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La valse viennoise. Deuxième partie

La valse viennoise, danse du patrimoine européen, est souvent représentée comme une danse aristocratique ou bourgeoise, un symbole de la haute société. Mais qu’en est-il vraiment ? Deuxième partie.

La valse viennoise. Deuxième partie

Walzer zu einer Karnevalsveranstaltung, tableau de Ernst Oppler, 1929. Source : Wikimedia

Les multiples origines proposées dans les écrits historiques amènent à penser que cette origine bourgeoise ou aristocratique de la valse n’est qu’une conséquence, un effet de l’enthousiasme suscité par les danses enracinées et paysannes des peuples européens. Une telle méconnaissance des origines a justifié l’intérêt d’une recherche historique de la valse. Celle-ci tentera de répondre à plusieurs questions : quelles sont les origines de la valse viennoise ? Comment s’est-elle propagée en Europe ? Dans quels contextes ? Enfin, question centrale de cet article, est-elle un produit de la civilisation européenne ?

La valse viennoise, qui ne serait rien sans la musique qui l’accompagne, trouve sa grandeur dans les mélodies qui la font naître. À Vienne, au seuil du XIXe siècle, la musique est partout. Eduard Bauernfeld, un observateur de l’époque, note : « Chaque coin est plein de musiciens qui jouent pour le peuple. Personne ne veut manger son Bratl à l’auberge, s’il n’y a pas en même temps de la musique. »

La musique de valse

La musique de la valse trouve son origine dans les chansons composées par des musiciens populaires, quelquefois des musiciens reconnus (tels Johann Joseph Fux ou Johan Heinrich Schmelzer), des XVIIe et XVIIIe siècles. À l’époque, il y a une réelle présence musicale populaire à Vienne. La musique était dédiée aux danses originelles de la valse : Ländler, Dreher ou « danse tournée ». La popularité des contredanses et danses allemandes augmentant, l’opéra les intègre rapidement. Par exemple, durant sa visite à Prague en 1787, Mozart est heureux d’observer que les gens dansent sur la musique de son Don Giovanni.

Certains historiens font de la valse un dérivé du menuet. Cette confusion vient du fait que certains compositeurs autrichiens ont intitulé « menuet » certains de leurs morceaux de valse. Pour autant, ces morceaux s’inspirent de thèmes paysans locaux, tirés de musiques populaires (tout particulièrement le Ländler) servant de support musical à une pratique de danse.

À cette époque, les grands compositeurs viennois ne se sentent pas humiliés de composer des musiques de danse, si bien qu’ils alimentent en menuets, contredanses, Ländler et danses allemandes, et pour des honoraires modestes, les fameux bals masqués de la Redoute, ou les réceptions de Schönbrunn. Haydn, Mozart et Beethoven voyaient comme un honneur de prendre place à côté de compositeurs moins célèbres comme Dittersdorf, Eybler, Gyrowetz, Hummel et bien d’autres.

Michel Kelly nous donne un témoignage[1] de ces festivités :

« Vienne, à l’époque (1776), était un endroit où le plaisir était au goût du jour et de la nuit… Le peuple de Vienne était, de mon temps, fou de danse ; à l’approche du carnaval, la gaieté commençait à apparaître de tous les côtés, et quand elle éclatait tout à fait, rien ne pouvait dépasser son éclat. Les salles de la Redoute, où avaient lieu les bals masqués, étaient au Palais (impérial) et bien qu’elles fussent spacieuses et vastes, elles étaient pleines de monde en liesse. Je n’ai jamais vu ni entendu parler d’une suite de pièces où l’on accordait plus de place à l’élégance et au confort. Car la propension des dames de Vienne à danser et à aller aux bals masqués du Carnaval était telle qu’elles ne laissaient rien entraver ce plaisir qu’elles trouvaient à leur amusement préféré. Nenni, cette passion était si connue que des appartements, avec tout le nécessaire, étaient même préparés pour les dames enceintes qu’on ne parvenait pas à garder à la maison pour le cas où elles viendraient, malheureusement, à accoucher. Et l’on m’a dit, en toute sincérité, et j’en arrive presque à le croire, qu’il y a même eu des cas où cela est arrivé. »

Bien que la valse ait débuté sur des airs partagés et empruntés à d’autres styles de musiques de danse, elle s’est progressivement affirmée jusqu’à devenir un style musical à part entière. Il ne s’agit plus d’une danse parmi d’autres, la valse devient la danse de référence d’une nouvelle génération de compositeurs. Avec une famille dont le nom est lié à l’histoire de la valse : les Strauss, mais aussi Lanner, ainsi que Jacques Offenbach et Emile Waldteufel, pour parler des plus connus.

La dynastie Strauss

À l’âge de cinq ans, Johann Strauss (1804 – 1849) se voit offrir son premier violon par son beau-père. Il ne vit que pour la musique, ses maîtres ont du mal à l’intéresser aux études. Le directeur de son école le surprend un jour en train de jouer une valse. Frappé par son talent, il en parle à ses parents, mais ceux-ci résistent à la suggestion. Johann réussit toutefois à prendre des cours avec Polischansky et se fait engager dans l’orchestre de Pramer. Il s’y lie d’amitié avec Lanner. Ce dernier quitte le groupe et fonde son propre orchestre. Johann ne tardera pas à le rejoindre. Chose étonnante, à cette période, aucun des deux n’a appris les règles de la composition ! Ils jouent dans différents cabarets, le succès de la valse grandit, l’édition musicale accélère la diffusion des valses de Lanner, qui ne peut répondre à toutes les offres. Il doit se résoudre à diviser son orchestre, dont Strauss prend la direction. Face d’importantes demandes, Lanner demande à Strauss de l’aider et de lui écrire des valses. À cette époque, il est fréquent que les affiches annoncent la nouvelle valse de Lanner avant même qu’il l’ait composée ! L’orchestre de Lanner devient une industrie. Un soir, l’orchestre joue une « valse de Lanner » écrite par Strauss. Cela crée un malentendu, et brouille les deux amis. Lanner en compose une valse, « la valse de la séparation ».

Plus tard, Strauss apprend la composition, l’orchestration et le contrepoint avec un ami de Beethoven, et en vient à révolutionner la musique de valse. Ceci en cassant la monotonie du rythme ternaire par différents procédés musicaux : fantaisies d’écriture, introduction de trilles, syncopes… Son travail a deux résultats : il fait sortir la valse du répétitif, donc de la transe (qui naît souvent du côté répétitif de la musique) ; en même temps, il fait entrer la valse dans la grande musique.

À partir de 1830, Johann Strauss occupe toute la scène musicale. Wagner est surpris du phénomène social que produit Strauss, capable d’enfiévrer de gigantesques foules. Ses partitions font le tour de l’Europe, il est invité dans de nombreuses villes d’Allemagne, le compositeur a conquis ce pays, l’Allemagne est totalement convertie à la valse. Désireux de conquérir l’Europe entière, il entreprend une longue tournée qui l’affaiblit physiquement. Ce moment sera celui de la succession : son fils, Johann Strauss II (1825 – 1899), prend doucement la relève. Ce dernier, créateur hors pair, n’a jamais de problème d’inspiration. Les Viennois valsent sur ses productions, et les propriétaires des grands bals publics l’obligent à produire valse sur valse. Cette vie est épuisante ; à 28 ans, il a une attaque qui l’oblige à rester alité assez longtemps et à suspendre ses activités de chef d’orchestre. Après une longue hésitation, son frère Joseph (1827 – 1870) accepte de gérer l’orchestre, car cette décision implique de renoncer à sa profession d’ingénieur ; il commence alors l’étude de la théorie musicale et prend des leçons de violon. L’intégration de l’entreprise Strauss est telle qu’il faut être initié pour savoir de qui sont signées les valses. Les affiches ne font plus figurer les prénoms de la famille. La valse continue à dominer, mais l’orchestre commence à intégrer d’autres danses : quadrilles, polkas à la française, polka-marzurkas.

La fin de l’empire Strauss est liée à la période historique. À l’éclatement des ethnies de l’Empire s’ajoutent les crises de la croissance urbaine. Durant la vie des Strauss, Vienne passe de trois cent mille habitants à un million, avec une forte augmentation du prolétariat urbain et la fin d’une vie presque rurale où a pu s’épanouir si longtemps la Gemütlichkeit autrichienne (Gemütlichkeit est un mot intraduisible : atmosphère et environnement chaleureux, inspirant la quiétude, la sécurité et l’insouciance).

Les temples et grands moments de la valse des débuts du grand siècle viennois

L’importance grandissante de la valse au début du XIXe siècle se fait sentir avec la création de nouveaux temples de la valse à Vienne. Dès 1805, la salle du Clair de Lune est transformée, l’année suivante, le bal du Nouveau Monde est institué. Ce véritable palais, éclairé a giorno par des lustres et des appliques murales, possède un sol recouvert de parquet. Les parquets représentent une innovation sensationnelle : jusqu’alors on a dansé à Vienne la valse en sautillant, c’est-à-dire à la manière paysanne. À présent, sur cette patinoire brillante, on va pouvoir la danser en glissant. À la même époque est inaugurée la troisième grande salle viennoise : la brasserie Sperl, qui conquiert sa notoriété quelque temps plus tard avec l’orchestre Pramer dans lequel Johann Strauss fait ses débuts. Enfin, la splendeur fastueuse de l’Apollon marque l’apogée de ce divertissement : ce « temple » compte plus d’une centaine de tables, un jardin d’agrément possédant divers papillons et surtout une immense salle de bal. Vienne vit au rythme de la valse.

Un autre grand moment de la valse se déroule en 1815, lors du congrès de Vienne, la conférence des représentants diplomatiques des grandes puissances européennes qui déterminera les frontières, établira un nouvel ordre pacifique. Talleyrand est ici un excellent rapporteur de l’ambiance : «Le congrès danse mais n’avance pas. » Fiers de participer au triomphe remporté sur Napoléon, plus de cent mille étrangers envahissent la capitale autrichienne. Une succession ininterrompue de banquets, de défilés militaires, de fêtes et de bals ponctue l’évènement. Le congrès valse toute la journée. Les participants à cet immense « raout » vont propager la valse et accélérer sa progression dans toute l’Europe.

Qu’est-ce qui différencie la valse de ses danses originelles ?

Dans sa forme initiale, on distingue mal la valse de son ancêtre rustique, le Ländler. La principale différence entre cette dernière et la valse à ses débuts semble avoir été la prépondérance, dans la valse, des pas glissés sur les sauts et les bonds.

Lorsque ce type rustique de valse a été transplanté des campagnes à la ville, son caractère a commencé à changer. Les sols lisses et cirés des salles de danse et de bal des villes ainsi que les souliers et les robes légères des citadines ont fait que le rythme s’est accéléré. Les sauts et les bonds se révèlent être un frein aux rotations rapides ; ils furent remplacés par les pas glissés. Les mouvements des danseurs devinrent plus souples et flexibles, et c’est ainsi que, petit à petit, le style de la valse du XIXe siècle se dessina.

La valse viennoise aujourd’hui

La saison des bals dure de janvier à début mars. Plus de 400 bals ont ainsi lieu à Vienne chaque hiver, attirant quelque 300 000 amateurs du monde entier. Un grand nombre de bals viennois sont organisés par des corps de métiers : le Kaffeesieder-Ball, par exemple, le bal des propriétaires de salon de café, tandis que celui des confiseurs se double d’un grand concours de pâtisserie. Mais pour de nombreux connaisseurs, le bal de la Philharmonie de Vienne est le temps fort de la saison. Il se déroule dans les salles du Wiener Musikverein, d’où est également retransmis dans le monde entier le concert du Nouvel An. Le Opernball, donné à l’Opéra de Vienne, qui est considéré comme la plus belle salle de bal au monde, est le bal officiel de la République d’Autriche ainsi que celui des artistes de l’opéra national.

Pour découvrir de grandes valses

Des Strauss

  • Aimer, boire, chanter : Wagner considère cette valse comme la plus grande. Il la dirige lui-même pour fêter son soixante-troisième anniversaire en 1876 alors qu’il est à bout de force et sur le point de mourir.
  • Valse de l’empereur
  • Histoire de la forêt viennoise
  • Le beau Danube bleu
  • Marche de Radetzky
  • Vie d’artiste
  • Sang viennois

Emile Waldteufel

  • Espana
  • Les patineurs
  • Acclamations
  • Estudiantatina
  • Je t’aime
  • Mon rêve
  • Pluie d’or

Joseph Lanner

  • Die Werber
  • Die Schönnbrunner

Pour apprendre à danser la valse

Cellarius, célèbre professeur de danse parisien qui exerçait rue Vivienne, publia en 1847 un livre préfacé par Lamartine : « La danse des salons » qu’il présente comme « le manuel du valseur moderne ».

Hugo A. — Promotion Léonidas

Notes

[1] M.Kelly, Reminiscences, 1826, cité par Mosco Carner, op. cit., p. 18