L’empire européen : du désastre organisé à l’horizon nécessaire
Thibaud Gibelin est un écrivain et journaliste français. Auditeur de la promotion Dominique Venner, diplômé en histoire et en sciences politiques, il est spécialisé dans les relations entre la Hongrie et l’Union européenne et Professeur invité au Mathias Corvinus Collegium à Budapest. Il est l’auteur d’un ouvrage consacré au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, intitulé Pourquoi Viktor Orbán joue et gagne. Il a préfacé la traduction française du livre de Balazs Orbán, Comprendre la stratégie hongroise.
Que peut signifier « l’empire européen » en 2024 ? Soit nous constatons qu’il est déjà là, après trente ans d’intégration maastrichtienne tantôt sournoise, tantôt brutale, et il faut le déplorer. Soit nous observons l’effondrement de l’Europe et de ses pays constitutifs sur la scène mondiale, notre vulnérabilité et tant de symptômes du déclin, et nous pouvons regretter son absence.
D’évidence, la façade unitaire de l’Europe n’est que la carapace de sa servitude. Pire, c’est une tunique de Nessus qui ronge tout ce qu’elle recouvre. Bruxelles ne reflète que l’abaissement des peuples européens, à commencer par les plus grands d’entre eux. Cette gouvernance gestionnaire joue, mal, la fonction de souveraineté dont elle dépouille les nations. Il n’y a pas d’empire européen pour la bonne raison que l’empire américain en tient lieu, et qu’un jeu de vase communicants répartit les compétences subalternes du politique, dans l’Union européenne, entre l’échelon communautaire et les États membres.
Jusqu’ici, rien de neuf. L’empire américain était dénoncé comme tel dès la guerre froide par le camp socialiste, lui-même empire russe sous la livrée du communisme. La lutte que se livrent ces puissances en Europe a été suspendue parce que l’empire de l’est a implosé au terme de la guerre froide. La sphère d’influence américaine en Europe s’est étendue de 1000 à 2000 kms à l’est, et l’illusion de la fin de l’histoire a duré une vingtaine d’années. Aujourd’hui, l’état de surextension impériale américain indique un reflux, non pas à l’avantage des dominions européens – mais à celui d’un empire russe émancipé de l’idéologie marxiste. Notre faiblesse aiguise d’autres appétits. Quand des capitaux chinois rachètent le port de Hambourg ou du Pirée, ce n’est pas pour l’Europe un signe de multipolarité face à l’emprise américaine ; mais une dépossession qui s’ajoute à une autre. Il en va de même avec l’immigration de peuplement et ses corollaires.
Nous vivons une époque de décomposition et de reflux européen. Mais plus que jamais nous vivons au temps de l’empire, en termes d’organisation politique supranationale. A dire vrai, on n’en est guère sorti depuis Rome. Pour n’évoquer que la période contemporaine, ce qui avait commencé au XIXe siècle par des nations européennes impérialistes et rivales s’est transposé, après leurs guerres fratricides et à leur détriment, aux empires jeunes soviétique et américain. Ils ont joui pendant cinquante ans d’une préséance planétaire incontestable. Une tutelle impériale à la fois plus idéologique et plus matérialiste, qui a donné son caractère à l’époque. Désormais, l’empire du Milieu – la Chine – est redevenu la première des puissances mondiales. L’Inde s’érige en État-civilisation. Le monde arabo-musulman réclame son unité de manière chaotique et discordante ; seuls l’Iran et la Turquie déploient une influence régionale : ils renouent avec leur passé impérial perse et ottoman.
Pourtant, à y regarder de près, nous n’avons cité que des candidats à l’empire. Il s’agit de puissances régionales dans un espace mondial unifié. A notre époque en effet, le territoire dévolu à l’empire, c’est la planète entière arraisonnée au système techno-marchand. Plus significatif encore, ce système dévoie et démantèle la puissance politique territorialisée partout où il sévit. Autant dire que ce qui joue le rôle d’empire à l’heure de la mondialisation libérale en est la subversion parfaite. En effet, à quelles caractéristiques renvoie traditionnellement l’empire chez nous ? D’abord : à une puissance supranationale territorialisée ; ensuite : au dynamisme civique ; enfin : à la sacralité de l’autorité.
- La puissance territorialisée, et plus exactement la fonction de souveraineté dans sa plénitude. A ce titre, nous vivons dans l’inverse de l’empire, dans la mesure où le chaos actuel repose sur la fluidité, l’influence souterraine et une hiérarchie qui place l’argent au sommet, au-dessus du politique.
- Le dynamisme civique, c’est-à-dire le ralliement des dévouements plutôt que la soumission, la distinction des meilleurs dans le service à un ordre supérieur. Au contraire, la puissance actuelle prospère sur la confusion, le règne de la quantité, et la détestation de ce qui élève et distingue.
- La sacralité de l’autorité. L’empire relie le ciel et la terre, il est la manifestation supérieure d’un ensemble de croyances dont il tire sa dimension spirituelle. Aujourd’hui c’est le catéchisme progressiste, égalitaire et matérialiste qui en tient lieu. Cette bouillie idéologique se situe aux antipodes de notre culture voire de toute culture possible.
Cette évolution indique bien la déchéance de l’ordre, parce qu’est ruiné le principe d’autorité traditionnel sur lequel il reposait. La nature a horreur du vide. Puissance et rapport de forces déterminent le développement historique des peuples, mais nous vivons dans l’absence ou l’inverse de l’empire au sens où nous l’entendons. Le « pouvoir » du moment, s’il faut l’appeler ainsi, a son centre en Amérique. Il est ce fameux « nouvel ordre mondial », enfin advenu et désigné comme tel par le président Bush au lendemain de la guerre froide. Il est l’actualisation dernière de l’Occident. Moins qu’un empire, il s’agit d’un syndicat ploutocratique doté d’un messianisme élémentaire, soit la combinaison du pouvoir théocratique et marchand. Il dispose des leviers prodigués par l’argent-roi : le complexe militaro-industriel, l’artillerie juridique, le clergé médiatique. Fondamentalement antipolitique, « l’empire mondial » peut même se passer de l’exécutif américain, comme le mandat de Donald Trump à la Maison Blanche l’a démontré. Plus de quinze ans après la crise de 2008 qui marque l’essoufflement de l’Occident, le pouvoir invasif, qui mine l’Europe plus qu’il ne l’encadre, ressort de moins en moins de l’empire américain, en tant que puissance territorialisée. Son caractère nomade lui donne le don d’ubiquité : il a ses quartiers à Bruxelles comme à Washington, et ses relais partout où les élites font sécession des peuples. La visibilité de Davos marque une étape. Une chambre de commerce et d’industrie joue la parodie burlesque d’un sénat impérial, les représentants autoproclamés du Tiers-État mondial réclament de faire le travail que l’empire américain n’arrive plus à faire. Pour eux, c’est le pouvoir discrétionnaire, la rentabilité accrue, l’accomplissement d’une mystique égalitaire dans la servitude. Pour les peuples, c’est le chaos organisé.
Un effort particulier de ces niveleurs vise le démantèlement des nations constitutives de l’Europe. Après tout, cet empire n’aurait pu obtenir la suprématie mondiale sans que les nations les plus puissantes et développées du monde ne s’offrissent à lui comme prolongement et caisse de résonnance au milieu du siècle dernier. Si elle s’est accomplie via l’Amérique du Nord, cette puissance planétaire était en germe chez nous. Ses fondements idéologiques et nombre de ses représentations viennent d’Europe. Cette caricature d’empire est donc aussi la nôtre, ce qui est une bonne nouvelle, puisqu’alors il nous appartient de la surmonter.
Nous pouvons nous réjouir de reconnaître dans ce pouvoir notre antithèse. D’abord parce qu’il est ignoble, mais surtout parce que désormais il vacille. Comme Antée soulevé du sol, ce parasitisme faiblit du fait d’une base territoriale et populaire anémiée. Il dépérit d’avoir trop longtemps vaincu. Le destin a voulu que cette potentialité historique s’accomplisse pour être consommée, et permette sur ses ruines l’essor de tendances nouvelles. N’enterrons pas si vite notre ennemi, mais reconnaissons-lui ceci : il n’y a aucune prétention à l’empire dans ce marécage de conseils d’administration, d’ONG, de gouvernements aussi factices que temporaires. Il n’y a qu’usurpateurs en l’absence de souverains, un parfum de régence qui a depuis longtemps tourné à une infecte odeur de putréfaction. Le trône est vide et le chaos régnant n’est que la conséquence de cette vacuité. Cet « empire » a commencé en conseil d’administration et finira en scandale financier.
Mais nous voici au comble de la défaite et de la dépossession, c’est-à-dire à l’heure où tout recommence. Car l’histoire n’a ni frein ni terme. C’est le sens du ruban de Moebius, qui illustre si bien le caractère réversif du développement historique. Le ruban de Moebius (dont vous voyez ici une illustration), cette surface qui n’a ni début ni fin, et dont les deux bords ne font qu’un. Le désastre est déjà advenu, écrivons-nous dans le manifeste de l’Institut Iliade. L’heure n’est pas à la restauration, mais au recommencement. Si bas que nous soyons tombés, peu importe : ce n’est pas un sommet que nous voulons, c’est l’ascension. Le mouvement dont nous témoignons se reconnait par la sécession vis-à-vis du nivellement. C’est d’abord une lutte contre nous-mêmes.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’Europe existe désormais dans la mesure où son appareil légal est remis en cause, c’est-à-dire où des peuples, des tendances, des partis combattent l’aliénation commune dont ils se sentent l’objet. Ne nous méprenons pas. Si le niveau européen de décision cristallise autant de critiques, s’il est visible et incontournable comme on ne l’imaginait pas il y a trente ans, c’est que son heure est venue de jouer un rôle accru. Là est l’effet réversif du ruban de Moebius !
Nous devons savoir ce que nous voulons sauver de l’Europe, car nous aurons justifié sa destruction en la défendant là où elle ne signifie plus rien. Dans la mesure où notre sécession le cause, nous devons vivre la remise en cause et jusqu’au démantèlement de l’UE comme une crise de croissance. C’est un horizon mobilisateur auquel il faut joindre nos forces. Ce serait folie de ménager l’UE pour préserver l’idée européenne. L’idée européenne dépend et découle de la lutte de nos peuples contre la dépossession.
La forme de notre avenir européen doit aussi peu être dominée par les reflets du passé que nous plongeons loin dans l’inédit. L’échelon continental n’a pas besoin d’être défendu pour être incontournable, mais d’être régénéré. Ce n’est pas du tumulte que nous dépérissons, mais de l’unanimisme totalitaire et du consentement amorphe. Nous devons d’autant moins redouter de renverser la table que l’Europe dispose d’emblée des bases positives de sa réorganisation :
- La sécession face à l’UE, si elle menait à un « Bruxit », ne changerait rien à l’interdépendance et aux défis communs qu’affrontent les pays d’Europe.
- Face aux grands ensembles civilisationnels du monde, les nations d’Europe forment une mosaïque fragile, mais cohérente.
- Nous avons la conscience très nette d’être en commun, et c’est un leg de cette ornière commune qu’est l’UE dans laquelle nous végétons.
- Il n’y a pas aujourd’hui de déséquilibre écrasant en Europe. La France métropolitaine, pays le plus étendu de l’UE, occupe 13% du territoire ; l’Allemagne, pays le plus peuplé, compte 18% de ses habitants. Les nations s’équilibrent, et c’est un effet des frontières héritées de la guerre civile de 1914-1945.
- Le marasme économique impose aussi un horizon de rupture : c’est la fin de l’hédonisme de masse avec les moyens d’y pourvoir, le retour de contraintes qui sont autant de repères, et une dureté sur laquelle reconstituer nos forces.
Jamais l’Europe ne fut aussi neutralisée qu’aujourd’hui : ce n’est pas d’un coup et dans son ensemble qu’elle brisera son joug. L’identité locale, et particulièrement l’échelon national, constitue le nerf et le levier du continent. Regardons notre histoire : pour chaque grand mouvement, qu’il fut politique ou artistique, un centre d’impulsion a suscité puis propagé une dynamique. La partie de l’Europe qui donnera l’impulsion de notre temps passera pour fauteur de trouble, agent de discorde ou oiseau de malheur. Ces tensions sont des symptômes de vigueur ; comme, par grand froid, la douleur que cause dans nos doigts engourdis le sang qui afflue. C’est une sensation pénible, on voudrait l’arrêter, et pourtant c’est la vie qui revient.
Suivons le ruban de Moebius. Empire ? Ordre ? Restauration ? Ne nous attachons pas aux mots. Ils sont désuets, épuisés, vidés de toute substance. Tel défend sa nation qui sera, à travers cette affirmation tenace, l’expression même de l’Europe viable de notre temps. Tel défend un localisme communal et communautaire, rétif à toute autorité extérieure, qui sera l’expression nécessaire d’une politique reconquise à l’échelle de l’homme européen. Tel exige une écologie intégrale aberrante selon les prérequis de l’économie actuelle et conçoit incidemment les conditions d’une économie pérenne pour nos peuples. Tel embrasse le camp de la guerre et amorce les moyens ultérieurs d’une défense autonome du continent.
Méfions-nous des empires, aujourd’hui ils nous cernent ou nous dominent, ceux d’hier se sont tous effondrés. Ils sont forgés par des peuples jeunes et maintenus au prix de leur épuisement. Mais aspirons à l’Empire, puisque dans notre histoire il fut le fruit d’une ascension admirable, le prix du dévouement et de sacrifices exemplaires. Il fut la boussole d’un ordre supérieur et à rebours duquel nous dégénérons. Nous servons les conditions de l’empire, et nous occupons très secondairement de son achèvement.
Aussi nous défendons l’innocence du devenir, dont Nietzsche soulignait ainsi la valeur : « En admettant en effet que la tâche ait une importance supérieure à la moyenne, le plus grave danger serait de s’apercevoir soi-même en même temps que cette tâche. Que l’on devienne ce que l’on est, suppose que l’on ne pressente pas le moins du monde ce que l’on est. »
Empire européen ? Nous devons désapprendre le mot pour retrouver la chose. Nous n’avons pas tant besoin d’un idéal ardemment cru ; mais d’abord d’un réalisme cru, c’est-à-dire vigoureux, pugnace, qui exige une poigne tenace et de fortes mâchoires. Car toute organisation de la puissance des Européens, pour sanctuariser le territoire de nos nations et rallier les énergies de nos peuples sera, et sous un jour inédit, la forme impériale de notre avenir.
Thibaud Gibelin