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La beauté comme horizon : une éthique de la tenue

Chapitre d’Henri Levavasseur pour l’ouvrage collectif de l’Institut ILIADE Pour un réveil européen, Nature – Excellence - Beauté, (éditions de la Nouvelle Librairie, lancement officiel à l’occasion du colloque annuel de l'ILIADE, le 19 septembre 2020 à Paris).

La beauté comme horizon : une éthique de la tenue

Les Grecs qualifient de « beau et bon » (kalos kagathos, contraction de kalos kaï agathos) celui qui se hausse pleinement à la dignité d’homme. Pour les Anciens, il est « bon » (agathos) d’accomplir de manière exemplaire ses devoirs envers la Cité, d’agir et de se tenir comme il convient sous le regard de ses pairs et des dieux, d’atteindre l’excellence conformément à sa nature, en visant l’horizon de la beauté. Mais qu’est-ce que la beauté ? S’agit-il seulement d’une apparence séduisante, façonnée par le caprice ? L’adjectif grec kalos, apparenté au sanscrit kalya (valeureux), désigne en réalité une forme de beauté supérieure, propre aux êtres dont les actes portent la marque d’un caractère noble et accompli. Dans cette perspective, l’excellence et la beauté procèdent d’une éthique de la tenue – notion qui figure au cœur de la tradition européenne, et dont l’étymologie grecque révèle le sens profond.

Ethos et ethnos

Les dictionnaires contemporains définissent l’éthique comme une réflexion philosophique sur laquelle la morale fonde ses interdits et ses devoirs. Les prescriptions morales sont susceptibles de varier d’une société à l’autre, tandis que l’éthique en appelle à la raison pour poser des principes universels, par-delà les contingences historiques et les particularismes culturels. Cette conception de l’éthique, propre à la tradition des Lumières, a naturellement peu à voir avec la tradition antique.

Étymologiquement, éthique et morale renvoient en vérité aux mêmes notions. Le mot « morale » dérive du latin moralis, qui provient lui-même de mos, « mœurs », « coutume », « usage » : le mos majorum, la « coutume ancestrale », fonde la morale du citoyen romain de l’époque classique (cf. chapitre 6). Le mot « éthique » trouve son origine dans le grec ēthos, qui présente plusieurs significations : ce vocable désigne au sens premier le séjour habituel d’un animal (chez Homère, les pâturages des chevaux sont leurs ēthea) ; il s’applique ensuite aux dispositions de l’âme, au caractère (Héraclite enseigne que « le caractère de l’homme porte la marque d’une puissance divine » : ēthos anthrōpō daïmōn) ; le même terme s’emploie enfin à propos de la coutume et des mœurs (Hésiode évoque dans sa Théogonie les nomoï et les ēthea des immortels : les lois et les usages des dieux). Le nom ēthos est étymologiquement apparenté au verbe ethō (avoir coutume), tout comme le mot ethnos (clan, peuple). Ces termes sont issus d’une racine indo-européenne *su̯ē̆dh– (faire sien), présente dans le sanscrit svádhā (usage), le latin sodalis (compagnon, ami) ou le vieil-haut-allemand sito (coutume). L’ēthos ne renvoie donc pas chez les Grecs à une morale universelle fondée sur l’opposition du bien et du mal : l’éthique est la manière dont les êtres se tiennent face au monde dans leur séjour habituel. L’ēthos d’un peuple puise ses racines dans une tradition et repose sur une transmission.

On retrouve ce lien entre les notions de coutume, de séjour et de tenue dans les termes français « habitude », « habitation », « habit », apparentés au latin habitus (manière d’être). Très tôt, le mot habit est associé dans notre langue à l’idée de maintien et de tenue, au sens de « tenir son rang ». Il est donc pertinent de parler d’éthique de la tenue, dans la mesure où cette formule permet de définir une forme d’exigence tournée vers un idéal humain propre au génie européen. Un tel idéal se distingue des formes de morales universelles, d’essence religieuse ou laïque, indifférentes à tout enracinement spécifique.

Un ethos aristocratique

L’éthique de la tenue renvoie à un idéal aristocratique dont les traits principaux présentent une continuité étonnante depuis l’Antiquité. Quatre types fondamentaux, unis par une certaine forme de stoïcisme propre à l’homme d’action, ont profondément marqué l’imaginaire européen : le héros homérique, le citoyen romain, le chevalier médiéval, le gentilhomme moderne.

Le héros homérique évolue dans un univers où le jugement porté sur l’homme repose sur la distinction du beau et du laid, de ce qui est honorable et de ce qui ne l’est pas, sur la nécessité de se montrer digne de l’estime de ses pairs. Pour les Grecs, la notion de « bien » (agathon) désigne ce qui est conforme au juste ordonnancement de l’univers (kosmos). L’expression kalos kagathos s’applique à un idéal de perfection humaine où la qualité du paraître rejoint celle de l’être : l’éducation (païdeia) vise à atteindre cette harmonie du corps et de l’âme, de la pensée, de la parole et de l’action. À l’inverse, toute manifestation de démesure (ubris), chez les hommes comme chez les dieux, entraîne une catastrophe. Nous sommes ici aux antipodes de la modernité occidentale et de sa métaphysique de l’illimité, dénoncée par Heidegger – l’appétit du « toujours plus », auquel nous devons opposer la logique du « toujours mieux ».

Héritière du monde grec, la civilisation romaine nous a également légué un idéal aristocratique d’une grande valeur : celui du citoyen de l’époque classique. Ce dernier apparaît constamment soucieux de sa dignitas, aussi bien personnelle que familiale, qu’il convient de défendre au prix même de sa vie. Car la dignitas s’enracine dans la virtus, qualité propre de l’homme (vir) : la force d’âme et la maîtrise de soi (gravitas) se situent au cœur de l’enseignement des Stoïciens. Ces qualités sont indissociables de la pietas, c’est-à-dire du devoir rendu aux dieux et à la famille, devoirs auxquels s’ajoute le service de l’État. L’un des membres de la famille des Scipions fait graver ces mots sur sa tombe : « Mes mœurs ont enrichi les vertus de ma race. J’ai engendré une descendance, j’ai cherché à égaler les exploits de mon père. J’ai mérité la louange de mes ancêtres, qui se sont réjouis de me voir né pour leur gloire. Mon honneur a ennobli ma lignée. »

La chevalerie médiévale reprend une partie de cet héritage, associé aux vertus chrétiennes, mais également au vieil idéal martial des sociétés celtiques et germaniques. Pour Dominique Venner, dans Histoire et tradition des Européens, il s’agit d’une « éthique incarnée » : « Prouesse, largesse et loyauté sont ses attributs que l’honneur résume. L’élégance de l’âme commande d’être vaillant jusqu’à la témérité. » L’exigence de fidélité à la parole donnée oblige à tenir la foi jurée jusqu’à la mort, attitude exaltée dans La Chanson des Nibelungen. L’idéal du sacrifice héroïque, présent dans toute la tradition épique, se mêle au message chrétien : le poème saxon Heliand décrit le Christ et ses disciples comme un prince germanique entouré de ses vassaux, tandis que les noces de Cana apparaissent comme un festin guerrier.

À l’époque moderne, la figure du gentilhomme représente la synthèse et l’aboutissement de ces divers héritages, à travers l’équilibre entre les talents de l’homme d’épée et de l’homme d’esprit, alliant élégance morale, distinction, courage et maîtrise de soi. Tel est l’idéal, largement partagé par l’ensemble des élites européennes, que s’efforcent d’incarner par exemple le Junker prussien ou le gentleman britannique.

Incarner l’éthique de la tenue

Quelles leçons concrètes la jeunesse européenne peut-elle encore recueillir de ces exemples si éloignés de notre quotidien ? Ces modèles ne sont-ils pas aujourd’hui dépassés ? L’idéal aristocratique n’a pas disparu, mais il ne structure plus la société ; les valeurs dominantes sont celles de l’hédonisme et de l’égalitarisme ; la notion même d’élite est largement dépréciée, quand elle n’est pas associée à des types humains opposés à ceux de l’ancienne aristocratie ; médiocrité et vulgarité font aujourd’hui l’objet d’une complaisance sans précédent ; une véritable inversion des canons éthiques et esthétiques s’impose aux masses sidérées par les loisirs de masse et le matraquage publicitaire.

Pourtant, chacun de nous peut encore choisir d’incarner une part de l’éthique européenne en la déclinant – au féminin comme au masculin – dans des situations et des engagements très divers. Cette possibilité revêt une portée qui dépasse les seuls destins individuels. L’éthique de la tenue est l’expression communautaire d’une véritable réforme des esprits et des comportements, prélude au nécessaire réveil de l’Europe en dormition. Elle est une voie d’excellence, dans laquelle la jeunesse européenne doit aujourd’hui réapprendre à s’engager.

S’il peut paraître difficile d’établir les critères objectifs de la « tenue », chacun sait instinctivement définir ce qu’il convient de rejeter : le débraillé, la vulgarité, le laisser-aller. Ce dernier peut prendre des formes diverses : laisser-aller du corps (avachissement ou exhibition), du vêtement (modèle universel et unisexe), du comportement (manque de maîtrise de soi, oubli des règles de la courtoisie), du langage (outrance ou vulgarité), de l’esprit (paresse intellectuelle, conformisme) ou de l’âme (perte du sens de l’honneur, absence de courage et de fidélité à ses principes).

C’est à toutes ces formes d’abandon de soi-même qu’il faut opposer la notion de tenue. Celle-ci constitue une ascèse – ce qui n’implique pas une vie ascétique : au-delà de son acception religieuse, passée dans le vocabulaire chrétien par l’intermédiaire du latin chrétien asceta, le mot est apparenté au grec askēsis (exercice), qui désigne à l’origine la pratique d’une forme d’activité artistique ou athlétique. L’ascèse est avant tout une discipline. L’éthique de la tenue se fonde en définitive sur la volonté de vivre en Européen, conformément à la triade des principes homériques : la nature comme socle, l’excellence comme but, la beauté comme horizon.

Donner forme à son existence

Reconnaître la nature comme socle, c’est respecter l’ordre naturel et ses grands équilibres, écologiques et anthropologiques. C’est préserver et transmettre les caractères spécifiques de notre patrimoine héréditaire européen. C’est s’immerger dans la splendeur de nos paysages et s’attacher à la dimension communautaire de nos traditions à travers la célébration des fêtes traditionnelles du cycle annuel.

Rechercher l’excellence comme but, c’est conserver le souci de l’élégance morale, pratiquer une certaine retenue et cultiver l’exigence envers soi-même ; c’est s’efforcer à l’adéquation de la pensée et de l’action, de l’être et du paraître, tendre à se dépasser plus qu’à rechercher un « épanouissement » hédoniste, se soumettre à une discipline librement consentie plus que de revendiquer une liberté totale ; c’est se savoir « maillon d’une chaîne », servir plus que se servir, se montrer exigeant dans le choix de ses pairs tout en étant capable d’affronter la solitude ; enfin et surtout, c’est transmettre cet ensemble d’exigences par l’exemple, en ne se reniant jamais au profit de la facilité, du confort ou de la sécurité. Le plus sûr moyen d’y parvenir est de construire sa « citadelle intérieure », par la méditation quotidienne, la lecture, mais aussi par la discipline du corps.

Viser la beauté comme horizon, c’est ne jamais laisser la laideur avoir prise sur soi, se soustraire autant que possible à son emprise ; c’est rechercher au contraire toutes les occasions de nourrir son âme et son esprit par la contemplation du beau en tant que manifestation du sacré ; c’est aussi exprimer, à la mesure de ses moyens, ce souci de la beauté et de l’élégance jusque dans les moindres occasions du quotidien, dans les objets qui nous entourent, la décoration de notre habitat comme dans la tenue vestimentaire, en conformité avec notre esthétique européenne. Tel est le plus sûr moyen de rayonner, d’éveiller et de transmettre. L’éthique de la tenue est aussi une esthétique : se « tenir », c’est donner forme à son existence.

Pour un réveil européen, Nature – Excellence – Beauté, ouvrage collectif présenté par Philippe Conrad et Grégoire Gambier, dirigé par Olivier Eichenlaub, Éditions de La Nouvelle Librairie, collection « Iliade », septembre 2020, 192 pages, 16 euros.

Orientations bibliographiques

  • Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens : 30 000 ans d’identité (Éditions du Rocher, 2002).
  • Dominique Venner, Un samouraï d’Occident : le bréviaire des insoumis (Pierre-Guillaume de Roux, 2013). 
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