Les frontières de l’Europe : oui, mais où ?
Intervention de Jean-Philippe Antoni, professeur des universités, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l'urbanisme et à l'aménagement du territoire, lors du colloque « Europe, l'heure des frontières » le 6 avril 2019.
Malgré un confort matériel historiquement inégalé dans l’ensemble des démocraties libérales européennes, le 21e siècle s’est ouvert dans un contexte de crises financières et environnementales à répétitions. Pour une part, les bienfaits supposés de la « mondialisation heureuse » se révèlent comme une nouvelle source de vulnérabilités. Elles génèrent une situation fortement anxiogène, amplifiée par une menace terroriste quasi-permanente et des flux migratoires historiques qui déstabilisent les repères culturels censés cadrer les pratiques sociales, conduisant l’Europe à un bien « étrange suicide » (Douglas Murray). Si l’on ajoute à cela une pénurie d’hydrocarbures et l’urgence d’une transition énergétique qui amplifiera nécessairement les ruptures en termes de confort et de mode de vie à moyen terme, la question de la reconstruction d’une économie fondée sur les ressources locales et d’un protectionnisme économique appuyé sur un contrôle plus ferme de l’immigration mérite aujourd’hui clairement d’être posée. Il en découle immédiatement une interrogation pratique : est-ce l’heure des frontières européennes ?
Formulé ainsi, il est toutefois très peu probable que le débat dépasse un jour le stade d’un accord de principe, voire d’une discussion de comptoir. Il ne peut en effet trouver de réponse opératoire que si on l’envisage de manière concrète, en posant une question préalable difficile mais indispensable : où ? Si elles devaient exister, où se situeraient concrètement les frontières de l’Europe ? Localiser précisément ses limites revient en fait à définir l’Europe comme un territoire continental, lui-même envisagé simultanément comme un espace de séparation et de coopérations au sein d’une géopolitique mondiale à consolider ou à renouveler. On peut dès lors généraliser et reformuler la question autrement : quelle est la géographie de l’Europe ? Par géographie, il ne faut pas entendre uniquement sa géomorphologie, ses reliefs et ses paysages, mais avant tout la manière avec laquelle l’Europe s’inscrit comme un système socio-spatial cohérent et différencié à la surface du globe. Pour ce faire, plusieurs critères peuvent évidemment être mobilisés. Mais rares sont ceux qui se superposent exactement dans l’espace et dans le temps. Ouvrons la boite de Pandore.
D’aucuns diront que c’est dès la préhistoire que s’est construit le plus ancien héritage commun des Européens. Au même titre que la paléogénétique, les études indo-européennes constituent en effet un champ d’investigation fondamental pour comprendre l’unité originel d’un peuple à l’échelle de l’Eurasie. A de rares exceptions près, malgré la diversité du grec, du latin, et des langues slaves ou anglo-saxonnes, il confirme l’existence d’une matrice linguistique commune. La mythologie comparée montre d’ailleurs qu’il en est de même pour les religions antiques : du Nord au Sud et d’Est en Ouest, tous les panthéons sont comparables par leur structure tripartite. Mais, à l’image du dieu scandinave Loki, ces correspondances sont séduisantes et traîtres à la fois : si elles prouvent l’existence d’une unité au sein des paganismes européens, elles ne permettent pas fondamentalement de les dissocier de l’hindouisme contemporain. On avance en marchant sur des œufs, le long d’une trajectoire indo-européenne qui dépasse largement le continent et qui constitue également le socle anthropologique et linguistique des sociétés indiennes. Ici, c’est à l’Est que la frontière fluctue, quelque part entre le Caucase et l’Asie, sans que personne ne sache dire où exactement.
Au-delà de la langue et de la religion, l’histoire a évidemment fait émerger elle-aussi des ensembles cohérents dans l’espace et dans le temps. Elle constitue de ce fait un critère évident pour discuter de la géographie et des frontières de l’Europe. L’Antiquité, par exemple, a certes existé partout dans le monde au même moment, mais c’est sa géographie européenne que l’histoire a retenue. Rome et Athènes sont d’ailleurs encore omniprésentes puisqu’elles constituent les fondements philosophiques, culturels, artistiques et scientifiques du monde occidental. Toutefois, l’emprise sur laquelle ces espaces antiques se sont eux-mêmes construits est loin d’inclure toutes les réalités du continent, en même temps qu’elle en dépasse largement les limites. L’Empire d’Alexandre s’est volontairement dilué jusqu’en Perse alors que l’Empire romain était centré de part et d’autre de Mare Nostrum, ignorant la barbarie du Nord faute de pouvoir la contraindre. Dans le sens inverse, partant d’Arabie, l’Islam n’a pas tardé non plus à s’inviter en Europe, modifiant temporairement son littoral méditerranéen et conservant quelques enclaves musulmanes dans les Balkans. L’histoire européenne constitue donc une source riche mais très ambiguë, incluant parfois un morceau d’Afrique ou d’Asie, sans aucune conscience continentale. Ici, c’est surtout au Sud et au Sud-Est que les frontières sont floues.
Plus que dans l’histoire, c’est dès lors peut-être dans les valeurs qui la caractérisent que se trouvent les limites de l’Europe. Mais où sont ces valeurs ? Marquées au départ par la philosophie grecque et le droit romain, elles trouvent également leur source dans les religions judéo-chrétiennes. Par extension, elles regroupent l’humanisme, la philosophie des Lumière et plus récemment les Droits de l’homme, tous définis comme une vision de la société fondamentalement européenne, mais également progressiste, universaliste et moderne. Elles se sont donc exportées un peu partout dans le monde, notamment outre-Atlantique. En Amérique du Sud, le continent le plus chrétien du monde, elles sont partagées par une fervente population catholique. En Amérique du Nord, elles sont à l’origine d’une coopération géopolitique élargie, l’Occident. A travers l’histoire, l’Occident s’est d’ailleurs montré souvent plus utile au développement du capitalisme qu’à la défense des intérêt européens, séparant son espace continental par un « rideau de fer ». Aujourd’hui, il se définit par une alliance atlantique qui adhère au libre échangisme économique et à une conception libérale de la démocratie, si bien qu’il n’est finalement plus localisé nulle part. Dans un monde post guerre-froide, il serait d’ailleurs logique que les rapports de l’Europe à l’Atlantisme soient rapidement repensés. Faudra-t-il dès lors inclure l’Amérique du Sud au prétexte qu’elle partage les valeurs de la chrétienté ? Et que faire de la Grande Bretagne dont la logique insulaire et thalassocratique est naturellement tournée vers les grands espaces océaniques ? Désormais, c’est aussi à l’Ouest que les frontières sont floues. Au final, elles sont floues partout…
Pour autant, ce qui résulte de cette anthropologie, de cette histoire et de ces valeurs, c’est bien un mode d’habitat spécifique, à la fois millénaire et très actuel, qui différencie fondamentalement la géographie de l’Europe du reste du monde. Il y a près d’un siècle, le géographe allemand W. Christaller le décrivait sous la forme d’une hiérarchie typiquement européenne. A sa base, les villages sont nombreux et rapprochés les uns des autres ; ils regroupent les activités nécessaires à la vie quotidienne autour d’une église ou d’un château. Tout en haut, la grande ville commande et protège l’espace régional, manifestant sa puissance et sa richesse par son urbanisme et son architecture. Entre les deux, une armature de villes moyennes couvre l’ensemble du territoire de manière plus ou moins géométrique, formant des paysages qui ne sont pas issus seulement des vicissitudes de l’histoire. Structurés par le relief et l’hydrographie locale, ils correspondent à un mode de vie qui a traversé l’histoire et qui juxtapose avec une grande régularité des espaces vécus à l’échelle humaine, construits pour donner toute sa dimension à la diversité des cultures européennes. Extrêmement denses, ils distinguent l’Europe des grandes étendues longtemps restées vides d’hommes, en Afrique, en Amérique ou en Asie. Cette géographie est issue d’un contexte entièrement à part, et fait aujourd’hui partie de l’Europe à part en entière.
Si l’on souhaite que dans les décennies à venir la Chine reste la Chine et que l’Inde reste l’Inde, c’est cette richesse qui doit être préservée pour que l’Europe reste également l’Europe. Il serait dès lors certainement contre-productif de tenter d’en programmer l’organisation par le haut et d’en centraliser le fonctionnement en délimitant strictement ses frontières. Compte tenu de son organisation, de sa pluralité culturelle et linguistique, mais compte tenu également des différents facteurs d’unités qui l’unissent selon des échelles différenciés, l’Europe s’est construite par le bas sans véritables frontières. Elle correspond à une terre d’Empire délimitée par des confins, des morceaux de territoires situés à toutes ses extrémités, où l’Europe est encore l’Europe, mais où elle est déjà et aussi autre chose. D’un point de vue tactique, ces confins sont évidemment plus difficiles à gérer qu’un mur hérissé de barbelés, en particulier quand la situation est urgente. Mais c’est également cette difficulté qui définit le génie européen et qui lui donne l’une de ces qualités propres et indéniables, celle de savoir discuter en profondeur de ses valeurs et de son identité. On peut donc lui faire confiance pour se succéder à elle-même, même si, face aux urgences qui viennent – énergétiques, environnementales, migratoires – il est fort possible que le panache et la subtilité ne soient bientôt plus la première de ses priorités.
Jean-Philippe Antoni