Le défi souverainiste, construire des frontières extérieures avec des ponts intérieurs
Intervention de Vincenzo Sofo, fondateur du think tank italien Il Talibano, lors du colloque « Europe, l’heure des frontières » le 6 avril 2019.
Libre marché, technologie et mondialisation ont consigné un monde sans horizon fixe. Tout ça a fait monter chez les individus une exigence pour des limites qui est de plus en plus en forte. La dimension sociale de l’individu se concrétise dans le cadre de la communauté, laquelle pour exister nécessite une frontière afin de définir cette communauté et de la distinguer du reste.
C’est ce périmètre qui permet la création de l’esprit d’appartenance à la collectivité à laquelle nous décidons de faire partie. Sans cet esprit d’appartenance, la communauté ne peut pas exister. C’est ce périmètre que les partisans de la mondialisation rêvent d’étendre à la Terre entière afin d’arriver à une seule communauté mondiale où « l’autre » n’existe plus. Mais plus les distances – physiques, culturelles, etc. – augmentent et plus le ciment s’affaiblit, jusqu’à s’effriter, et c’est la raison pour laquelle la société mondialisée d’aujourd’hui est devenu un espace atomisé plutôt qu’une grande communauté. Ce processus a fait ressortir le besoin de points de référence plus petits, plus accessibles, et plus solides.
Nous parlons aujourd’hui de cette nécessité de donner des frontières à l’Europe. Mais, si le but des frontières est de définir et de protéger une communauté, il faut avant tout se demander quelle est la communauté visée par cette protection. Dans un moment où l’Europe peut être accusée d’être l’ennemie de ses propres peuples, d’une part, et invoquée pour sauver d’autres peuples au nom du rôle que les Européens ont joué dans l’histoire du monde, d’autre part, elle ne peut pas être liquéfié dans une seule et indistincte soupe. Il est curieux de constater que ces deux positions nous viennent du même milieu culturel et politique : le milieu identitaire. C’est la raison pour laquelle avant de se demander si l’Europe a une nécessité de frontières, il faut se demander quelles caractéristiques doivent avoir ces frontières et où il faut les placer, il faut se demander qu’est-ce qu’on veut faire de l’Europe.
Il faut commencer par une évidence : l’Europe d’aujourd’hui n’est plus le centre du monde, elle est en train de se déplacer, de plus en plus, à la périphérie, comme le démontrent brutalement les dynamiques démographiques. Si au début du XXe siècle l’Europe représentait un quart de la population mondiale, en ce nouveau millénaire la situation a beaucoup changé : la croissance démographique européenne s’est arrêtée et celle des autres continents ont augmenté, parfois explosé. D’ici à 2050, selon les prévisions, le Vieux Continent se limitera à 700 millions de personnes, alors que l’Asie dépassera les 5 milliards d’habitants, l’Afrique 2 milliards, et l’Amérique, 1 milliard. Cela signifie qu’en 2050, la Chine et l’Inde auront presque 1,5 milliards d’habitants, les États-Unis presque 400 millions, et il y aura une quinzaine de pays qui auront plus de 100 millions d’habitants, mais aucun d’eux ne sera en Europe. Cette situation est encore plus préoccupante quand on y ajoute les dynamiques économiques : en 2016 le classement de la richesse des pays (à parité de pouvoir d’achat) fait par PricewaterhouseCoopers (PWC) donnait la Chine en tête, suivie par les États-Unis et l’Inde, avec l’Allemagne en cinquième position, le Royaume-Uni 9e, la France 10e et l’Italie 12e. Les projections pour 2050 donnent l’Allemagne 9e, qui reste le seul pays européen dans les dix premiers. La France serait 12e et l’Italie 21e. Le Royaume-Uni ne sera normalement plus membre de l’Union européenne.
C’est donc évident que si l’Europe veut continuer à être un centre du monde, la seule façon d’y arriver est d’agir, et pour cela il faudra s’unir. Puisque malgré la crise qu’elle vit, l’Europe reste toujours un important berceau de richesse, de connaissance, de technologie, de production, de commerce, d’histoire et de culture, caractéristiques pour lesquelles elle est une proie si désirée par les autres principaux acteurs internationaux. Voilà pourquoi il est nécessaire d’avoir une frontière européenne.
Parce que le problème de la construction européenne contemporaine n’est pas tant d’avoir proposé une dimension politique supranationale mais plutôt de ne pas l’avoir conçue en termes de Communauté, et donc de ne pas lui avoir fourni un périmètre pour se distinguer du reste du monde. Ce périmètre était nécessaire pour donner aux européens le sentiment d’être « Européens », sans lequel ils ne peuvent s’attacher qu’aux appartenances nationales. Le problème de l’Europe est d’avoir été conçu avec l’idéologie « no borders », au bénéfice d’un marché global sans limites qui a empêché, entre autres, l’utilisation de l’économie réelle comme moteur de coopération entre les territoires du continent ; le renoncement à protéger le marché européen en favorisant les échanges intérieurs a aggravé la concurrence entre les Pays membres qui se sont retrouvés à devoir se défendre avec agressivité des pénétrations économiques étrangères. Sans compter les effets désastreux du manque d’une frontière physique lié aux flux migratoires qui contribuent soit à augmenter la compétition sociale entre individus (et donc impacte leur propension à coopérer), soit à diluer le ciment identitaire des communautés. Il y a une conséquence à l’élimination de la frontière physique qui a affecté d’autres frontières, souvent oubliées : les frontières culturelles. Les frontières culturelles de l’Europe qui ont permis de marquer, de distinguer et d’exporter l’Europe dans le monde, pendant des siècles, et qui sont maintenant abandonnées, et remplacées par une importation des cultures des autres.
Tout ça nous amène au sujet des rapports entre les états nationaux qui composent l’Europe, en vue de la montée des souverainismes. La faute la plus associée à l’Union européenne est en fait d’être trop envahissante sur le terrain des politiques intérieures des États membres, tout en étant trop absent sur le terrain de la coordination des états dans le domaine géopolitique, où les pays agissent égoïstement en allant au conflit entre eux. Faute qui peut être fatale. Donc si la montée des souverainismes nationaux est le résultat d’une Union européenne en crise car elle n’a pas réussi à faire une synthèse entre les différentes communautés nationales, d’une part, le sentiment anti-européen risque de compliquer encore plus cette nécessité de synthèse en laissant l’Europe impuissante face aux évolutions internationales, devenant une proie facile pour les autres puissances. Aujourd’hui, il est plus que jamais nécessaire de pousser à la construction d’une vraie alliance européenne qui reconnait l’autonomie des territoires et qui sera le lieu d’un travail de coopération entre les membres, mais qui nécessite un travail en amont pour renforcer les liens entre les différents peuples.
La mission des souverainismes est de donner à l’Europe des frontières extérieures mais aussi des ponts intérieurs, ces ponts permettront aux peuples de se soutenir et de se perpétuer dans le temps en recomposant la décomposition qui la déchire. Il faudra commencer par le pont générationnel qui, à travers la reproduction, permet la pérennité d’un peuple. Si l’Europe veut continuer à exister et à influencer, il faut d’abord qu’elle soutienne la continuité entre ses générations en valorisant l’institution familiale dans sa mission reproductive et dans sa mission éducative, puisque, c’est à partie de la famille – selon l’enseignement d’Aristote – qu’une communauté se développe, c’est en elle que l’individu vit et construit sa conscience d’être politique, d’être social, et d’être communautaire. Ça n’étonnera donc personne que la crise de l’Europe coïncide avec la crise de l’institution du mariage : selon les statistiques d’Eurostat, le pourcentage des mariages en Europe est tombé de 7,8 pour 1000 habitants en 1965 à 4,2 pour 1000 habitants en 2011. Dans la même période, les divorces ont plus que doublé.
Éducation signifie histoire, tradition et culture : les ingrédients qui font cette identité et qui transforment une addition d’individus en communauté. Voilà pourquoi un autre pont à reconstruire est celui avec notre histoire et notre culture. Avec notre passé. L’Europe vit maintenant une crise d’identité qui la met en grosse difficulté face à une des conséquences de l’immigration : le clash des civilisations.
Les études sorties en Italie à propos du décalage entre réalité et perception (surtout sur l’immigration) sont intéressantes parce qu’ils montrent une maladie pas suffisamment traitée : la peur de l’inconnu et le conflit intérieur qui naît du sentiment d’incapacité à l’affronter. L’insécurité envers soi-même au niveau social est due à la perte des points de référence identitaires, conséquence de l’abandon de notre patrimoine immatériel, de moins en moins présent dans les parcours éducatifs des citoyens européens puisque l’identité représente un obstacle au procès de standardisation nécessaire du Marché. Les données de l’UNESCO sur les langues à risque d’extinction dans le monde sont à ce propos très intéressantes. On y découvre qu’il y a en Europe une haute concentration de langues qui risquent de disparaître bien qu’elles soient encore beaucoup utilisées par les individus : la langue qui fait face aux risques de disparition les plus important est l’italien du Sud (ou « napolitain »). Parlé par presque 7,5 millions de personnes, l’italien du sud réunit donc une population plus grande que la moitié des nations européennes, ces dernières ne dépassant pas les 7,5 millions d’habitants. Ensuite, on trouve le « Sicilien », avec 5 millions de locuteurs, et le « bas saxon » avec 4,8 millions de locuteurs, etc. Nous avons là à faire à une perte de patrimoine immatérielle témoignée aussi par la religion. L’Europe aujourd’hui est un des principaux berceaux de l’athéisme, information révélée aussi par un sondage publié en janvier 2018 par le Telegraph. Ce sondage montre que la proportion de personnes qui refusent de se définir comme religieux atteint jusqu’à 81% dans des pays du nord de l’Europe comme la Suède, mais aussi dans un pays considéré comme historiquement très religieux comme l’Espagne, où seulement 37% des sondés se déclarent religieux. Nous pouvons déduire que la disparition de la dimension spirituelle représente la chute d’un pont fondamental pour la valorisation d’un esprit d’identité, sans lequel aucun projet de communauté politique ne peut réussir.
La nécessité de reconstruire ces ponts-là est très claire pour les souverainistes. Mais le vrai défi n’est pas de se limiter à reconstruire à l’intérieur des pays européens mais de commencer à construire entre les pays européens également. Cela permettra la valorisation des identités et des spécificités qui font la richesse de notre continent, et de mettre les pays qui le compose en condition pour trouver un parcours commun et pour relancer le destin de l’Europe des peuples dans le monde.
Vincenzo Sofo