Musique : folklore ou tradition, faut-il choisir ?
Une musique, un chant qui évolue sans se dénaturer, qui préserve sa langue tout en faisant hurler les guitares saturées, qui fait danser un cercle circassien sur un son électro, c’est ça la tradition.
Ces deux termes sont-ils interchangeables quand on parle de musique (dont le chant est la composante la plus simple) ? Peuvent-ils vraiment se rapporter sans distinction à une même manifestation populaire ? Le mot folklore, néologisme du XIXe siècle formé à partir de « folk », le peuple et « lore » la science, désigne un sujet d’étude tandis que la tradition évoque un continuum vivace.
Le folklore, pittoresque ou permanence ?
Quand naît l’intérêt pour le folklore au XIXe siècle, c’est avant tout la transmission orale qui devient sujet d’étude. Les contes et légendes par exemple sont collectés par de nombreux auteurs comme les frères Grimm ou Elias Lönnrot qui, en Finlande, a recueilli les poèmes qui composent le Kalevala, épopée issue du fond des âges, constitutrice de l’identité finnoise.
En Bretagne, le collectage de chants par Théodore Hersart de la Villemarqué a donné lieu à la publication du Barzaz Breiz où les textes bretons sont accompagnés d’une traduction, d’une partition ainsi que du contexte. Cette initiative n’est pas exempte de controverse puisqu’il a été établi que La Villemarqué aurait apporté des modifications à certains chants, voire en aurait carrément écrits, probablement afin de faire coller ses travaux à une réalité fantasmée du peuple breton et à une vision erronée de son histoire. Malgré cette controverse, le Barzaz Breiz reste une source primordiale qui a défriché le chemin à d’autres collecteurs comme Yann-Fañch Kemener ou Albert Poulain qui, au XXe siècle, ont entrepris la même œuvre de préservation, avec une rigueur plus scientifique facilitée par les moyens modernes.
Après les littératures orales, les autres arts populaires ont piqué l’intérêt des ethnographes, notamment les costumes et les coiffes. Ces éléments visuels et ô combien emblématiques d’un peuple sont eux aussi collectionnés, répertoriés, exposés dans des musées et mis à l’honneur dans des reconstitutions modernes où l’on porte soit des pièces anciennes, soit des reproductions. Si ce sont des témoignages vibrants d’une époque donnée, peut-on vraiment parler de costumes traditionnels si plus personne ne les porte au quotidien ? Les costumes bretons sont d’une grande diversité de formes, de couleurs et d’ornementation. Leur évolution dans le temps est en général facile à suivre, tout comme leur abandon au profit de vêtements moderne et à la mode des villes. L’on pardonnera sa bretonnité à l’auteur de ces lignes qui préfère présenter les exemples qu’elle connaît afin d’illustrer son propos. Aujourd’hui, il n’y a guère plus que les membres des cercles celtiques qui portent régulièrement coiffe et costume, toujours à des fins de démonstration. Le spectateur aguerri saura reconnaître à la hauteur de la coiffe, à la longueur du jupon et à l’utilisation de perles ou de fil de soie l’exacte capsule temporelle de laquelle la tenue est tirée. Mais ces vignettes du passé, ces photographies mouvantes véhiculent une image passéiste qui témoigne d’une tradition déjà perdue.
La tradition, vecteur d’identité
Comme le dit Dominique Venner, la tradition, c’est ce qui ne passe pas. C’est la lignée ininterrompue d’un art, d’une fête, d’un rite. La tradition se manifeste aussi et surtout par l’évolution qu’elle a mené au fil du temps pour s’adapter à de nouveaux matériaux, de nouvelles contraintes ou pratiques. Pour garder l’exemple du costume en général – et bigouden en particulier, les dernières femmes à porter chaque jour cette coiffe haute de trente centimètres se comptent sur les doigts d’une main. Bien souvent, elles n’ont d’ailleurs plus la force de la poser sans aide et se contentent du vouloutenn, le ruban de velours sur lequel est ensuite épinglée la coiffe en dentelle. Leurs petites-filles en revanche peuvent compter sur des brodeurs d’exception comme Mathias Ouvrard qui remettent au goût du jour aussi bien les techniques que les motifs que les matériaux, perpétuant ainsi une tradition au moins séculaire.
Il en va de même pour les musiciens qui continuent de jouer les danses et les mélodies transmises par leurs parents ou leurs grands-parents en y intégrant les instruments de leur temps ou en composant leurs propres morceaux. Le groupe gascon Boisson Divine a choisi de s’inscrire dans la veine du folk metal et d’allier le heavy metal aux instruments locaux et à la polyphonie pyrénéenne, et le tout avec des paroles en gascon !
Une musique, un chant qui évolue sans se dénaturer, qui préserve sa langue tout en faisant hurler les guitares saturées, qui fait danser un cercle circassien sur un son électro, c’est ça la tradition. Ce n’est pas le rejet aveugle de la modernité et du progrès technique, c’est la manifestation par les arts et les rites du quotidien de l’identité d’un peuple en perpétuelle évolution.
Alors, faut-il choisir entre folklore ou tradition ?
Mais alors peut-on s’inspirer de la célèbre formule de G. Mahler et dire que si la tradition c’est allumer un brasier, peut-on sincèrement réduire le folklore à la vénération des cendres ?
Ce serait réduire considérablement ces deux visions pourtant complémentaires de la transmission de l’identité. Nos cousins de la Belle Province, pourtant les plus ardents défenseurs de la langue française et chasseurs d’anglicismes, sont attachés au terme « folklore » dans son sens premier, étymologique : « lore » les traditions et « folk », le peuple. Si certaines régions, certains pays ont eu la chance de ne pas connaître de rupture dans la continuité de leur musique traditionnelle, d’autres ont bien été en grand danger de perdre ces éléments constitutifs de leur identité en tant que peuple.
Les folkloristes qui, au XIXe ou au XXe siècle, ont entrepris la tâche titanesque de répertorier, cataloguer, étiqueter, classer et archiver les arts populaires, et notamment le chant et la musique, ont créé le terreau fertile à la (re)découverte des traditions anciennes et ont ouvert la voie (et la voix) à ceux qui se les sont réappropriées et les ont (ré)intégrées à leur quotidien et leur ont rendu leur statut de musique traditionnelle, d’art vivant et pérenne.
Alors que l’on danse des rondeaux dans les bals folks, des javas dans les bals musettes ou des gavottes dans les festoù-noz, que l’on scande des chants de supporters dans les stades, que l’on entonne des chansons paillardes entre copains ou que l’on chante de tristes complaintes dans les veillées, nous sommes unis par la volonté de transmettre aux autres et de célébrer ensemble.
Sterenn Leost pour Canto