Les grandes batailles des Européens
Intervention de Jean-Yves Le Gallou, président de Polémia, cofondateur de l’Institut ILIADE, au VIe colloque de l’Institut Iliade : « Europe : l’heure des frontières » le 6 avril 2019.
Le récit national est important. Il est important pour les Français comme pour les Allemands, les Italiens et les Anglais, les Suédois ou les Irlandais. Mais au-delà de ces récits particuliers il y a place pour un récit européen. Le récit des batailles que les Européens ont livrées ensemble pour défendre leur identité commune. Le récit des victoires qu’ils ont fêtées ensemble même si tous n’y ont pas toujours participé.
Ces histoires, ces batailles, ces conflits riches de sens, sont encore très présents dans nos mémoires.
Je vais devoir aller vite car il me faut évoquer 25 siècles d’histoire en moins de 25 minutes !
Trois grands conflits traversent l’histoire de l’Europe et de ses frontières à la fois mentales et physiques : Occident /Orient, Chrétienté /Islam, Europe/Reste du monde.
Le conflit Orient/Occident
Le conflit Orient /Occident remonte à l’aube de l’histoire. Le premier narrateur des guerres médiques, Hérodote, est « le père de l’histoire », selon Cicéron. Les cités grecques défendent alors leurs libertés face à l’empire perse. C’est le citoyen qui sauve Athènes en remportant, en 490 avant notre ère, la bataille de Marathon. Marathon : un mot qui reste aujourd’hui encore synonyme d’effort et de courage. Puis en 480 la flotte perse est détruite lors de la bataille navale décisive de Salamine. Mais nous nous souvenons plus encore du combat des Thermopyles : « Passant va dire à Sparte qu’ici 300 Lacédémoniens sont morts pour obéir à ses lois ». La haute figure de Leonidas a servi de modèle à des générations et des générations d’élèves. Et de scouts. Elle a trouvé une nouvelle incarnation – moins académique mais tout aussi forte – à travers la bande dessinée et le film « 300 ». Et Leonidas est le héros éponyme de l’actuelle promotion d’auditeurs de l’Iliade.
Deux siècles plus tard le conflit Orient /Occident se déplace en Méditerranée occidentale. En 202 la bataille de Zama fait de la Méditerranée – notre mer – un lac romain et donc un lac européen pour huit siècles. La plus haute figue des guerres puniques, côté romain, c’est moins le vainqueur final, Scipion l’Africain, que le consul Regulus : vaincu par les Carthaginois, en 252, Regulus est chargé par ceux-ci de porter à Rome des propositions d’échange de prisonniers et de paix. Regulus persuade le Sénat de Rome de les refuser. Et repart à Carthage – où il sait qu’il va trouver la mort- pour honorer la parole donnée à ses ennemis. À travers le De virus illustribus et ses déclinaisons dans les manuels scolaires, l’image de Regulus a contribué à façonner le mental des Européens jusqu’à la fin des années 1960. Une leçon à retrouver.
Plus au nord, plus tard, en 451, lors du déferlement barbare issu des steppes asiatiques, Romains et Germains, sous la direction du consul Aetius s’unissent pour défaire les Huns aux Champs catalauniques. Une histoire qui est présente dans la mémoire germanique avec la légende des Nibelungen, légende qui a inspiré Wagner pour sa Tétralogie. Et côté français avec la belle figure de Sainte Geneviève, réincarnation chrétienne de la déesse guerrière Athéna. Sainte Geneviève, figure tutélaire de Paris, dont la statue s’élève encore à la pointe de l’Île de la Cité. Et que les Parisiens, les Identitaires en particulier, fêtent chaque année début janvier.
Le conflit Chrétienté /Islam
A partir du VIIe siècle, c’est un autre conflit qui commence : le conflit Chrétienté /Islam. Un conflit qui va durer quatorze siècles et qui dure encore.
La conquête arabo–musulmane a une importance majeure : comme l’a souligné l’historien Henri Pirenne dans son ouvrage « Mahomet et Charlemagne », la Méditerranée est coupée en deux, elle cesse d’être une mer européenne. Les Européens vont devoir batailler sur leur flanc sud en Hispanie d’abord, dans les Balkans ensuite.
Beaucoup de hauts lieux et de héros jalonnent cette histoire marquée par la Reconquista, les Croisades, la lutte contre le Grand Turc.
La première bataille de la Reconquista a lieu dès 722 quand le roi Pélage sauve les Asturies de la conquête musulmane à Covadonga. Au cœur des biens nommés Pics d’Europe, Covadonga est aujourd’hui un important sanctuaire marial et le point de départ d’un sentier de la Reconquista.
Dix ans plus en tard, en 732, Charles Martel ferme de manière définitive la route du nord aux envahisseurs musulmans à Poitiers. Pour la première fois dans l’historiographie médiévale (mozarabe en l’occurrence), le terme « Européens » apparaît.
Pour l’Espagne, la bataille décisive a lieu en 1212 à Las Novas de Tolosa. Elle ouvre la voie à la libération de la quasi-totalité de la péninsule. Elle est livrée contre les Almohades par tous les royaumes chrétiens d’Espagne et par des Croisés venus de toute l’Europe.
La prise de Grenade par Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille en 1492 est saluée dans toute l’Europe. Aujourd’hui le tombeau des rois catholiques, dans la chapelle royale de Grenade, est un lieu de recueillement pour beaucoup d’Espagnols attachés à l’unité de leur pays. C’est en 1492 que le pape élève le pèlerinage de Compostelle au rang de troisième pèlerinage de la Chrétienté à côté de Rome et de Jérusalem. En hommage à Saint Jacques le protecteur des Espagnols contre les Maures, Saint Jacques Matamores. Un pèlerinage qui rassemble aujourd’hui 200 000 personnes par an et qui est le principal itinéraire culturel européen.
Des Croisés ont à de nombreuses reprises aidé les Espagnols à libérer leurs terres. Comme ils l’ont fait pour la Terre sainte. Contrairement à ce qu’affirme parfois une historiographie bien-pensante, les Croisades sont d’abord une guerre défensive pour libérer le tombeau du Christ, assurer le libre accès aux lieux saints et protéger les Chrétiens d’Orient. L’aventure a duré deux siècles à partir de la création du royaume franc de Jérusalem par Godefroy de Bouillon, prince français en terre d’empire, et toute l’Europe s’est mobilisée : les paysans et les chevaliers, les princes et les clercs. Les rois de France et d’Angleterre et les empereurs allemands. Louis VII, Aliénor d’Aquitaine, Philippe Auguste, Saint Louis, Richard Cœur de lion, Conrad III, Barberousse. Il fallait en être !
1453 est la date généralement retenue comme la fin du Moyen Âge. La chute de Byzance et de l’Empire romain d’Orient fut considérée comme une catastrophe dans toute l’Europe. Hélas, les souverains d’Europe n’avaient pas pris l’exacte mesure du péril ottoman. Les cinq siècles qui ont suivi ont été marqués par une lutte incessante pour contenir puis refouler les Turcs.
En 1571, la cité du Vatican, les républiques de Gènes et de Venise, la monarchie espagnole et les États de Savoie coulèrent la flotte turque à Lépante. Une victoire qui fut saluée dans toute l’Europe et donna lieu à d’innombrables représentations picturales, élément de la conscience européenne. Don Juan d’Autriche qui commandait la flotte chrétienne est l’une des grandes figures de l’histoire européenne. La deuxième promotion d’auditeurs de l’Institut Iliade l’a choisi comme figure tutélaire.
Un siècle plus tard, en 1683, une autre coalition européenne mit fin au siège de Vienne par les Turcs. La victoire de Kahlenberg donna lieu à un mois de fêtes à Rome. En commémoration de ce jour de victoire, la fête du saint nom de Marie fut fixée au 12 septembre. Trois siècles plus tard, les pays du groupe de Visegrad qui refusent la colonisation de l’Europe par l’immigration afro-musulmane sont les héritiers des soldats impériaux et du roi de Pologne, coalisés pour défendre Vienne. La Hongrie d’Orban n’a pas oublié sa lutte séculaire contre l’envahisseur turc. Plus au nord, le groupe suédois de power metal Sabaton a chanté en 2016 la bataille de Vienne. Eternelle présence de l’histoire. Quant au croissant, popularisé après la bataille de Vienne, il reste une « viennoiserie » de choix !
De 1822 à 1912 l’opinion européenne se mobilisa pour la libération de la Grèce continentale et insulaire. Pour la première fois l’engagement des intellectuels et des artistes prépara et précéda un engagement militaire dans le cadre d’une lutte de libération. Tant le symbole était fort car il s’agissait des libertés grecques. Eternel retour des guerres médiques.
L’Europe à la découverte du monde du monde
Dans la Théogonie d’Hésiode Europe est une Océanide, fille d’Océan et de Téthys. De longue date les Européens ont entrepris de parcourir le monde.
Pythéas, grec de Marseille, est allé aux confins du monde, vers l’ « Ultima Thulé ». Ce « Christophe Colomb des contrées nordiques », selon Churchill, a voyagé vers les rivages de la mer du nord et de la Baltique.
Vers l’an 1000 les Vikings ont découvert l’Islande, le Groenland et l’Amérique du nord.
Mais c’est au XVe siècle que tout se joue. Deux flottes partent à la découverte de l’Afrique. Les Portugais longent les côtes ouest. Les Chinois descendent le long de la côte est. Les uns et les autres voguent vers le cap de Bonne Espérance. Mais leur rencontre n’a pas lieu. L’empereur Ming fait détruire la flotte – 70 vaisseaux, 30 000 hommes – de l’eunuque musulman Zheng He. La voie est libre pour la conquête européenne du monde. La diversité nationale de l’Europe est un atout : elle est source d’émulation mais sans graves dommages car les conflits coloniaux entre pays européens sont restés limités.
Si le Portugal avait renoncé à contourner l’Afrique, l’Espagne l’aurait fait à sa place. Mais en 1494, deux après la (re) découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492, le traité de Tordesillas partage pacifiquement le monde à découvrir entre les royaumes espagnols et celui du Portugal.
Pour le meilleur et pour le pire, l’Europe arraisonne le monde en bousculant des vieilles civilisations, en marginalisant des peuples autochtones mais aussi en peuplant des terres et des îles vierges.
Cortez conquiert l’empire aztèque en 1521. L’expédition de Magellan boucle le tour du monde en 1522. Puis l’Angleterre, les Pays Bas et la France s’implantent en Amérique du nord, aux Indes et en Afrique et la Russie en Sibérie.
La Pérouse et Cook explorent le Pacifique. Puis l’Arctique et l’Antarctique sont cartographiés. Européen de souche, l’américain Armstrong pose un pied sur la lune en 1968.
Voilà l’histoire commune des Européens.
Ne pas se tromper de combat
Bien sûr, tout n’a pas toujours été pour le mieux dans le meilleur des mondes…
Les Français ont affronté les Anglais aux Indes et en Amérique du nord.
Les Anglais et les Néerlandais ont guerroyé contre les Espagnols et les Français aux Antilles. Mais la Première Guerre mondiale n’a pas eu pour cause la confrontation des puissances outre-mer : ce n’est ni pour se partager l’Afrique de l’est ni le Maroc que les Européens se sont lancés dans une guerre industrielle, la funeste guerre de 1914.
La lutte contre les Turcs n’a pas toujours été sans faiblesse : Le sac de Constantinople en 1204 par les Latins et les Vénitiens est une ombre sur l’histoire des Croisades. Plus tard, François 1er – le Kennedy de l’époque selon Éric Zemmour – s’est compromis avec le Grand Turc. Mais au Grand Siècle Louis XIV envoie un fort contingent français défendre la Crète et des aristocrates français, membres de l’ordre des Hospitaliers, participent à la défense de Vienne. Honneur à eux.
La guerre de Crimée où les Français et les Anglais s’allient aux Turcs contre les Russes est aussi une page controversée de l’histoire européenne, tout comme la guerre contre la Serbie dans les années 1990. Véritable tache dans l’histoire de l’armée française.
Il y a toujours eu des gens pour se tromper de combat ! Des Grecs tentés par l’alliance avec le Grand Roi ou tout simplement par son or. Des Romains considérant les Huns comme une possible alliance de revers contre les Germains. Des nobliaux d’Espagne jouant les Maures contre leurs plus proches voisins.
Cela c’est de la géopolitique de chef-lieu de canton.
Je préfère la sagesse d’Henri le Navigateur, fils et frère de roi, qui entreprit de « faire reculer les bornes du monde ». La première étape en fut la prise de Ceuta en 1416 sur la côte nord du Maroc. En affaiblissant les royaumes musulmans, le Portugal prenait le risque de renforcer son concurrent espagnol. A son frère le roi qui s’en inquiétait, Henri le Navigateur répondit : « Les infidèles vous veulent du mal par nature, et lui [le roi de Castille] par accident. » Remarquable prise de conscience européenne.
Lavisse, l’un des pères du récit national français, expliquait que « l’histoire ne s’apprend pas par cœur, elle s’apprend par le cœur ». Donnons aux Européens la chance d’apprendre leur histoire commune par le cœur !
Jean-Yves Le Gallou