, rongé de fièvre, sans espoir et sans illusion, il s’en fut chercher la mort dans un coin perdu des montagnes de Bolivie. Et sans doute, malgré son marxisme, avait-il découvert cette grande vérité : on ne meurt bien que pour l’idée que la mort vous donne de vous-même.
Un paradis à l’ombre des épées
L’acceptation du christianisme par la chevalerie doit beaucoup à l’idéalisation européenne du héros sacrifié. L’Eglise occidentale du Haut Moyen Age fit du Christ un dieu puissant. D’après la légende, après avoir donné la victoire à Constantin, ne l’avait-il pas également accordée à Clovis ? Au IXe siècle, on réalisa même à l’usage des Saxons batailleurs et rétifs, une version épique des Evangiles, le Hieland. Jésus y devenait un prince germanique, ses disciples étaient des vassaux, les noces de Cana étaient décrites comme un festin guerrier, etc.
Mais le dieu vainqueur était également un héros vaincu par un sort contraire et des ennemis aussi perfides qu’écrasants. Cela fut certainement plus important pour la conversion des Celtes, des Francs et des autres Germains que les paroles douceâtres des Évangiles que le Moyen Age ignora pour l’essentiel, faute d’accès aux Écritures. Etre chrétien se résumait à croire en la divinité du Christ, dont l’aristocratie d’épée se faisait une idée assez peu chrétienne. Barons et chevaliers n’avaient retenu des prêches que les mots qui leur convenaient. L’expression « Dieu des armées » était prise au pied de la lettre. Habitués à un Walhalla peuplé de dieux guerriers, les nouveaux convertis se faisaient un paradis à leur image, sans s’interroger sur la généalogie douteuse des nouveaux promus. Saint Michel, saint Georges, saint Maurice, saint Martin, saint Eustache, et quelques autres ex-militaires à temps partiel, avaient leur faveur. Et ce n’est pas la fermeté du martyr qu’ils retenaient, mais la bravoure supposée du guerrier.
Les croisades contribuèrent à aplanir l’équivoque. L’Eglise parlait enfin un langage que les hommes d’épée pouvaient comprendre, conciliant leur foi chrétienne encore incertaine avec leurs aspirations profondes. Devenus soldats du Christ, les « Barbares » se christianisèrent. Mais par un mouvement de réciprocité, l’Eglise se « barbarisa ». Durant quelques siècles, la Chrétienté tira sa force de cette injection massive de violence, d’énergie et de courage. Cocktail imprévu qui détermina l’expansion de l’Europe.
Le retour du héros
Une équivoque n’en reste pas moins une équivoque. La bonne conscience accordée au soldat était conditionnelle. Ce n’est pas la vocation guerrière en elle-même qui était justifiée – impossibilité majeure pour une religion d’essence non-violente, mais le bon usage qui en était fait, sa soumission aux intérêts de l’Eglise. La méfiance réciproque ne connut une trêve relative que durant les deux siècles des croisades, et encore ! La querelle des Guelfes et des Gibelins prit naissance dès cette époque. Elle opposa les partisans de la suprématie temporelle du pape et les partisans de la sacralité de l’empereur. La fracture s’accentua au temps de la Renaissance. Dans les villes d’Italie d’abord, puis de Germanie, de France et d’ailleurs, surgirent d’arrogantes statues équestres jusque sur le parvis des Eglises. Elles proclamaient le retour du héros et son éternité. Ce que firent aussi les toiles du Greco, de Velasquez, du Titien ou la très subversive estampe du Chevalier de Dürer. En Allemagne d’abord, le succès foudroyant de la Réforme tint pour une large part au soutien de la noblesse hostile à Rome et fidèle aux valeurs de la féodalité menacées tant par le pouvoir ecclésiastique que par celui des monarchies centralisatrices. Le divorce de l’épée et de la foi que fit éclater la grande crise européenne du XXe siècle était contenue dans la double tradition contradictoire de l’Europe chrétienne. Le Japon, lui, échappant à la christianisation, avait échappé simultanément à ses conséquences.
La voie des samouraïs
La caste guerrière des samouraïs, les bushis, était apparue dans la période troublée que connut le Japon au XIe siècle. Elle s’affermit au siècle suivant avec la formation d’institutions féodales sous le pouvoir des shoguns. C’est en 1192 que Yorimoto, du clan Minamoto, devient par la guerre, la ruse et l’assassinat le personnage le plus puissant du Japon, éclipsant l’Empereur et prenant le titre de shogun (connétable). Jusqu’alors le shogunat était une fonction exceptionnelle et temporaire confiée par l’Empereur pour réprimer les rébellions. Yorimoto en fit une institution permanente et héréditaire. Le shogunat devait se maintenir jusqu’à la révolution Meiji de 1868 qui restaura le pouvoir impérial et ouvrit le Japon aux influences occidentales. Longtemps, le shogunat se confondit avec le pouvoir des samouraïs. Et les analogies avec le Moyen Age européen sont nombreuses.
Au XIIIe siècle, alors que le Japon subissait une invasion mongole, les samouraïs se sacrifièrent sans compter, parvenant à rejeter l’envahisseur. Leur rôle dans cette guerre est à l’origine de leur justification sociale. Ce sont généralement des guerriers sans terre et sans richesse, semblables aux pauvres chevaliers européens. Littéralement, le mot samouraï signifie « celui qui sert ». Durant le long « Moyen Age » japonais, marqué par des luttes armées entre clans féodaux, ils se placent au service d’un seigneur (daimyo), dont ils constituent l’armée permanente. Ils apportent leur sabre, mais aussi une loyauté, une abnégation et un esprit de discipline sans limite. L’histoire célèbre et authentique des « Quarante-Sept rônins » en est l’illustration. En mars 1701, au cours d’une réception accordée par le shogun d’Edo, le seigneur Asano, ignorant certains usages de cour, est ridiculisé par un maître de cérémonie nommé Kira, personnage vénal et pour le moins méprisable. Poussé à bout, Asano dégaine son sabre et, pour apprendre au persifleur à ménager sa langue, il lui ouvre la bouche d’une oreille à l’autre. Scandale ! Verser le sang dans le palais du Shogun est un crime de lèse-majesté. Déshonoré, Asano se suicide suivant le rituel du Seppuku (hara-kiri). Son domaine est saisi et ses trois cents guerriers sont réduits à l’état de rônins, soldats sans maîtres, voués à un mercenariat problématique. Cependant, quarante-sept d’entre eux, conduits par Oishi Kuranosuke, jurent de venger leur seigneur. Pendant près d’un an, pour égarer les soupçons, ils vivent comme des vagabonds, feignant même la couardise devant les samouraïs de Kira. Mais dans la nuit du 14 décembre 1702, les quarante-sept conjurés se réunissent secrètement et se lancent à l’assaut de la demeure de Kira. Massacrant les douze gardes, ils trouvent celui qu’ils cherchent, caché dans un placard. Ils lui offrent le suicide. Mais Kira est paralysé par la peur. Fauchée par un sabre, sa tête sera déposée sur la tombe d’Asano. Le lendemain, les quarante-sept rônins se constituent prisonniers. Le shogun et le peuple d’Edo les admirent comme des héros, mais la loi est la loi. Après un an de délibérations, le conseil shogunal les invite au suicide rituel. Le 4 février 1703, les quarante-sept rônins s’ouvrirent le ventre. Le sanctuaire où ils reposent fait toujours l’objet d’un culte fervent.
Bushido et Hagakuré
Au XVIIe siècle japonais, qui ouvre la période Edo, le shogunat a imposé à l’intérieur une paix civile qui rend peu à peu inutile l’entretien des armées de samouraï. Privés de maîtres, certains de ces rônins sont réduits à la mendicité ou au brigandage. D’autres se reconvertissent dans l’artisanat ou l’agriculture, ce qu’ils font cependant sans jamais se séparer de leur sabre, signe tangible de leur dignité. C’est au cours de cette période critique du XVIIe siècle que Yamaga Soko formule le Bushido ou « voie du guerrier ». Ce code d’honneur des samouraïs est en accord intime avec les trois sources spirituelles du Japon, shintoïsme, bouddhisme et zen. Il se nourrit de la sensibilité du Shinto, religion qui allie le culte des ancêtres à celui de la nature. Il cultive la vertu bouddhiste du détachement. Couronnant le tout, l’idéologie anti-intellectualiste du zen enseigne la maîtrise de l’esprit par celle du corps, ainsi que l’obéissance. L’escrime du sabre est le moyen privilégié de formation du futur samouraï.
Mais son contenu formateur et initiatique a une autre profondeur que dans l’entraînement du chevalier européen, auquel l’Eglise refuse toute autonomie spirituelle. Au cours des longues années d’un infatigable entraînement, le samouraï s’est libéré, transformé. Il est délivré de la crainte de la mort, ce qui est l’ultime secret de l’art du sabre. « Si l’on veut devenir un parfait samouraï, écrit Jôchô Yamamoto dans le Hagakuré (2), il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour. » Ainsi échappe-t-on à l’angoisse de vivre et à la peur de mourir. Si l’emblème des samouraïs est la fleur délicate du cerisier, ce n’est pas un hasard. « Comme dans un rayon de soleil matinal, le pétale d’une fleur de cerisier se détache, ainsi l’homme impavide doit pouvoir se détacher de l’existence, silencieusement et d’un cœur que rien n’agite. » (3)
La mort volontaire au Japon
Ce détachement n’est jamais aussi éclatant que dans le rite japonais de la mort volontaire. L’éventrement, ou seppuku (hara-kiri) fut pratiqué dans la classe des samouraïs jusqu’au XIXe siècle. Le ventre, selon la science chinoise de l’anatomie en vigueur au Japon, est le centre même de la vie. Avec le tranchant d’un poignard, on s’éventrait de gauche à droite et, si possible, de bas en haut. Derrière l’exécutant, se tenait un second à qui revenait l’honneur d’accorder le coup de grâce en tranchant la tête de l’agonisant. Le seppuku n’était pas seulement pour les bushis une façon d’échapper à un déshonneur. C’était aussi le moyen extrême d’afficher leur authenticité par un acte héroïque et gratuit. Ils avaient appris à mépriser ceux qui parlent au lieu d’agir.
« Ils pensaient qu’un seul acte en dit bien plus long que le plus long discours, car le discours peut mentir. »
Ils croyaient à la sincérité absolue de l’acte suprême. Ils pensaient qu’on ne ment pas devant la mort. Dans son essai sur La Mort volontaire au Japon, Maurice Pinguet a établi une comparaison entre aristocratie japonaise et aristocratie européenne à l’époque de leur plénitude, une comparaison dont on ne sort pas intact :
« Tout en se reconnaissant les mêmes principes d’honneur et de service que les samouraïs, la noblesse d’épée (française) ne réussit pas à faire triompher ses valeurs, car depuis l’échec de la Fronde, c’est une version bourgeoise de la bienfaisance chrétienne qui s’affirme. Elle s’en consolera en brocardant le pharisaïsme, en riant des tartufes et de leurs dupes […]. Au Japon, l’éthique martiale réussit à s’imposer parce qu’elle mit l’accent sur l’abnégation […]. Celui qui répond de son honneur sur sa vie ne peut être soupçonné de mensonge. Il agit, c’est assez… Ce fut l’institution du seppuku qui exempta l’éthique martiale de toute subordination utilitaire, qui lui assura sa souveraineté sur la vie… La mort volontaire vint authentifier de sa sanction suprême toute l’architecture des obligations martiales… » (4).
Sans jamais pousser aussi loin la vertu sacrificielle, l’aristocratie guerrière de l’Europe ancienne avait pratiqué une éthique voisine, attestée notamment par de nombreux exemples romains et gaulois. De la fin du Moyen Age au XIXe siècle, la pratique du duel, constamment condamnée par les Eglises, montre que persiste malgré tout le sentiment du « service inutile » sous le prétexte du point d’honneur. Mais Maurice Pinguet n’a pas de mal à montrer ce que la chevalerie occidentale avait perdu en acceptant un magistère spirituel dont ils n’avaient pas mesuré la perfidie.
« En Europe, la pénitence chrétienne avait délivré le sujet du souci de se juger. L’autopunition capitale conférait aux mœurs martiales du Japon leur sourde gravité au moment où la casuistique de l’intention, maniée par les bons pères jésuites, berçait la noblesse d’Occident. Cette fonction de direction morale que les prêtres chrétiens s’arrogeaient depuis si longtemps, les guerriers japonais [l’exerçaient] en toute rigueur. »
Des Kamikazes à Mishima
La mort volontaire allait atteindre la dimension d’une tragédie nationale avec le sacrifice des jeunes kamikazes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette force spéciale d’attaque aérienne, dite du « vent divin » (en abrégé, kamikaze) fut constituée en vue d’attaques-suicides contre les navires américains au cours des dix derniers mois de la guerre dans le Pacifique. La première attaque eut lieu le 25 octobre 1944. En tout, 2 198 pilotes se sacrifièrent : 34 navires américains furent coulés et 288 endommagés. Pour leur dernier vol, chaque pilote-suicide emportait serré contre le flanc, un sabre traditionnel. Mort inutile ? Peut-être. Mais certainement pas absurde. « Seule la mort subie n’a pas de sens. Voulue, elle a le sens qu’on lui donne, fut-elle inutile ». La rhétorique japonaise de la mort ne nous laisse pas insensibles. Quelque chose de très ancien et de profond vibre en nous au même diapason.
Ce n’est pas un hasard si le suicide rituel de l’écrivain Mishima, le 25 novembre 1970, eut un tel écho en Europe. Jadis, on y cultivait aussi le détachement devant la mort. L’histoire romaine fournit de nombreux exemples de suicides assumés comme l’expression du libre arbitre et de la dignité. En l’an 46 avant notre ère, au cours de la guerre civile qui opposait les partisans de César et ceux de Pompée, le général Metellus Scipion, voyant son navire capturé par l’ennemi, saisit son glaive et se perce la poitrine. A cet instant, on demande à grands cris où est le général. « Le général, répond Scipion dans un souffle, se porte bien » (Imperator inquit se bene habet). Façon élégante et méprisante de prendre congé d’une compagnie indésirable, et de prouver que, malgré les apparences, on reste maître du jeu. L’impavidité du général romain ou du guerrier japonais s’enracine dans leur nature et dans leur culture. Comme dans l’Europe pré-chrétienne, le sentiment de l’immanence commande tous les rapports des Japonais avec l’existence. Le Bushido enseigne qu’il y a quelque faiblesse et du ridicule à se préoccuper d’une autre vie alors que l’on peut modeler la sienne et lui donner un sens par sa mort.
La révolte de Saigo Takamori
En 1868, l’avènement du jeune empereur Meiji coïncida avec un renforcement considérable du pouvoir central, une politique d’occidentalisation et une volonté de rupture avec la tradition féodale. Moins de dix ans plus tard, en 1876, l’interdiction de porter le sabre sanctionna symboliquement cette révolution par le haut. La plupart des samouraïs s’inclinèrent. Ils contribuèrent à l’intense modernisation du Japon en apportant dans la vie économique ou le service de l’État les vertus qu’ils avaient pratiquées dans l’institution guerrière. D’autres se révoltèrent contre ce qu’ils ressentirent comme une déchéance.
Sous la conduite de Saigo Takamori, ils s’insurgèrent au nombre de quarante mille, préférant mourir en combattant que de vivre dans l’humiliation. Méprisant le recours aux armes modernes, ils se lancèrent avec leurs sabres contre les fusils des conscrits impériaux. Les survivants se suicidèrent suivant le rite de seppuku. « Tout homme peut se reconnaître dans leur décision, dira Maurice Pinguet. Certes, ils n’ont pas voulu mourir pour nous, comme il est dit des prophètes et des saints – mais ils meurent devant nous : une éthique de la volonté est plus salubre qu’une promesse de salut, au moment surtout où, de toutes parts, l’homme est persuadé de se faire l’esclave de sa vie… » Aujourd’hui, Saigo Takamori a sa statue dans le parc d’Ueno à Tokyo et l’art martial du sabre, le kendo, s’est répandu dans toute la nation.
Dominique Venner
Source : Excalibur magazine, 2002.
Notes
- Zoé Oldenbourg, Les Croisades, Gallimard, 1965.
- Traité rédigé à la fin du XVIIe siècle. Cf. Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard, 1985. Les pensées du samouraï Jôchô Yamamoto sont pleines de critiques acerbes adressées au Japon pacifique et prospère de l’époque Tokugawa (XVIIe siècle).
- Cf. Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, Paris, 1970.
- Maurice Pinguet, La Mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984.
Crédit photo en Une : Scandphoto via Shutterstock. “Sverd i stein” (Les Épées sur les rochers), Norvège. Ce monument commémore la bataille de Hafrsfjord, où Harald à la Belle Crinière a remporté sa dernière victoire, et a unifié la Norvège en 872 (Wikipédia).