Le droit des Européens à la frontière
Intervention de Thibault Mercier, avocat, auteur de l'essai Athéna à la borne. Discriminer ou disparaître ?, au VIe colloque de l’Institut Iliade : « Europe : l’heure des frontières » le 6 avril 2019.
Jean-Claude Juncker, l’inénarrable président de la Commission Européenne, déclarait en 2016 que les frontières étaient « la pire chose jamais inventée par les politiques (en août 2016 devant l’Alpbach Media Academy) ». Pour lui, comme pour les tenants de l’idéologie « no-border », la frontière est l’Obstacle à abattre. Elle contredirait l’utopie d’un monde globalisant, un monde où les nations et les peuples seraient enjoints de se soumettre au principe du droit universel de libre circulation des individus, des capitaux et des marchandises, un monde dans lequel aucun particularisme local, aucune législation ne pourrait légitimement venir limiter leur liberté d’aller et venir, un monde où tout contrôle, toute limite serait vue comme une insupportable atteinte à la liberté.
Le « no-border » ou le signe des temps ?
Ils rêvent d’une planète lisse, débarrassée de ses aspérités, sans affrontements, rendue à son innocence première et d’où le Mal aurait miraculeusement disparu. Pour eux, l’abolition des frontières serait un progrès, la libre traversée un droit de l’homme imprescriptible et toute limitation, une aberration d’un autre temps.
Et pourtant, l’indécence de notre époque ne provient non pas d’un excès, mais bien d’un déficit de frontières. S’il n’y a plus de limites à c’est parce qu’il n’y a plus de limites entre.
Plus de limites entre les affaires publiques et les intérêts privés, entre l’État et les lobbys, plus de distinction entre le citoyen enraciné d’une nation et l’individu universel et cosmopolite riverain d’une chimérique ville-monde, plus de séparation entre une culture et une autre, plus de différence entre un homme et une femme, etc.
Communautarisme, insécurité, guerre de tous contre tous, dissolution et uniformisation des cultures et des modes de vies : voilà encore autant de conséquences de ce sans-frontiérisme béat qui récuse la nécessité politique d’une distinction entre le dedans et le dehors.
Si l’illusion mondialiste soutient que les frontières sont non seulement contraignantes mais encore inutiles, nous allons tenter de montrer par cette intervention en quoi ces dernières sont au contraire un indispensable outil de distinction permettant aux cultures et aux civilisations de s’épanouir et de se développer davantage en paix.
La frontière : marque de la différence
Car qu’est-ce que la frontière ? Juridiquement il s’agit de la « ligne exacte de rencontre des espaces où s’exercent respectivement les pouvoirs et les droits souverains » (selon l’arrêt du 19 décembre 1978 de la Cour internationale de Justice, Plateau continental de la mer Égée – Grèce c. Turquie).
Elle indique donc la séparation entre deux territoires, entre deux souverainetés, entre deux pouvoirs, entre deux nations. La frontière est donc le révélateur de la différence. Pour chaque peuple particulier, la frontière distingue le dedans et le dehors. La frontière équilibre le différent et le semblable. La frontière marque l’altérité psychologique, ethnique, religieuse ou encore civilisationnelle. La frontière est ainsi bien plus qu’un outil de séparation, c’est un outil de distinction. Un pays existe par ses frontières et les différences ne se concrétisent que par des séparations. Car dans l’absolu « exister » c’est délimiter un dedans et un dehors.
La frontière n’a jamais disparu
« Quand la frontière disparaît, elle est partout. La frontière qui devait n’être plus nulle part se rencontre à chaque porte, à chaque entrée de bureau, à chaque sortie d’autoroute, à chaque aéroport, à tout moment, entre tous. » Ces mots d’Hervé Juvin nous montrent bien que, sauf dans l’univers mental des occidentaux, les frontières n’ont jamais disparu. Au contraire, après des décennies de sans-frontiérisme, le principe reprend maintenant de la vigueur et la réalité rattrape les idéalistes.
Comment ne pas voir que, dans une Europe qui s’est donnée pour objectif la suppression de toute frontière entre les États, on assiste paradoxalement à la création exponentielle de nouvelles frontières, des frontières intérieures et plus insidieuses et qui sont aussi bien tangibles qu’intangibles ?
Communautarisme, multiplication des contrôles de sécurité à l’entrée des aéroports, des musées, des centres commerciaux, blocs de béton autour des marchés de Noël, enceinte aux pieds de la tour Eiffel, voilà autant de réponses débridées à la nécessaire protection des individus dans des États occidentaux qui ont oublié qu’une de leurs fonctions régaliennes était d’assurer la sécurité et la paix sur leur territoire.
Partout le besoin de frontières se fait ressentir, et leur suppression entraîne incertitude, insécurité et violence pour les nations et pour leurs citoyens.
Et que penser encore de ces frontières invisibles que dressent certains citadins pour se préserver à la fois des populations nouvellement arrivées et de ce qu’ils appellent la « France d’en bas » ? En effet, ces élites mondialisées « gentrifient » les quartiers, pratiquent l’évitement résidentiel et scolaire, et s’adonnent à l’entre-soi, et tout ceci en contradiction flagrante avec les valeurs de « vivre-ensemble », de libre-échange, de mixité sociale et de diversité culturelle qu’elles prônent sans cesse.
On remarque alors que ce sans-frontiérisme bon teint n’est finalement heureux et possible que pour les classes supérieures qui ont les moyens financiers d’assurer eux-mêmes leur sécurité ainsi que pour les voyageurs d’affaires qui ne sortent pas de leurs hôtels cinq-étoiles ou de leurs marinas sécurisées.
Le village global où chaque habitant se connaît et se respecte n’est ainsi qu’une chimère. Et chacun d’entre nous peut s’en assurer en sillonnant les rues des capitales occidentales, nous assistons plutôt à la création d’une mégalopole planétaire froide et impersonnelle, d’une société où chaque voisin est un étranger, d’une cité mondiale où nous sommes tous suspects et tous sommés d’obéir au droit et à l’État Big Brother.
Ainsi les frontières existent, que nous le voulions ou non. Mais où les voulons-nous ? Partout à l’intérieur du pays ? En permanence autour de nous ? Ou plutôt le plus loin possible, à l’extérieur, aux confins de notre nation et de notre civilisation ?
Reformer notre pré carré : le droit à la frontière physique
« Sérieusement, Monseigneur, le Roi devrait un peu songer à faire son pré carré ». Ces mots du marquis de Vauban datent de 1673 et restent pourtant d’une brûlante actualité à une époque où les accords Schengen ont supprimé toutes frontières internes et où l’Union Européenne se trouve incapable de définir et garder ses frontières.
Rappelons que Vauban, sous le règne de Louis XIV, contribua à renforcer les frontières extérieures de l’Hexagone permettant ainsi la suppression des frontières intérieures du royaume et marquant ainsi la fin des villes fortifiées à l’intérieur du pays.
Le renforcement des frontières extérieures de la France a donc permis la pacification interne du territoire.
Frontière, outil de paix intérieure donc, mais aussi de paix avec l’extérieur.
En Grèce antique, pour légiférer sur les terres agricoles de la cité, les hommes se plaçaient sous l’égide de « Zeus protecteur des limites ». Ainsi ils posaient les bornes qui séparent les paysans sur un même sol, ainsi que les étrangers et les citoyens sous une même juridiction. La frontière est donc également un outil de pacification des relations.
Car s’accorder sur une frontière c’est enterrer un combat, l’ancien ennemi devient alors l’allié et l’étranger un voisin. Au cours des siècles les frontières édifiées ont ainsi servi à séparer les juridictions les unes des autres, à résoudre les problèmes de loyauté politique et à empêcher de nouvelles guerres civiles. Fixer une frontière permet ainsi la paix entre deux entités qui souhaitent perdurer, entre deux mondes décidés à faire respecter leur zone de sécurité. Sans frontières, au contraire, ces deux ordres seraient amenés à se confondre ou pire, l’un serait amené à prendre le dessus sur l’autre.
Si l’Europe souhaite survivre, elle doit donc nécessairement se poser la question de sa délimitation et de la défense de ses frontières. Les Européens ont les idées claires sur cette question : 72% des français, 66% des allemands et 60% des italiens sont favorables à la suppression des accords de Schengen et au rétablissement des contrôles aux frontières (sondage avril 2016).
En contradiction avec les demandes de ses peuples, l’UE ne consacrait en 2018 que 320 millions d’euros au financement de l’agence Frontex (un budget de 500 millions a été évoqué à l’horizon 2027) pour surveiller ses 14 000 km de frontières. Bel effort, mais qui fait bien pâle figure comparé aux 13 milliards de dollars dépensés par les Etats-Unis en 2015 pour la défense de leurs frontières nationales.
Le problème est encore et toujours lié au manque de volonté politique commune des États membres. Comment, en effet, avoir une politique d’asile cohérente sans confiance mutuelle entre les États ? Comment défendre notre pré carré aux côtés de l’Italie et de la Hongrie alors même que l’Espagne et l’Allemagne ouvrent les vannes ?
L’Union Européenne refuse de voir en face la question migratoire et se retrouve engluée dans ses contradictions droit-de-l’hommistes. Elle préfère ainsi sous-traiter la basse besogne de garde-frontières à des pays comme la Turquie, qui n’hésite pas à saisir l’occasion de nous faire chanter. Le gouvernement turc a en effet exigé des Européens une libre circulation pour ses citoyens ainsi qu’une assistance financière de 6 milliards d’euros en vertu du pacte migratoire UE-Turquie du 17 mars 2016.
Plutôt que de céder à un affreux chantage à la mauvaise conscience, demandons-nous à qui profite le crime ? Rappelons que le trafic de migrants a rapporté près de 6 milliards d’euros en 2016 (selon la première étude du genre de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (l’UNODC)). 6 milliards, l’équivalent des dépenses annuelles de l’Union européenne en aide humanitaire. Pour atteindre l’Europe de l’Ouest, un Afghan peut ainsi dépenser entre 8000 € et 12 000 €. On est bien loin de la figure du réfugié fuyant la guerre ou du migrant économique sans le sou que les médias voudraient nous vendre et que certains patrons achètent allègrement, bien contents de trouver une main d’œuvre ultra-docile à exploiter sans vergogne.
Quelles solutions pratiques pour faire cesser ces trafics ? Prenons l’exemple de l’Australie, cette nation insulaire de 24,3 millions d’habitants qui a adopté l’une des législations migratoires les plus rigoureuses du monde.
Depuis 2013 et l’opération « Frontières souveraines » lancée par le Premier ministre Tony Abbott, les bateaux des migrants clandestins sont systématiquement repoussés hors des eaux australiennes, tandis que les demandeurs d’asile sont placés dans des centres situés à l’extérieur du territoire, le temps que leur demande soit instruite dans les règles. Pour ce faire, l’Australie a passé des accords avec certains de ses voisins, comme la Papouasie Nouvelle Guinée, Nauru et le Cambodge. L’ensemble du dispositif s’appuie sur les moyens de l’armée et de la marine australiennes. L’armée nationale est donc chargée de sa mission la plus élémentaire : la protection du territoire, ou plus particulièrement des frontières.
Tandis que l’Europe laisse aux migrants clandestins l’espoir d’être recueillis en mer et constate des milliers de décès dus à une traversée dangereuse sur les embarcations des passeurs, l’Australie, elle, met en avant le résultat de sa fermeté : aucun migrant clandestin tentant d’approcher les côtes australiennes n’a péri en mer en 2014 et 2015.
Bien évidemment, les ONG dénoncent cette politique, en particulier les conditions auxquelles seraient soumis les demandeurs d’asile dans les centres offshore, et qui mettraient l’Australie en contradiction avec la Convention des Nations Unies sur le statut de réfugié de 1951. Canberra balaye ces reproches et rétorque que le contexte migratoire actuel n’a plus rien à voir avec celui des années 1950.
Et en effet, 1000 ou 2000 réfugiés posent peut-être une question de droit et de principe mais 1 ou 2 millions posent une question de survie. La convention de Genève de 1951 sur les réfugiés a été signée à une époque où les circonstances étaient bien différentes de la nôtre. Pourquoi ne pas la dénoncer ? Le droit d’asile n’est qu’un devoir d’hospitalité, par définition temporaire et non un droit imprescriptible de séjour définitif reconnu à tout individu. Dans la même lignée, il s’agit évidemment aussi de dénoncer le Pacte de Marrakech qui participe à la création d’un véritable droit coutumier à l’immigration et fait de l’homme un nomade, un outil que l’on déplace d’un pays à un autre pour répondre aux besoins du marché. Ce Pacte n’est pas contraignant juridiquement nous dit-on… C’est pourtant bien mal connaître le processus de prise de décision des différentes cours suprêmes et cours des droits de l’homme à travers le monde qui n’hésitent pas à puiser leur doctrine dans ce type de traités et de pactes.
Et il ne s’agit bien sûr pas de fermer le continent à tout échange ou à toute immigration. Une frontière n’est pas un mur étanche qui interdit tout passage, il s’agit plutôt d’un pont qui filtre le nécessaire du superflu.
Des frontières mouvantes : le problème de l’extra-territorialité du droit américain
Nous avons indiqué en début d’intervention que la frontière marque la limite entre l’exercice de deux droits souverains. A l’époque contemporaine, toute idée de guerre conventionnelle entre nations occidentales semble écartée, et pourtant nos frontières et notre souveraineté n’en restent pas moins soumises à de nouvelles rivalités.
En effet, il apparaît clairement que certains États-Nations n’ont pas souhaité abandonner leur volonté de puissance et d’expansion et ont ainsi transféré leurs velléités de conflit vers la sphère économique. Comme l’a montré le philosophe Julien Freund, « Il faut considérer comme sans fondement toutes les doctrines qui voient dans l’âge industriel ou économique le successeur pacifique de l’âge militaire, non seulement parce que l’ennemi politique ne se réduit pas au seul ennemi militaire, mais encore parce que la politique pénètre d’inimitié l’économie, la science, la morale et la technique aussi bien que les armées. ». Selon lui, il serait naïf de croire que le progrès de la civilisation pourrait substituer l’ère de la sérénité à celle de la violence. Au contraire, les nouveaux moyens que le progrès met à la disposition de l’homme, celui-ci les utilise au service de toutes les formes de violence et notamment économique.
Comment ne pas lui donner raison lorsque l’on remarque l’extension phénoménale, ces dernières années, d’un marché de l’obéissance mondialisée voulu par les Etats-Unis ? C’est ce que l’on appelle l’extra-territorialité du droit américain : nos entreprises sont en effet confrontées à une pratique inédite de la part des autorités américaines qui, sous couvert notamment de lutte contre la corruption, imposent aux grands groupes européens de coopérer contre eux-mêmes et de payer une amende plutôt que de risquer un procès, long et couteux. BNP Paribas, Société Générale, Total, Technip, Deutsche Bank, Crédit Suisse, Volkswagen, depuis 2010, les entreprises européennes ont ainsi versé plusieurs dizaines milliards de dollars aux autorités américaines à la suite d’enquêtes sur des violations de loi anticorruption ou de non-respect d’embargo américains. Et contrairement à ce que l’on pense, ce chantage économique ne s’appuie pas sur le droit mais bien sur la puissance politique de l’administration américaine. Où sont les nations européennes pour défendre leurs intérêts ? A titre d’exemple, il est ainsi permis de s’interroger sur le peu de soutien politique et médiatique adressé à Carlos Ghosn à la suite de son arrestation au Japon.
Il est pourtant crucial que l’Europe retrouve cette volonté de puissance politique et économique pour continuer à exister. Nous disparaîtrons si les élites européennes continuent dans ce pacifisme niais qui voudrait que nous n’ayons plus d’ennemis. « Qu’un peuple n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible. » écrivait Carl Schmitt.
Contre l’universalisme des droits de l’homme et la dissolution des identités : le droit à la frontière culturelle
Ainsi nos frontières ne sont pas seulement physiques, elles ne sont pas qu’une défense contre l’extérieur. Elles sont également un symbole, un outil de notre unité, de notre cohésion, de notre homogénéité intérieure. Il est ainsi nécessaire de les défendre contre les menaces culturelles que représente la mondialisation économique, cette machine à uniformiser les peuples et les cultures.
En ce début siècle, qui d’entre nous emporte encore avec lui un guide linguistique quand il part à l’étranger ? « A Rome fais comme les Romains » ? Pourquoi faire quand, à l’époque du tourisme de masse, chaque ville nous accueille désormais en nous parlant anglais, en nous proposant McDonald’s, Starbucks et sushis et que le GPS de notre téléphone portable nous permet de nous repérer sans aide locale. Malheureusement nous assistons tous les jours à l’uniformisation des modes de vie calqués sur l’American Way of Life, à la McDonaldisation des gastronomies locales ou encore à la dissolution des langues nationales dans le globish.
Quand les particularismes locaux s’effacent sous le rouleau compresseur de l’américanisation, il devient alors plus que crucial d’œuvrer à préserver les identités collectives. Nous devons résister aux troupes d’occupation mentale qui avancent masquées sous couvert de liberté religieuse, de droit au développement économique et de droits de l’homme.
Suivons les conseils de Claude Lévi-Strauss : pour continuer à exister les cultures doivent faire preuve d’une certaine imperméabilité. Car ce n’est que leur différence qui peut rendre leur rencontre féconde. Si nous voulons permettre à cette diversité de continuer à exister, il faut en payer le prix et faire en sorte que chaque culture veille sur ses particularismes, son style de vie, son système de valeurs.
Devons-nous devenir des américains comme les autres ? Un Africain doit-il venir en Europe au prix de la perte de sa propre identité ? Si le monde devient « partout pareil » à quoi bon alors aller voir ailleurs ?
C’est ainsi un véritable droit à l’identité des peuples qu’il s’agit d’édifier. Après les droits de l’homme et de l’individu, c’est donc les droits des sociétés existantes qu’il est nécessaire de définir. Chaque nation doit ainsi pouvoir promouvoir et défendre librement sa langue, ses mœurs, ses lois, ses croyances et bien sûr ses frontières. Plutôt que les droits de défaire et de déconstruire, ce sont les droits de demeurer, de préserver et de transmettre qu’il faut sacraliser. Il est crucial de mettre en place ce qu’Hervé Juvin appelle l’« écologie humaine ».
Les textes et traités internationaux existent d’ailleurs déjà. Citons par exemple la Déclaration sur les droits des peuples autochtones adoptée le 13 septembre 2007 par l’assemblée générale des Nations unies. Elle reconnaît « le droit de tous les peuples d’être différents » et affirme « que tous les peuples contribuent à la diversité et à la richesse des civilisations et des cultures, qui constituent le patrimoine commun de l’humanité ». Citons encore son article 3 : « les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel », ou encore son article 8 : « les autochtones […] ont le droit de ne pas subir d’assimilation forcée ou de destruction de leur culture », et enfin son article 13 disant que « les peuples autochtones ont le droit de revivifier, d’utiliser, de développer et de transmettre aux générations futures leur histoire, leur langue, leurs traditions orales, leur philosophie, leur système d’écriture et leur littérature ».
Cette magnifique déclaration est pourtant restée lettre morte : les peuples dits « en développement » se retrouvent encore et toujours menacés par l’impérialisme économique et démocratique américain. Quant aux peuples occidentaux, ils se voient dénier le droit à leur continuité historique sous prétexte de leurs politiques esclavagiste et colonialiste passées… bien qu’ils aient été à l’origine de leur abolition.
Pourquoi un tel état de fait ? C’est que la logique droit-de-l’hommiste, qui prévaut désormais en droit international et en Occident, est venue miner toute idée de commun, de nation. En effet, l’ensemble des « droits » édictés par cette Déclaration sur les droits des peuples autochtones entre en contradiction flagrante avec les droits de l’homme qui ne sont, eux, applicables qu’au niveau individuel.
Sortons de cet universalisme. Une nation doit ainsi pouvoir légitimement apporter des limites aux droits de l’homme, par exemple en pratiquant une préférence culturelle. Citons les exemples des maires de Florence et de Vérone en Italie qui ont décidé de prohiber les échoppes de kebab et les enseignes McDonald’s dans leur centre historique pour préserver la beauté architecturale et privilégier la cuisine italienne. Comme ces maires, il est nécessaire de comprendre que la liberté, notamment économique, n’est pas absolue et qu’elle doit se voir opposer les limites, légitimes, des peuples qui défendent leur identité.
Conclusion : la frontière comme rempart à la métaphysique de l’illimité
Nous le disions en introduction, notre époque ne connaît plus de limites. Nous vivons dans une ère d’illimitation et de démesure dans tous les domaines. Et cette démesure, qui est aussi bien économique, que consumériste ou encore militaire, vient maintenant mettre à mal la pérennité de nos modes de vies ou même celle de notre planète.
Nous pensons notamment à cette recherche du profit à tout prix qui entraîne des spéculations financières géantes et la mise en danger d’entreprises pérennes par des actionnaires qui ne voient plus de valeur que dans le retour (financier) sur investissement. Nous pensons encore à l’arraisonnement technique de notre planète par le culte de la croissance, nous pensons aussi à ce consumérisme débridé qui pousse au gaspillage criminel de nos richesses naturelles. Nous pensons enfin à ceux qui franchissent les frontières physiques pour mieux transgresser les frontières morales en partant par exemple acheter un enfant sur catalogue dans les usines à bébés de pays dit du tiers-monde.
Cette fuite en avant est ce que Dominique Venner appelait la « métaphysique de l’illimité », l’une des caractéristiques de la pensée moderne qui nous pousse à tendre toujours vers le « plus » plutôt que vers le « mieux ».
De l’égalitarisme au sans-frontiérisme, en passant par le transhumanisme (mouvement qui cherche à surmonter nos limites biologiques par les progrès technologiques), nombre d’idéologies ouvrent la voie à ce dépassement de la limite, ce refus de la distance.
Toute limite, toute frontière, qu’elle soit physique, morale ou scientifique doit être maintenant dépassée. L’individu est désormais seul souverain pour décider des contraintes qui peuvent lui être imposées et rien ne doit venir limiter ses libertés individuelles et l’empêcher de « jouir sans entraves ».
Comme Simone Weil (la philosophe !), nous qualifions cette attitude de puérile : pour un homme responsable, les limites ne doivent pas être vues comme des possibilités interdites. Au contraire elles marquent l’exigence d’une norme idéale et transcendante qui permet de juger ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, pour que l’homme agisse raisonnablement et ne tombe dans la démesure. La liberté consiste à faire de la manière convenable seulement ce qui est bien ; et notre connaissance du bien doit venir d’un principe supérieur, elle doit venir d’en haut. L’homme doit prendre conscience de ses limites et que sa volonté ne peut être absolue.
Les Anciens n’avaient par exemple jamais eu le dessein d’asservir la Nature. Ils s’étaient volontairement contenus dans les limites dictées par la mesure, se gardant de mettre leur environnement en péril.
Mais la modernité a entraîné l’avènement de l’individu souverain de lui-même et plus rien n’existe en dehors et au-dessus de lui. Ainsi l’homme est devenu son propre dieu, il a perdu conscience de sa finitude et plus aucune limite ne saurait lui être opposée.
Pourtant la liberté ne doit pas rimer avec anarchie. Alors que les droits de l’homme ont permis l’émergence d’une conception négative de la liberté, c’est-à-dire la possibilité pour l’individu de faire sécession de la société, il convient plutôt d’en adopter à nouveau une conception positive, conception qui implique la participation de l’individu à la vie en communauté sans en choisir uniquement les éléments qui lui conviennent. Le bien commun, comme tout ordre structurant, implique nécessairement des limites pour l’individu. Ces limites ne doivent pas être perçues comme des contraintes, mais bien comme la condition sine qua non de la vie en société.
« Il est temps, à l’Ouest, de défendre non pas tant les droits de l’homme que ses devoirs », déclarait en 1978 Alexandre Soljenitsyne dans son célèbre discours de Harvard. À nous, Européens, de retrouver notre sens du devoir et de défendre nos frontières qu’elles soient physiques, culturelles ou encore mentales.
Thibault Mercier
Bibliographie indicative
- Thierry Baudet, Indispensables Frontières, L’artilleur, éditions du Toucan, 2015
- Régis Debray, Éloge des frontières, Gallimard, 2010
- Michel Foucher, Le Retour des frontières, CNRS Éditions, 2016
- Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2013 (édition originale, 1965)
- Antoine Garapon – Pierre Servan-Schreiber, Deal de Justice, le marché de l’obéissance mondialisée, Presses universitaires de France, 2013
- Hervé Juvin, La Grande Séparation, Gallimard, 2013 / Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé, Pierre-Guillaume de Roux, 2015
- Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Gallimard, 1952 / Le Regard éloigné, Plon, 1983 / De près et de loin, Odile Jacob, 1988
- Jean-François Mattéi, Le Sens de la démesure, Sulliver, 2009
- Carl Schmitt, La Notion de politique, Flammarion, 2009 (édition originale, 1932)
- Dominique Venner, Un samouraï d’Occident, Pierre-Guillaume de Roux, 2013
- Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949
- Olivier Zajec, Frontières, Chronique, 2017