Marguerite Porete
« Mais si je voulais pécher, pourquoi ne le supporterait-Il pas ? S’il ne le supportait pas, son pouvoir m’enlèverait ma liberté ; mais sa bonté ne pourrait supporter que son pouvoir m’ôte ma liberté en rien ; autrement dit, elle ne pourrait supporter qu’aucun pouvoir m’ôte mon vouloir sans que ma volonté y consente. Sa bonté m’a donc donné, par pure bonté, une volonté libre »
L’audace et la liberté de ton employés par Marguerite Porete (1250 ? – 1310) lorsqu’elle évoque le péché, l’amour de Dieu pour l’Homme et la notion de libre arbitre peuvent paraître déroutant pour un lecteur du XXIe siècle. Difficile aujourd’hui d’imaginer à quel point les écrits et la pensée de cette mystique ont pu choquer les autorités ecclésiastiques du XIIIe siècle ! Malgré la pression exercée sur elle par le tout puissant pouvoir clérical, Marguerite Porete n’a jamais renié ses convictions philosophiques et religieuses… Même si elle l’a payé de sa vie.
La postérité n’a retenu quasiment aucun élément biographique sur cette femme dont l’œuvre suscita une telle controverse. En effet, Marguerite Porete est probablement née vers 1250 dans le Hainaut, peut-être à Valenciennes. Même l’orthographe de son nom est sujette à caution. S’appelle-t-elle Marguerite Porete, Porrette ou Poirrette ? Nul ne le sait vraiment. Toutefois, le fait qu’elle ait été religieuse ne fait quasiment aucun doute. Il est même fort possible qu’elle ait appartenu au mouvement des béguines. Elle-même se décrit comme étant une « béguine errante ». Cette information est capitale, car elle explique la pensée retranscrite dans son œuvre Le Miroir des Âmes simples, ce dernier titre étant l’abréviation contemporaine de l’ouvrage Le Mirouer des simples ämes anienties et qui seulement demourent en vouloir et desir d’amour.
Les béguines constituent un mouvement de piété original et différent des ordres religieux habituels. Elles ne sont pas soumises à une règle, ni obligées de prononcer leurs vœux ou même de vivre en communauté. Ce mouvement naît dans les grandes villes du nord de l’Europe à la fin du XIIe siècle et devient particulièrement populaire dans les Flandres et en Rhénanie. Ces religieuses peuvent se rassembler sous l’égide d’une supérieure en maisons d’accueil, appelés béguinages. Elles ont le droit de sortir pour travailler, de posséder leurs propres biens et même de se marier. Ce sont également des femmes pieuses dédiées à Dieu et aux bonnes œuvres, connaissant ainsi un grand succès : les béguines reçoivent grand nombre de legs et de donations, ce qui n’est pas sans susciter un certain agacement chez les ordres religieux traditionnels, qui se sentent dépossédés de ces dons. Par ailleurs, le fait que les béguines ne soient pas rattachées à une règle religieuse pose problème aux yeux des autorités ecclésiastiques, dans la mesure où elles échappent à la tutelle et à la hiérarchie cléricales.
Dès le XIIe siècle, une série de mesures est adoptée afin de contrer cette liberté des béguines, en marge de toute règle. En 1139, le deuxième décret de Latran interdit aux femmes vivant sans règle monastique de se faire passer pour des moniales. Toute relation entre moines et moniales sont également prohibées. En 1233, lors du concile de Mayence, l’inquisiteur Conrad de Marbourg dénonce leur mode de vie. La publication de la décréate Periculoso en 1298 du pape Boniface VIII étend l’obligation de clôture stricte aux chartreuses et aux cisterciennes. Les procès intentés à Marguerite Porete se situent dans la lignée de ces restrictions mises en place contre les béguines durant le XIIIe siècle.
Mais que reproche-t-on exactement à cette mystique ? Vers 1295, elle fait paraître un ouvrage qui lui vaut les foudres des autorités religieuses : l’évêque de Cambrai fait brûler ses livres en place publique à Valenciennes. Interdiction lui est faite de diffuser à nouveau ces livres impies, au risque d’être condamnée comme hérétique et relapse. La menace n’impressionne guère la béguine, puisqu’elle récidive en remettant Le Miroir des Âmes simples en circulation et en obtenant même le soutien de théologiens chevronnés, dont Godefroy de Fontaines. Malgré ces appuis, Marguerite est arrêtée en 1308 et conduite devant l’inquisiteur de Paris Guillaume Humbert, confesseur du roi Philippe IV le Bel et futur responsable du célèbre procès intenté contre les Templiers. Le 11 avril 1309, il réunit vingt et un maîtres en théologie dans l’église des Mathurins afin d’examiner quinze articles issus du Miroir jugés suspects. Pendant que ces juges débattent du sort réservé à Marguerite, celle-ci refuse de prêter serment et de parler pour sa défense. L’issue du débat entre les examinateurs de l’ouvrage est sans appel : plusieurs articles sont considérés comme hérétiques.
Certaines idées défendues par la béguine relèvent de ce que l’Inquisition désigne dans ses documents comme étant « le Libre-Esprit ». Ce courant de pensée s’étend du XIIe au XVIe siècle ; il prône la liberté d’acte de l’Homme, rejette toute forme de culpabilisation et postule que la liberté de nature et l’Esprit Saint s’incarnent l’un en l’autre. Marguerite Porete développe ce postulat audacieux dans son ouvrage sous la forme d’un dialogue entre Amour et Raison. Elle décrit le cheminement spirituel d’une âme qui s’abandonne totalement à Dieu, cet état conduisant à un état d’innocence et d’indifférence à soi-même et au monde. Cela signifie que, lorsque le croyant atteint un degré de spiritualité et de foi suffisamment élevé, il peut céder à la réalisation de ses désirs et de sa nature, car Dieu a voulu l’Homme libre et aime ses fidèles malgré leurs défauts et leurs bassesses. La mystique questionne ainsi la notion même de péché : par sa soumission à Dieu, le fidèle s’affranchit des lois visant à l’astreindre à un mode de vie qui n’est pas en adéquation avec ses désirs. C’est véritablement une forme de liberté paradoxale qui est ici mise en avant.
Écrit en langage vernaculaire, par une femme, selon un mode purement narratif et poétique, bien loin de la logique aristotélicienne pratiquée par les maîtres scolastiques de l’Université de Paris, le Miroir des Âmes simples ne pouvait que choquer les autorités religieuses. Le verdict des théologiens est sans appel : Marguerite Porete est jugée hérétique et relapse. Après une cérémonie publique, elle est remise à la justice séculaire qui la condamne au bûcher le 31 mai 1310. Le lendemain, la mystique est conduite sur la place de Grève où elle est brûlée vive.
Ce supplice a énormément marqué les esprits, car la condamnation à mort d’une femme par le feu à Paris est un évènement suffisamment rare pour être rapporté par des chroniqueurs contemporains de cette fin tragique. Le contexte politique et religieux de l’époque se prête à ce genre de répression : sous le règne de Philippe le Bel, une campagne est lancée contre les ennemis de la couronne, notamment les Templiers. La condamnation de Marguerite Porete a lieu alors que l’arrestation, l’emprisonnement et l’instruction du procès de Jacques de Molay et de ses moines-soldats a déjà débuté depuis 1307. Le début du XIVe siècle marque un tournant pour le royaume de France, tant sur le plan politique, avec la fin du règne de Philippe le Bel, que sur le plan spirituel: le roi est le premier à oser se dresser contre le Pape. L’autorité religieuse pontificale et traditionnelle est mise à mal, entraînant un durcissement des sanctions à l’encontre des hérétiques, notamment des béguines. D’ailleurs, la condamnation de Marguerite Porete a de lourdes répercussions contre ce mouvement de piété car, en 1311, durant le concile de Vienne, le Pape Jean XXII décide de les interdire définitivement.
Malgré leur disparition, Marguerite Porete et le mouvement béguinal laissent derrière elles un héritage européen conséquent: le Miroir des Âmes simples est aujourd’hui étudié et considéré comme une œuvre majeure de la littérature médiévale. Les béguines ont par ailleurs marqué l’urbanisme et l’architecture de l’Europe du Nord grâce aux béguinages. En Belgique, treize d’entre eux appartiennent au patrimoine mondial de l’UNESCO, comme ceux de Gand, de Bruges, de Louvain ou de Courtrai. Ces béguinages se composent d’ une ou deux rangées de petites maisons reliées entre elles par une coursive. On y trouve également une église. Ces bâtiments s’agencent autour d’une cour dans laquelle est généralement aménagé un jardin. Valenciennes conserve encore les traces de son béguinage, que Marguerite a peut-être fréquenté. Fondé en 1239, l’hôpital pour nécessiteux de la ville est placé sous le patronage de Sainte Elizabeth de Hongrie et confié à des béguines. Elles se rassemblent en communauté autour d’une supérieure et s’organisent en béguinage afin de veiller au mieux sur les patients. Lors de la Révolution française, l’hôpital ainsi qu’une grande partie des logements sont détruits, mais aujourd’hui, on peut encore se promener dans cet ancien béguinage : l’enclos du village est encore conservé, de même que quelques maisonnettes pittoresques. Au cœur de Valenciennes, ce quartier dénote par son atmosphère paisible, rappelant aux visiteurs l’héritage légué par des générations de béguines pour le bien-être de leur communauté.
Anne-Sophie B. — Promotion Léonidas
Bibliographie
Sur Marguerite Porete
Sur les béguines, le Mouvement du Libre-Esprit et Philippe le Bel
- universalis.fr
- Georges Minois, Philippe le Bel, éd. Perrin, 2014, Paris, p. 676-677
- Jean Verdon, La Femme au Moyen-Age, éd. J.-P. Gisserot, Paris, 2006, p.63
- rdv-histoire.com
- universalis.fr
Sur le béguinage de Valenciennes