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Charlemagne, l’empereur d’Occident (768-814)

Son empire ne lui a pas survécu. Pourtant, son nom brille d’un éclat exceptionnel. Aujourd’hui encore, tous les ans, le prix Charlemagne vient récompenser ceux qui œuvrent pour l’unité de l’Europe…

Charlemagne, l’empereur d’Occident (768-814)

Depuis la « barbe fleurie » du sage empereur popularisée par les images d’Épinal, la geste tragique de Roland à Roncevaux magnifiée par l’épopée, jusqu’à l’invention de l’école que les instituteurs de la IIIe République ont attribuée au personnage, tout ce qui touche au règne de Charlemagne semble baigner dans la légende. Sauf peut-être l’association de son nom à l’idée européenne : aujourd’hui encore, tous les ans, le prix Charlemagne vient récompenser ceux qui œuvrent pour l’unité et l’identité de l’Europe.

Il est vrai qu’en doublant la superficie des terres reçues en héritage, il s’est rendu maître du domaine le plus considérable gouverné par un même souverain depuis l’Antiquité. Il est revendiqué par bon nombre d’Etats, parfois plus que par la France qui, portée par un autre projet géopolitique et gouvernée par une dynastie rivale, a peu célébré la figure carolingienne. Mais c’est surtout à la dimension politique radicalement nouvelle qu’il a donnée à l’Occident qu’il doit de passer ainsi pour le rex pater Europae – le père de l’Europe.

Charles le Grand, que la postérité retiendra sous le nom de « Charlemagne », est issu d’une puissante famille austrasienne, les Pippinides. Depuis le début du VIIe siècle, cette dynastie n’a cessé d’accumuler les titres, les fonctions et d’accroître sa puissance. Avec Pépin de Landen, tout à la fois maire du palais et duc des Francs, leur échoit un pouvoir dont la réalité échappait déjà aux rois mérovingiens. à la génération suivante, Pépin de Herstal réunit entre ses mains les mairies du palais de Neustrie, de Bourgogne et d’Austrasie. Charles Martel, son fils, se fait le sauveur de l’Europe en refoulant les conquérants arabes à Poitiers (732). Il se juge suffisamment puissant pour ne pas remplacer le roi Thierry IV lorsque celui-ci disparaît. Quant à Pépin le Bref, qui lui succède, il ne se contente pas de pacifier les provinces ni de s’adjuger le rôle de fer de lance de la papauté contre les Lombards : il franchit le pas en prenant le titre de roi en 751 au détriment du dernier Mérovingien, Childéric III.

Chance, vitalité, autorité

À la mort de Pépin le Bref, en 768, la dévolution de la couronne se fait sans heurts : les deux fils nés de son union avec Bertrade, Charles et Carloman, ont déjà reçu l’onction royale des mains du pape, en même temps que lui, en 754. Le royaume est partagé, comme le veut la tradition germanique, entre les deux frères qui ne s’entendent guère : tandis que Carloman est sacré à Soissons, Charles est élevé sur le pavois par les Francs, non loin de là, à Noyon, capitale de la Neustrie. Les hasards du destin et la mort opportune de Carloman en 771 évitent les discordes que laissait présager l’étroite imbrication de leurs territoires respectifs. Sans se soucier des neveux qui pouvaient prétendre au trône, Charles réunit entre ses seules mains l’intégralité de l’héritage paternel. Une prodigieuse vitalité émane alors des portraits de cet homme charismatique d’une trentaine d’années, dégageant « une forte impression d’autorité et de dignité », à la carrure athlétique et aux goûts simples. S’il a déjà montré ses talents de stratège en participant aux campagnes de son père et en venant à bout de la révolte de l’Aquitain Hunald, c’est aussi un homme lucide qui semble avoir « appris à s’accommoder aux circonstances, et à résister à l’adversité ou éviter, quand la fortune lui souriait, de se laisser gagner par ses séductions » (Eginhard).

Sans plan préconçu, mais en utilisant au mieux les circonstances qui se sont présentées à lui, le roi franc entreprend d’élargir ses frontières : ce renforcement et cette dilatation du royaume – dilatatio regni – à une bonne partie de l’Europe, constituent les aspects les plus spectaculaires de son oeuvre. C’est d’abord contre les Lombards qu’il dirige son armée. Leur roi, Didier, a accueilli à sa cour la famille déchue de Carloman et tente de tirer parti des dissensions entre Charlemagne et les siens. Aussi, quand la papauté, menacée par les agressions répétées de ce peuple d’origine germanique, appelle le souverain franc à son secours, Charlemagne franchit les Alpes et met le siège, un an durant, devant Pavie. Vaincu, Didier est enfermé dans un monastère. Sans abolir ni annexer le royaume au regnum Francorum, Charlemagne ceint en 774 la couronne de fer qui lui donne la maîtrise de l’Italie du Nord.

À l’est, la situation est plus difficile. S’il dépose sans problème la dynastie de Tassilon qui régnait sous sa tutelle en Bavière, il doit mener contre les Saxons une guerre difficile, vallée par vallée, sans cesse recommencée. A partir de 772, date de la première campagne, il lui faudra près de trente ans pour venir à bout de ces peuples païens et profondément rebelles, souvent au prix de conversions forcées et de massacres : à Werden, 4500 Saxons sont passés au fil de l’épée en représailles d’une humiliante défaite subie sur la rive orientale de la Weser. En 785, Charlemagne soumet le chef Widukind et impose un régime de terreur. Le refus du baptême comme le manquement à la fidélité due au roi entraînent la mort, ce qui ne tarde pas à susciter une nouvelle révolte générale en 793. Dix années supplémentaires seront nécessaires pour définitivement soumettre les Saxons.

Mettre en ordre l’empire

Au-delà de ces territoires, Charlemagne établit des « marches » (Marches des Danois, des Sorabes, de Pannonie) et des zones d’influence comme celle des Avars, cousins des Huns, vaincus en 796 et dépossédés du fabuleux trésor accumulé dans leur « ring » des plaines hongroises. Sur les frontières méridionales du royaume enfin, il lui faudra également se contenter d’une domination théorique sur les contreforts pyrénéens et d’une simple marche, en Catalogne, après le retentissant échec de sa campagne de 778. Appelé à l’aide par un gouverneur local en butte à son émir, Charlemagne s’était lancé dans une campagne quelque peu aventureuse, rêvant peut-être de ramener l’Espagne infidèle dans le giron de l’Église et de participer à l’œuvre de Reconquista. Devant Saragosse, ceux-là mêmes qui l’avaient appelé à l’aide font défection. Sa retraite, précipitée par la reprise des troubles saxons, avait alors été marquée par l’épisode de Roncevaux et la mort de son neveu Roland.

Tout au long de ses conquêtes, Charlemagne s’est attaché à organiser ces immenses territoires qui s’étendront à terme des Pyrénées à l’Elbe, des îles frisonnes à la Lombardie et à la Toscane, de la Marche de Bretagne jusqu’à l’actuelle Autriche. Le souverain ne veut pas se contenter en effet d’additionner, d’accumuler des peuples. Il cherche à mettre en ordre la société chrétienne et, tout en respectant leur personnalité juridique, il veut conférer une unité à cet ensemble hétérogène de peuples, marqué par de forts particularismes. Il se fait donc législateur et l’on a conservé plus d’une soixantaine de capitulaires et autres ordonnances émanant de la cour palatine. Cette dernière reste itinérante jusque dans les dernières années du règne, mais abandonne la vallée de la Seine pour des régions plus orientales : Worms, Thionville et surtout Aix-la-Chapelle. C’est là, sur les plateaux entre Meuse et Rhin, au cœur de la grande forêt austrasienne où s’était bâtie la fortune des Pippinides, qu’est édifié un somptueux palais.

Au niveau local, le souverain gouverne par l’intermédiaire des royaumes mineurs, édifiés pour satisfaire les régionalismes les plus marqués comme en Italie ou en Aquitaine, et par le biais des duchés et autres pagi, « pays ». Les lois y sont relayées et mises en oeuvre par les comtes. Nommés par Charlemagne lui-même, souvent choisis dans l’aristocratie du Nord, plus proche du souverain, ils sont investis d’une grande autorité. Ces pivots de l’administration carolingienne sont régulièrement contrôlés par les fameux « envoyés du maître », les missi dominici. Tout homme libre, personnellement lié au souverain par un serment de fidélité prononcé dès l’âge de 12 ans, pouvait faire appel à eux pour prévenir les abus de pouvoirs, la corruption et s’opposer aux intérêts féodaux.

La « renaissance carolingienne »

Pour légiférer sur des sujets aussi variés que l’administration des domaines agricoles, la prière, la monnaie, la justice, la façon de chanter ou de compter…. le souverain a besoin d’un personnel de clercs qualifiés, dont la formation lui tient particulièrement à cœur. Peut-être faut-il voir là l’origine de la fameuse « renaissance carolingienne », dont les germes semés au tournant des VIIIe et IXe siècles, ne donneront pourtant leurs plus beaux fruits qu’à la génération suivante. On assiste en effet à un extraordinaire essor des activités liées à l’esprit que prisait particulièrement Charlemagne. Sans l’inventer, il donne ainsi une nouvelle impulsion à l’enseignement. « Le très savant Charles » (doctissimus Carolus) donne lui-même l’exemple en créant à Aix-la-Chapelle une école élémentaire accueillant les plus humbles aux côtés des jeunes nobles de la cour.

Quand il ne fustige pas la négligence des copistes à qui il imposera d’ailleurs une nouvelle écriture, plus lisible, il prend soin de rassembler autour de lui les esprits les plus éclairés de son temps : l’anglais Alcuin, à qui l’on doit l’organisation du double cycle d’études, le trivium (comprenant la grammaire, la rhétorique et la dialectique) et le quadrivium (qui correspond à l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique) ; le wisigoth Théodulfe ; Paul Diacre, originaire du Frioul… Charlemagne manifeste un goût insatiable pour les discussions de ces lettrés qui, en se faisant appeler « Homère », ou encore « Horace » font d’Aix-la-Chapelle l’Athènes du IXe siècle.

Ces réussites militaires, administratives et culturelles débouchent dans les dernières années du règne sur une mutation politique de premier ordre, à laquelle la résurgence du vocabulaire et des idées de l’Antiquité due au travail des clercs n’est pas étrangère. Charlemagne s’est imposé comme le véritable maître de l’Occident et son magistère politique et moral dépasse largement le cadre de ses états. Il entretient des relations diplomatiques poussées aussi bien avec les rois d’Angleterre qu’avec les Asturies, Jérusalem et même Bagdad. Déjà « patrice des Romains », il se fait pour la seconde fois le bras armé de la papauté. En 799, le pape est en effet chassé de Rome par une révolte aristocratique et trouve refuge auprès du souverain. Léon III ne peut rentrer dans la Ville éternelle que sous la protection des chevaliers carolingiens, bientôt rejoints par leur maître. En décembre 800, une assemblée de Francs et de Romains lui propose alors le titre impérial. Il est couronné à Noël et acclamé : « A Charles Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ! ».

L’idée d’empire ne meurt jamais…

Cette nouvelle dignité et les responsabilités morales qu’elle lui confère s’accordent mieux, aux yeux de tous, à la réalité de son pouvoir. Son trône d’Aix-la-Chapelle n’a-t-il pas été élevé au dessus d’une galerie, dans une position ostensiblement médiatrice entre l’au-delà et l’ici-bas ?  N’est-il pas déjà intervenu dans les querelles théologiques du temps, comme l’iconoclasme, l’adoptianisme ou le filioque ?  En couronnant ainsi un nouveau Constantin, le pape est trop heureux de reprendre l’initiative par rapport à Byzance, affaibli par l’usurpation de l’impératrice Irène. Mais le basileus, seul dépositaire légitime du pouvoir impérial, accepte difficilement cette renovatio imperii et la promotion d’un souverain occidental. Il faudra d’intenses tractations diplomatiques, des négociations matrimoniales, la conquête par l’armée franque de la Vénétie et de la Dalmatie byzantines pour que finalement, en 812, l’empereur Michel 1er reconnaisse l’Empire carolingien.

Soucieux de maintenir la concorde entre les âmes dont il avait la charge, Charlemagne n’en a pas moins su faire taire les velléités de rébellion qui ont pu mettre à mal son empire. Seul un complot semble avoir eu quelque ampleur, celui de 792, mené par un bâtard de l’empereur lui-même, Pépin le Bossu. Chose étrange pourtant, l’empereur ne semble pas avoir songé davantage à la perpétuation de son oeuvre ni préparé sa disparition. En 806, s’il imagine le partage de l’empire entre les trois fils légitimes que lui a donnés Hildegarde de Vintzgau, il n’est pas fait mention de la dévolution de la couronne impériale. La fortune, si l’on peut dire, sourit à la dynastie carolingienne et à la destinée de l’empire car deux des prétendants disparaissent avant l’heure.

Lorsqu’il meurt à Aix en 814, Charlemagne ne laisse derrière lui que Louis le Pieux pour hériter du titre tant convoité. Ce ne fut pourtant là qu’un sursis. Son œuvre, finalement fragile et éphémère, disparaîtra trente ans plus tard, minée par les déchirements intérieurs de ses petits fils et les agressions extérieures des barbares. Mais en renaissant, en 962, sur les décombres de la construction carolingienne, l’Empire romain et germanique d’Othon devait perpétuer, en dépit d’une assise territoriale plus restreinte, le souvenir de l’idée impériale.

Emma Demeester

Bibliographie

  • Georges Minois, Charlemagne, Perrin, 2010.
  • Jean Favier, Charlemagne, Fayard, 1999.

Chronologie

  • 747 : Naissance de Charles, le fils aîné de Pépin le Bref.
  • 768 : Mort de Pépin le Bref. Charles est couronné à Noyon.
  • 771 : A la mort de son frère Carloman, Charlemagne est seul roi des Francs
  • 774 : Charlemagne est couronné roi des Lombards
  • 778 : Mort de Roland à Roncevaux.
  • 782 : Alcuin prend la direction de l’école d’Aix-la-Chapelle.
  • 785 : Soumission du chef saxon Widukind.
  • 800 : Charles est couronné empereur par le pape Léon III
  • 812 : Byzance reconnaît l’empire carolingien.
  • 814 : Mort de Charlemagne. Son fils Louis le Pieux lui succède.

Photo : crédit Christina Hsu via Flickr (CC BY-NC-SA 2.0)

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