La fortune et la virtù
Editorial du n°19 d'Enquête sur l'histoire par Dominique Venner. Dossier : Bonaparte, l’homme et la légende (hiver 1997)
Bonaparte au pont d’Arcole (1796), un tableau d’Antoine-Jean Gros. Coll. Château de Versailles. Source : Wikimedia (cc)
Peu d’hommes ont suscité autant de passions, de débats et d’interrogations que Bonaparte. Oui, Bonaparte, le jeune général qu’au gré des opinions on blâme ou on loue d’avoir, dans les deux sens du mot, achevé la Révolution. Le deux centième anniversaire de ses victoires en Italie incite à évoquer sa trajectoire jusqu’au 18-Brumaire, événement qui ouvre un chapitre tout différent de sa destinée. Bien entendu, il serait illusoire d’isoler hermétiquement Bonaparte et Napoléon, et l’on trouvera sous la plume de plusieurs de nos collaborateurs des allusions à l’Empereur. Les deux vies de cet homme unique ont en commun la gloire des armes qui a tant fait pour sa renommée. A l’exemple de Julien Sorel, quel garçon un peu fougueux ne s’est pas laissé porter un jour à la nostalgie de ce temps là ?
A douze ans, je l’avais découverte en dévorant La légende de l’aigle de Georges d’Esparbès. En une vingtaine de récits nerveux, ce livre racontait l’aventure de soldats de la Grande Armée, grenadiers, houzards ou cuirassiers, qui, jadis, avaient conquis l’Europe à la pointe du sabre ou de la baïonnette. Au hasard des anecdotes, j’apprenais l’histoire mieux que dans les manuels scolaires, et je découvrais le sens de noms qui n’étaient pas seulement ceux du plan de Paris. La sonorité exotique de Rivoli, Iéna, Friedland, Austerlitz, m’emportait loin, très loin du collège, tandis que dans ma tête sonnaient les fifres et battaient les tambours.
La part de l’écrivain y était pour quelque chose, mais ce qu’on lit dans les souvenirs de Thiébault, de Coignet ou de Marbot, montre qu’Esparbès ne s’était pas égaré.
Aujourd’hui, mon opinion sur les guerres napoléoniennes est infiniment plus réservée qu’à l’époque où Georges d’Esparbès était mon Plutarque. Napoléon n’a pas seulement laissé la France vaincue et plus petite qu’il ne l’avait prise, environnée d’ennemis qu’il avait éveillés aux passions nationales. Il l’avait vidée pour longtemps de sang et de courage, au point qu’elle ne s’en est jamais vraiment remise. Pourtant, rien de cela n’a pu altérer ma tendresse pour les soldats de l’épopée. Droits de cœur, féroces à l’ennemi, fiers de leurs aigles jusqu’à en mourir, et avec cela portés sur la galanterie, ils incarnaient un type de Français dont on pouvait se sentir frère.
Las ! Ces Français-là, je ne les ai guère rencontrés dans la France de mon temps. De cette déception, il m’est resté comme une douleur, inguérissable.
Serait-ce que la source secrète du pays était tarie ? Les esprits sombres le prétendront, mais l’histoire fournit d’autres interprétations. Les saints et les héros ne sont jamais légion. Certaines époques les exècrent, d’autres, soudain, les donnent en exemple et s’efforcent de les imiter. Pour expliquer les changements subits dont l’histoire offre tant d’exemples, Machiavel, qui croyait peu en Dieu et pas du tout en la Providence, invoquait la Fortune dont les Anciens, dans leur sagesse, avaient fait une divinité. Elle était symbolisée tour à tour par une femme en équilibre instable, et par une roue en mouvement. Tout en reconnaissant la part de la Fortune dans le jeu imprévisible des événements et dans le comportement incohérent des hommes, Machiavel croyait au rôle de la virtù, qualité romaine par excellence, fait de volonté, d’audace et d’énergie :
“Je pense assurément ceci : qu’il vaut mieux être impétueux que circonspect, car la Fortune est femme ; et il est nécessaire, si on veut la soumettre, de la battre et de la frapper. […] C’est pourquoi toujours étant femme, elle est l’amie des jeunes gens, parce qu’ils sont moins circonspects, plus violents, et la commandent avec plus d’audace” (1).
Le destin de Bonaparte, personnification du Prince selon Machiavel, n’est-il pas l’illustration frappante de cette théorie ? Mais quelques années avant Brumaire, qui aurait pu prévoir sa vertigineuse ascension et les renversements dont elle était le signe ?
Voyez Edmund Burke, député au Parlement de Londres, observateur lucide et horrifié des débuts de la Révolution. Dès 1791, il avait compris ce que serait le sort de la famille royale et plus particulièrement celui de Marie-Antoinette. Il s’indignait de ne pas voir s’insurger la noblesse pour défendre la reine injuriée :
“Dans une nation de galanterie, écrit-il alors, dans une nation composée d’hommes d’honneur et de chevaliers, je croyais que dix mille épées seraient sorties de leurs fourreaux pour la venger même d’un regard qui l’aurait menacé d’une insulte ! Mais le siècle de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, économistes et calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est à jamais éteinte…”
De fait, les épées, pour la plupart, restèrent au fourreau malgré les outrages ignobles à la reine et l’exécution du roi. C’était à désespérer de la virtù française. Mais soudain, sans que personne l’eût prévu, la Vendée se souleva, et Lyon, Marseille, ainsi que Toulon. Ce n’était plus une poignée de gentilshommes mais tout un peuple de paysans qui prenait les armes “pour Dieu et pour le Roi“. Bientôt, arriva Thermidor et, quelques années plus tard, un jeune général réputé jacobin enragé enterrait la Révolution sous les applaudissements des anciens régicides. Que s’était-il passé ? La roue de la Fortune avait tourné.
Dominique Venner
Source : Enquête sur l’histoire n°19, hiver 1997