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L’Europe : un mythe et un destin. Des Indo-Européens à l’Europe accomplie

Pierluigi Locchi est formateur, membre du Pôle Études et responsable des relations européennes de l’Institut Iliade. Spécialiste en communication institutionnelle, il a récemment œuvré à remettre en lumière l’œuvre de son père, Giorgio Locchi, avec notamment la parution aux éditions de La Nouvelle Librairie du livre Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste qu’il a traduit.

L’Europe : un mythe et un destin. Des Indo-Européens à l’Europe accomplie

Nous la connaissons pour ainsi dire depuis toujours, comme déesse – Hésiode cite Europe parmi les Océanides –, mais surtout comme la jeune et belle princesse phénicienne qui fut arrachée à l’Asie et emportée au ras des flots jusqu’en Crète par le grand Zeus, transformé pour l’occasion en taureau fougueux foulant les vagues de la Méditerranée sans mouiller ne fût-ce qu’un seul de ses sabots.

Souvenons-nous :

Et quand la terre, au loin, se fut toute perdue
Quand le silencieux espace Ouranien
Rayonna, seul ardent, sur la glauque étendue,
Le divin Taureau dit : — Ô Vierge ne crains rien.
Viens ! Voici l’île sainte aux antres prophétiques
Où tu célébreras ton hymen glorieux,
Et de toi sortiront des Enfants héroïques
Qui régiront la terre et deviendront des Dieux !

Cette Europe si ancienne – elle nous accompagne depuis la mythologie grecque ! – si magnifiquement évoquée par Leconte de Lisle, est en même temps un concept très moderne. Et c’est précisément ce paradoxe apparent qui permet de comprendre en quoi l’Europe est pour nous à la fois un mythe et notre destin.

Cette Europe si ancienne est aussi on ne peut plus moderne, disais-je, tout simplement parce que la prise de conscience de l’Europe et des liens qui unissent les peuples européens est quelque chose de très récent.

Aujourd’hui nous savons que nous avons beau parler des langues différentes à Rome, à Madrid et à Paris, les pères des pères de leurs habitants ont parlé un seul et même latin, et nous savons aussi que si nous considérons les Allemands, les Suédois, les Irlandais ou autres Serbes et Croates, non seulement leurs ancêtres parlaient le germanique, le celtique, le slave commun, mais les ancêtres des ancêtres de nos différentes populations européennes, parlaient tous la même langue, l’indo-européen.

Ils constituaient ainsi un seul et même peuple.

Nous le savons, mais les Romains, par exemple, ne le savaient pas. Quand Tacite nous parle des Germains, il nous parle d’un autre monde, de gens qui à ses yeux ne pouvaient rien avoir en commun avec les siens : d’autres coutumes, d’autres lois, une autre répartition des rôles entre l’homme et la femme, etc. Il ne peut imaginer que ces Barbares puissent avoir les mêmes ancêtres que les siens.

La conscience de l’Europe comme communauté de peuples, comme volonté de partager un destin commun, est quelque chose de très récent, pour ne pas dire de totalement nouveau, inconnu jusqu’aux premiers projets d’une expression politique européenne unitaire, élaborés en particulier à la suite de la réflexion nietzschéenne sur l’Europe. Il s’agissait alors d’une nouvelle dépassant les nationalismes étroits, d’un projet d’Europe fondé sur l’Origine commune nouvellement découverte, projet d’ailleurs repris après la deuxième guerre mondiale mais sur des bases différentes.

Or c’est sur ce lien particulier entre origine et projet que je voudrais insister, car c’est par lui que l’Europe est aujourd’hui à nos yeux à la fois mythe et destin, et je dirais même, ici, notre mythe et notre destin.

Ce lien, on le retrouve, par exemple, chez Gabriele d’Annunzio – je suis Italien, vous me permettrez de choisir un premier exemple au-delà des Alpes – d’Annunzio qui s’adresse aux habitants de Fiume, dans la proclamation de la régence italienne du Carnaro comme suit :

“Vous osez établir ici, dans ces quatre palmes de terre, dans ce triangle rugueux, les voies de l’esprit nouveau, les formes de la vie nouvelle, les ordres de la justice et de la liberté selon l’inspiration du passé et selon la divination de l’avenir…”

“Inspiration du passé et divination de l’avenir”, dans le langage poétique de d’Annunzio, correspondent parfaitement à ce que nous entendons aujourd’hui par Origine et Projet.

Et l’Europe est précisément notre origine et notre projet. Nous nous ancrons dans une “origine plus originaire”, pour reprendre la formule de Heidegger, et plus originelle que les mythes encore nationaux proposés il y a cent ans : la race germanique, la France des Quarante rois, la Rome impériale… autant d’expressions du nouveau mythe surhumaniste né avec Wagner et Nietzsche et qui s’est ensuite répandu dans toute l’Europe, dans ses incarnations nationales, en France avec un Charles Maurras ou un Maurice Barrès, en Italie avec un d’Annunzio, on vient de le voir, ou un Giovanni Gentile, et ainsi de suite.

En fait, l’Origine est le Projet, elle est ce que nous voulons devenir. Et comme l’Origine et le Projet coïncident, notre héritage débouche sur l’engagement – et le mythe se révèle être destin.

Exactement comme la Rome impériale pouvait être un mythe, une préfiguration, une volonté de Troisième Rome, l’Europe, aujourd’hui, est un mythe : elle est notre inspiration, notre passé le plus lointain, “origine la plus originaire”, disais-je, projetée dans l’avenir comme un destin également librement choisi et revendiqué.

Elle est ce qui nous unit, et pas seulement ici entre nous. Partout en Europe, en effet, de nouvelles générations d’Italiens, d’Espagnols, de Français, d’Allemands, de Grecs, de Slaves, de Scandinaves, de Baltes, revendiquent leur identité européenne et c’est bien en tant qu’Européens, je dirais même surtout en tant qu’Européens que ces hommes et ces femmes entendent tout comme nous, et avec nous,   se construire un avenir   dans la ligne de ce que nous avons été, de ce que nous sommes et de ce que nous voulons devenir.

Un terrible double événement a en effet changé notre perspective depuis les grands mythes mobilisateurs d’il y a cent ans : je parle bien sûr des deux guerres mondiales qui ont avant tout constitué une guerre civile européenne.

Nous, ici, qui sommes en quelque sorte les survivants de l’affrontement fratricide qui a permis le grand effacement identitaire auquel nous assistons, nous nous trouvons au sommet de cette chaîne ininterrompue de chair et de sang, qui porte depuis des dizaines et des dizaines de générations une vision du monde dont nous réalisons qu’elle fut commune à nos peuples européens pendant des millénaires avant d’être corrompue. Une vision du monde qui se traduit par une Europe à la fois mythe – en tant que récit fondateur de toute action – et destin, parce que dans le jeu géopolitique mondial, à l’heure de la planétarisation et des logiques continentales, nous sommes de plus en plus nombreux à avoir compris que pour nous Français, Italiens, Allemands ou Hongrois… c’est « L’Europe ou la fin de l’histoire ! ».

Mais … quelle Europe au juste ?

De fait, jamais l’Europe n’aura autant été sur toutes les lèvres, dans toutes les pensées et arrière-pensées de chacun. Qu’elle soit le problème ou la solution, qu’elle soit amie ou ennemie, icône ou épouvantail, fédérale, transnationale, fermée, ouverte, enfer ou paradis – l’Europe est partout.

Or jamais non plus la situation de l’Europe ne fut aussi catastrophique, sa vassalisation aussi installée, le formatage de ses populations aussi raffiné, son invasion autant planifiée. Cela dit, je crois aussi aux signes, aux prises de conscience certes encore timides mais réelles – y compris au sein d’une Union Européenne à qui l’on doit pourtant l’appauvrissement et l’asservissement de nos populations, Union ayant jusqu’à présent surtout servi à désarmer les nations européennes face aux appétits des autres acteurs du jeu géostratégique mondial.

Je crois aux faits qui dessinent un infléchissement dans la politique qui a fait de l’Europe un open bar pillé par tous les requins des superpuissances, je crois à la volonté, certes encore embryonnaire, mais commençant à être traduite dans les faits par plusieurs États membres de l’actuelle Union, de doter l’Europe de nouveaux moyens permettant si ce n’est d’assurer une future indépendance au moins de créer les conditions de sa possibilité – je pense, même si trop tardives, aux mesures décidées en faveur d’une autonomie vis à vis des GAFAM, je pense aux investissements colossaux décidés en matière de nouvelles énergies et en particulier, à l’horizon quarante/cinquante ans, de la fusion nucléaire. De même, si nous avons perdu depuis longtemps la bataille de l’internet, l’Europe n’a pas encore perdu celle de l’ordinateur quantique.

Comprenez-moi bien. Je ne saurais confondre notre vision de l’Europe et celle portée par l’Union européenne actuelle. Et je ne me fais aucune illusion quant à la marge de manœuvre de nos élites politiques actuelles et vois bien, par exemple, à quel point nous sommes aujourd’hui englués dans le piège ukrainien.

Mais au-delà des contingences, n’oublions pas que l’histoire a toujours été faite par des minorités agissantes. Des minorités qui ont souvent fini par susciter l’adhésion du plus grand nombre par leur exemplarité, leur intransigeance et leur abnégation.

C’est pourquoi, à l’Institut Iliade, nous ne nous interdisons pas de parler d’Europe, sous prétexte que tout serait déjà fourvoyé ou perdu. Et même s’il est vrai que jamais, depuis des siècles, l’Europe n’a été aussi affaiblie, serait-ce une raison pour renoncer à l’objectif d’une Europe-Puissance, pour jeter l’éponge avant même d’avoir essayé d’infléchir le cours de l’histoire ?

Bien sûr que non. C’est pourquoi l’Institut Iliade a été créé ; c’est pourquoi cette journée est entièrement consacrée à l’exposition de ce que nous entendons et que nous voulons comme Europe.

Que les choses soient claires. L’Europe que nous voulons pour nos enfants est une Europe qui n’a pas encore été, une Europe que nous portons en nous, que nous projetons comme notre raison de vivre dans notre engagement présent. Une Europe, comme disait Nietzsche, qui n’est pas patrie, qui n’est pas terre des pères, mais Land der Kinder, terre des enfants. Une Europe qui s’inspire de son propre passé non pour le retrouver et le reproduire à l’identique mais pour le recréer dans la nouvelle réalité contemporaine.

Ce qui distingue notre vision de l’Europe de la plupart des visions actuelles, est aussi ce qui nous distingue le plus clairement de nos adversaires et des idéologies que nous combattons : il s’agit de notre façon de concevoir l’histoire.

Pour la grande majorité de nos contemporains, le fait historique est quelque chose qui, une fois arrivé, ne reviendra jamais : le passé est passé, il n’existe plus.

De même, la plupart des gens voient l’avenir comme quelque chose qui n’est pas encore là et qui étant toujours devant eux, est par définition inaccessible.

Pour nous, il en va autrement.

Car le passé et l’avenir sont présents en nous à chaque instant de notre vie, indissociables en permanence de notre présent, et cette manière, consciente ou inconsciente peu importe, de concevoir ou simplement de ressentir l’histoire, définit précisément notre manière de vivre. On peut y voir une attitude simplement psychologique, pour ma part je considère cela un niveau supérieur de conscience.

Je cite un exemple. Pour la première fois, au début du XIXe siècle, un passé a été scientifiquement reconstitué sans l’aide d’aucun témoignage, d’aucun vestige parvenu jusqu’à nous. Ce passé est notre passé indo-européen. Il a été mis en lumière en partant du présent, en partant des langues que nous parlons tous les jours. La toute nouvelle science linguistique a en effet permis de retrouver la trace de nos ancêtres communs indo-européens et de prouver leur existence en s’ancrant uniquement dans le présent vivant des langues européennes telles qu’elles sont écrites et parlées. Ce faisant, la linguistique a non seulement établi que notre passé est contenu dans notre présent, elle a surtout définitivement brisé l’apparente incommunicabilité entre le passé et le présent, entre le présent et l’avenir.

Eh bien, de même que les langues que nous parlons contiennent leur passé et continuent, par leur évolution, à le projeter dans l’avenir,   de même le présent – le présent vécu à chaque instant par chacun de nous – contient en permanence le passé que nous nous sommes choisi – le passé tel que nous le voyons, le passé qui nous habite – et l’avenir dans lequel nous le projetons.

En ce qui nous concerne, le passé que nous choisissons aujourd’hui est le passé le plus lointain de l’Europe, le passé de nos ancêtres indo-européens, passé toujours présent dans les langues que nous parlons, témoin de l’époque où un seul peuple régnait sur l’Europe, et c’est ce passé que nous projetons comme volonté de puissance dans l’avenir, comme destin librement choisi et comme projet : celui d’une Europe unifiée sur la base d’une origine linguistique commune, et comme chaque langue incarne aussi une vision du monde, je vous parle d’une Europe bâtie sur une culture et une civilisation communes.

Vous l’avez compris : avec Friedrich Nietzsche, nous croyons que l’homme de l’avenir est celui qui aura la plus longue mémoire

Choisir un passé plus lointain, plus grand et plus puissant, c’est choisir un passé qui contient naturellement à la fois la France des quarante rois et la Rome impériale, ainsi que tous les héritages que nos civilisations sœurs et cousines nous ont légué depuis des siècles et des millénaires, un passé aux facettes multiples qui par là-même donne une dimension encore plus profonde à cette Première Grande Europe, à cette Europe accomplie que nous appelons de nos vœux.

L’histoire est ouverte, jamais écrite à l’avance – Dominique Venner, qui a consacré tout un ouvrage à l’imprévu dans l’histoire, nous le rappelle – : l’histoire dépend de la volonté et de l’action de ceux qui s’efforcent de faire aboutir leur projet. Tout est toujours possible et l’engagement de chacun compte.

Mesdames et Messieurs, notre destin est entre nos mains – car nous sommes face à une alternative qui comme nous allons le voir plus avant dans cette journée, est sans appel :

renaître comme Européens ou mourir Occidentaux !

Pierluigi Locchi