L’héritage de Sándor Petőfi (1823-1849), l’éveilleur hongrois
Comment devient-on le barde d’un peuple ? On ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait où l’on va, et la bohème de Petőfi vaut celle de Rimbaud.
Sándor Petőfi naît le 1er janvier 1823 et meurt au combat face aux cosaques du Tsar le 31 juillet 1849. Dans l’intervalle, une œuvre originale et fondatrice de la poésie hongroise s’élabore et accompagne l’un des principaux bouleversements politiques du XIXe siècle européen : le Printemps des peuples. Deux siècles après sa naissance, Petőfi occupe une place de choix dans le panthéon national hongrois. Il fut le héraut du romantisme, du nationalisme et des aspirations libérales de son temps. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le romantisme a passé ; une fois les monarchies abattues ou avilies, le système parlementaire a souvent dissimulé une nouvelle servitude des peuples, privés d’une élite véritable ; l’État-nation s’est imposé partout en Europe et sert généralement de marchepied au mondialisme. En un mot, le zèle révolutionnaire n’a apporté qu’ébauche et désillusion. Ce constat sombre nous invite à relire le destin d’un insurgé lyrique pour comprendre la portée et les limites de l’enthousiasme révolutionnaire.
Parmi les aventuriers romantiques du XIXe siècle, le poète hongrois Sándor Petőfi dégage peut-être la fièvre romantique la plus pure et la plus intense. Le poète insurgé tranche avec l’esprit dominant d’une époque marquée par la révolution industrielle et le triomphe de la bourgeoisie.
Une époque pour avoir vingt-cinq ans : le Printemps des peuples
Le Printemps des peuples commence à Paris en février 1848. La brève révolution qui renverse Louis-Philippe Ier déclenche un séisme à travers l’Europe. La férule réactionnaire, sous laquelle le continent a pansé les plaies de l’ère révolutionnaire et napoléonienne, tremble sur ses bases de Berlin à Prague et de Vienne à Milan. En Hongrie grondent les tambours d’une véritable guerre d’indépendance, en germe dès le 15 mars 1848. Ce jour, Sándor Petőfi harangue la foule et déclame le poème écrit la veille « Debout, Hongrois ».
« Debout, Hongrois, la patrie nous appelle !
C’est l’heure : à présent ou jamais !
Serons-nous esclaves ou libres ?
Voilà le seul choix : décidez !
De par le dieu des Hongrois, nous jurons,
Oui, nous jurons
Que jamais plus esclaves
Nous ne serons ! »
Depuis la Révolution française, une ligne de fracture court à travers l’Europe : tout l’aggrave et rien ne la résorbe. La civilisation est schizophrène, déchirée de part et d’autre de 1789. Le paradigme de cette période, c’est l’opposition entre Révolution et Réaction et ses multiples déclinaisons : libéralisme contre légitimité, sentiment national contre fidélité dynastique, rationalisme contre révélation chrétienne, romantisme contre classicisme… Vienne s’est figé dans la posture réactionnaire que personnifie le chancelier Metternich. 1848 sonne l’heure de sa disgrâce et amorce un retour de balancier. Toutes les forces d’opposition donnent de la voix en même temps. Le réformateur István Széchenyi est vite dépassé. Monte l’étoile de Lajos Kossuth, l’homme fort du parti libéral dont les projets de modernisation étaient invariablement dédaignés par Vienne. Ce 15 mars à Buda et Pest, la foule hongroise, portée par l’enthousiasme de Petőfi, soumet à la municipalité douze exigences de la nation hongroise. La révolution n’est qu’ébauchée, c’est un point d’appui pour soulever le pays – à quoi s’apparente désormais le tragique destin de Sándor Petőfi.
Retour à l’enfance
Comment devient-on le barde d’un peuple ? On ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait où l’on va, et la bohème de Petőfi vaut celle de Rimbaud. Le jeune Sándor jette ses premiers vers sur le papier où il répugne à noter assidûment ses leçons. Les réprimandes des professeurs et des parents le poussent à la fugue. Il va par les chemins, rejoint une troupe de comédiens ambulants. Toute son adolescence est scandée par des va-et-vient entre collège et escapade, discipline contrainte et rêverie sauvage. Très tôt, une fierté revêche et un sens de l’honneur à vif caractérisent sa personnalité. Petőfi est un enfant de la puszta, la grande plaine hongroise. Ses années d’errance l’assimilent à cette terre où il va aussi souvent pieds nus que chaussé : c’est l’école de son patriotisme. À l’insu de ce rimailleur désargenté, une alchimie s’opère au fil des jours sans pain et des nuits enchantées de lyrisme. Son dénuement épure l’inspiration poétique pour en faire le génie même de l’âme populaire, son orgueil charismatique retrempe la fierté de son peuple soumis à l’étranger.
Du poète populaire au barde politique
Petőfi fait publier quelques poèmes dans les gazettes de l’époque et trouve une place dans la vie littéraire hongroise au fil des années 1840. Le sentiment de la nature, un lyrisme exacerbé et une soif d’absolu : les thèmes de prédilection du romantisme européen trouvent en Petőfi leur expression hongroise. Loin de tous parcours académiques, Sándor Petőfi privilégie la rude simplicité aux effets de style. Sa plus haute ambition est de retrouver ses vers sur les lèvres du peuple.
La vocation de barde populaire de Petőfi est nourrie par la soif d’absolu propre à la jeunesse. L’aspiration à tout révolutionner trouve à s’employer dans le contexte politique de l’époque. Ce n’est rien de dire que les conceptions politiques renvoient chez lui à des figures simples, aux antipodes du réalisme d’un prince pétri d’expérience. Pour Petőfi, l’indépendance hongroise se confond avec l’idée républicaine. Sándor est un jacobin et admire les figures les plus radicales de la Révolution française comme Saint-Just. Autant dire que le poète se tient tout d’un côté de l’hémiplégie de civilisation décrite plus haut. La lyre et le glaive de l’intransigeance sont brandis jusque dans l’abîme.
L’ange à la lyre de la Révolution
Sándor Petőfi survole les évènements et insuffle en toute circonstance un esprit épique et prophétique. Au mois d’avril 1848, des élections renouvellent la diète. Petőfi se présente dans une circonscription de la puszta, mais échoue piteusement à être élu. La majorité se méfie d’un agitateur. Dès que les évènements retrouvent un cours normal et un cadre institutionnel, Sándor Petőfi ronge son frein. Il se révèle dans le tumulte. Le poète en appelle à la rupture complète avec Vienne. Bientôt, la déchéance des Habsbourg est proclamée. C’est donc la guerre. Alors la fièvre nationale montre ses limites. Le royaume de Hongrie est peuplé pour plus de la moitié de non Hongrois : Slovaques, Ruthènes, Roumains, Allemands, Serbes et Croates. Vienne n’a guère de mal à séparer ces populations de la révolution nationale qu’entreprennent les Magyars avec un esprit de supériorité sur leurs voisins. La guerre d’indépendance qui s’ensuit n’a pas de front et guère d’espoir de succès.
Petőfi ne se borne pas à célébrer la guerre salvatrice, il s’y engage et devient aide de camp du général Bem qui mène d’héroïques combats en Transylvanie. Le poète brandit alternativement le sabre et la plume. Ses poèmes célèbrent « les sans-grades » et la résurrection de la nation dans le sang versé. Mais la solidarité des souverains condamne l’insurrection hongroise. En 1849, l’armée russe porte secours à l’armée autrichienne. C’est en Transylvanie, dans un combat désespéré, que meurt l’impétueux poète à l’âge de 26 ans. Au mois d’août 1849, les Habsbourg ont rétabli une domination sans partage sur la Hongrie.
Déséquilibre de l’hémiplégie révolutionnaire
Petőfi a allumé un flambeau, la Hongrie s’y est brûlé les ailes. Pourtant, moins de vingt ans après l’écrasement du pays par la coalition du Kaiser et du Tsar, la Hongrie accède à une quasi-indépendance dans le cadre de la double monarchie austro-hongroise. Au juste, que doit-on à Petőfi et aux autres acteurs de la révolution ?
Le poète n’est pas le seul héros de cette page mémorable de l’histoire hongroise. Le personnage central est un homme politique, Lajos Kossuth. Entre l’avocat et le poète règne la méfiance sinon l’antipathie. Pourtant Kossuth est un opposant résolu aux Habsbourg, il assume l’écrasante responsabilité de gouverner la Hongrie en rupture de ban. Ce n’est pas un hasard si la place du Parlement à Budapest porte son nom. Lajos Kossuth finira sa vie en exil dans l’Empire ottoman.
Un autre personnage relèvera le pays : Ferenc Deák, le sage de la nation. Celui-ci a participé aux premiers pas de la Hongrie indépendante, puis s’est retiré de la mêlée avant la catastrophe. À la fois réfractaire à l’absolutisme autrichien et dévoué au relèvement interne du pays, il a patiemment attendu un retour de fortune. L’affaiblissement de l’Autriche face à l’unification allemande et italienne impose au Habsbourg de redistribuer les cartes à l’intérieur de leur empire. C’est ainsi que la Hongrie arrache le compromis de 1867 qui fonde l’Autriche-Hongrie.
Le sang et le chant
Quel rôle a joué la poésie de Petőfi dans le redressement national ? L’exaltation du poète a cristallisé le patriotisme hongrois. Il a réactualisé la conscience que les Hongrois avaient d’eux-mêmes. Le sortilège de son verbe partage la responsabilité d’une fuite en avant calamiteuse sur le plan politique. Mais dans la même mesure, la Hongrie lui doit d’avoir administré à la face du monde la preuve de son existence nationale. Malgré trois siècles sous domination étrangère, les Magyars étaient en mesure de payer le prix de leur liberté ; cette résolution a convaincu les Allemands qu’ils ne pourraient durablement faire contre les Hongrois ni sans eux. Sans l’outrance de Petőfi, quelle aurait été la marge de manœuvre du prudent Deák face à Vienne ? Sans Deák, qui aurait offert à la Hongrie les fruits politiques du sang et des chants semés par les plus exaltés ? À deux siècles de distance, ces antagonismes d’hier attestent l’unité organique du peuple davantage encore que les divisions d’une société.
L’héritage de 1848
Il y eut d’autres épreuves régénératrices dans l’histoire hongroise. L’insurrection de 1956 contre l’URSS joue le même rôle de défaite fondatrice. Lorsque, le 23 octobre, un cortège de manifestants délègue un groupe d’étudiants au siège de la radio nationale, le pays est muré dans un profond fatalisme malgré la déstalinisation. L’arrestation des étudiants par la police politique suscite la colère de la foule qui elle-même entraîne une fusillade. Alors Budapest s’embrase. Nouvelle jeunesse, mais même lieu et même rejet de la domination étrangère. La terrible répression menée par l’armée rouge du 4 au 10 novembre rassemble la nation dans le malheur : Gloria Victis.
Le Fidesz de Viktor Orbán a trouvé un appui décisif dans ces jours pénibles et nécessaires de la mémoire collective. Sa victoire électorale historique au printemps 2010 n’est pas concevable sans les évènements de l’automne 2006. Cinquante ans après la révolution anticommuniste, le gouvernement socialiste faisait face à un retentissant scandale sur fond de gestion calamiteuse et de révélations fracassantes. Le 23 octobre cristallise toutes les tensions, et Viktor Orbán ne manque pas de déclarer devant une foule de sympathisants :
« Aujourd’hui, cinquante ans après la révolution et seize ans après la chute du communisme, il y a encore des millions de Hongrois qui ne se sentent pas libres. »
L’identification des socialistes et libéraux au pouvoir avec leurs prédécesseurs communistes ruine la crédibilité qui leur reste et érige le camp de Viktor Orbán en point de ralliement des forces nationales. Après trois ans et demi de marasme, le Fidesz remporte les élections avec la majorité des deux tiers qui permet d’adopter une autre constitution et d’instaurer la « nouvelle époque » qui se poursuit aujourd’hui.
Dépasser les antagonismes, désigner les nouveaux périls
Le Fidesz se réclame le champion des libertés nationales dans la plus pure tradition politique moderne. Lorsque Viktor Orbán prononce le discours d’usage, le 15 mars, il prend les accents d’un Petőfi en butte à la morgue de Metternich, afin de rassembler son peuple face à l’arrogance de l’élite en place à Bruxelles.
Le bonapartisme se fonde sur le sacre de la victoire et le plébiscite populaire : sur ce dernier point, on peut dire que l’orbanisme est un bonapartisme, fort de ses quatre triomphes électoraux successifs, mais aussi des référendums et autres consultations nationales advenus ces dernières années. Mais l’orbanisme est tout autant une tentative de restauration, une volonté d’enraciner l’époque dans un ordre traditionnel aussi ancien que la Hongrie elle-même. Si l’œuvre politique d’Orbán est remarquable, c’est par sa capacité de synthèse à dépasser les fractures héritées du passé. C’est, sur un mode mineur, à la fois Petőfi et Metternich : les deux faces d’un antagonisme qui à la fois avait miné et animé l’Europe. Cet effort de mise en assonance des contraires est l’accomplissement le plus louable de la puissance souveraine.
Insistons sur le mode mineur cependant, car de nouveaux paramètres surdéterminent notre époque, à commencer par l’emprise totalitaire de l’économie et les bouleversements anthropologiques et ethniques auxquels sont confrontées les nations d’Europe. Une ligne de fracture sur laquelle se positionne l’élite hongroise et qui constitue le nouveau paradigme politique.
La leçon que nous offre la vie flamboyante de Petőfi, c’est qu’un poète ne peut être qu’un poète, et qu’il doit l’être absolument pour édifier une œuvre véritable. On ne doit le juger que sur celle-ci. D’un côté, il n’appartient pas au poète de résumer ou d’inspirer par son lyrisme une sagesse politique. D’un autre côté, sans grand poète une communauté politique serait à jeun. Les Sándor Petőfi manquent aujourd’hui plus que jamais aux nations d’Europe.
Thibaud Gibelin – Promotion Dominique Venner
Photo : Sándor Petőfi, portrait daguerréotype réalisé en 1847 par Gábor Egressy. Source : Wikimédia