Albrecht Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513)
Ce chef-d’œuvre gravé au burin par Dürer en 1513, alliance des formes de l’art gothique traditionnel et de la perspective italienne, suscite depuis près de cinq siècles des interprétations passionnées. Ce Chevalier incarne le mystère du devenir européen, où tout reste toujours possible.
Albrecht Dürer, dit le Jeune (1471-1528), est un dessinateur, graveur et peintre allemand qui incarne pleinement l’esprit de la Renaissance dans le Nord par sa « modernité » artistique, synthèse de la volonté italienne d’équilibre, de perfection formelle et de sensibilité profonde à la nature dans laquelle s’inscrivent ses personnages.
Formation et révélation
Fils d’un maître orfèvre d’une certaine réputation qui, originaire de Hongrie, était venu s’établir à Nuremberg, le jeune Dürer manifeste dès l’enfance un don extraordinaire pour le dessin. On le met en apprentissage dans le principal atelier de la ville, celui du peintre Michael Wolgemut, où il apprend la peinture et la gravure sur bois.
Cet apprentissage terminé, il prend la route, suivant l’usage médiéval, pour chercher un endroit où s’établir après s’être enrichi d’une expérience plus large.
Dürer avait souhaité passer quelque temps dans l’atelier où excellait le plus grand graveur sur cuivre de son temps, qui était mort peu avant son arrivée, puis se rendit à Bâle, centre éminent de culture, notamment en ce qui concerne l’industrie du livre. Il y exécute quelques gravures sur bois puis se rend en Italie du Nord. Un premier voyage, en 1494, le conduit à Venise, Padoue, Mantoue et Crémone, puis un second, en 1505, à Florence.
Grâce à ces voyages initiatiques, le maître allemand s’imprègne progressivement de la technique et de la sensibilité italiennes : sagesse et trésors de l’Antiquité classique, connaissance des corps humains, réflexion sur le « canon de beauté », géométrie et harmonie des corps, nuance et expressivité…
Les visions de Dürer et leur succès auprès du public ne sont sans doute pas sans rapport avec le sentiment d’inquiétude et le mouvement de mécontentement suscités par les faiblesses de l’Église à travers toute l’Allemagne vers la fin du Moyen Âge, mouvement qui devait trouver sa conclusion dans la Réforme luthérienne. Cette dernière influe sur le cours des arts, accentuant la profonde mutation qui s’opère dans l’art du Nord. « Ici les arts sont comme gelés », déclara Érasme : les commandes religieuses se raréfient, et les peintres adhérant à la Réforme infléchissent leur iconographie.
Héritier du peintre flamand Van Eyck, selon qui l’art doit refléter la nature comme un miroir, Dürer s’attache à reproduire la nature et les paysages le plus fidèlement possible, et apporte dans la tradition médiévale allemande en matière picturale un souffle nouveau par sa maîtrise absolue du dessin et sa coloration sensible et sensuelle.
Dürer : maître graveur
Jeune apprenti, c’est auprès de sa famille que le jeune Albrecht Dürer se forme à la gravure et au métier d’orfèvre. À 13 ans, il apprend à se servir du burin et de la pointe avec son père, ce dernier étant un artisan pétri du mode de pensée médiéval. Dans son travail, il reproduit en effet des œuvres de commande où la principale recherche est l’habileté technique. Cet art de la gravure sur bois ou sur cuivre s’était particulièrement développé en Allemagne. C’est dans l’atelier de Wolgemut que Dürer a dû pratiquer essentiellement la gravure sur bois, médium privilégié du livre et de l’image de piété. Mais c’est également au cours de ses voyages en Italie que Dürer se familiarisa avec cette technique, en copiant les chefs-d’œuvre de Mantegna (1431-1506) dont il dessina librement vingt et une figures.
Sa minutie et méticulosité conviennent parfaitement à l’art de la gravure : détail après détail, il fait de sa plaque de cuivre un monde à part, un microcosme avec la précision maniaque d’un Jérôme Bosch. Deux séries de gravures sur bois ont fait sa renommée, une Petite Passion composée de trente-sept gravures et une Grande Passion de quinze gravures plus une feuille de titre. À cela s’ajoutent une Passion gravée sur cuivre de seize feuilles et une Vie de Marie.
La gravure peut être considérée comme l’aboutissement de l’art gothique. Même si les formes traditionnelles s’épuisent, elle résume l’évolution naturaliste et son idéal recherché : la représentation du corps humain revêtu de la beauté idéale, que lui avait conférée l’art classique, et l’illusion de la vie.
Nous nous attarderons ici à décrire et comprendre le sens de son chef-d’œuvre Le Chevalier, la Mort et le Diable, admirable estampe gravée en 1513, le plus mystérieux des cuivres de Dürer.
Le Chevalier, la Mort et le Diable : description
« Lignes noires, la lumière, l’ombre, la splendeur, le relief, le creux. Toutes les sensations et toutes les émotions ; enfin l’esprit entier de l’homme tel qu’il se révèle par le comportement du corps et presque par la voix », écrit Érasme à propos de la gravure Le Chevalier, la Mort et le Diable.
Cette gravure sur cuivre représente un fier chevalier en armure, à cheval, qui chevauche à travers un défilé sauvage, en compagnie de son chien fidèle. La présence d’une queue de renard accrochée à la lance indique qu’il s’agit probablement d’un soldat de l’armée de Maximilien Ier. Le château fortifié que nous pouvons apercevoir au troisième plan constitue l’objet de son voyage mais deux apparitions semblent vouloir l’en détourner : le diable, à groin de pourceau, griffe étendue comme pour le saisir, et la mort, présentant un sablier, montée sur une étique haridelle, tentant de lui barrer le chemin. Notre cavalier semble ignorer délibérément ces deux monstres hideux.
En bas à gauche de la gravure est inscrit sur une tablette le monogramme de l’artiste et la date d’exécution « S. 1513 / AD ».
Interprétation
Dans son bréviaire Un samouraï d’Occident, l’écrivain et historien Dominique Venner consacre quelques lignes à cette œuvre :
« L’artiste génial, qui exécuta par ailleurs sur commande tant d’œuvres religieuses édifiantes, fait preuve d’ici d’une liberté confondante et audacieusement provocatrice.
« Le solitaire Chevalier de Dürer, ironique sourire aux lèvres, continue de chevaucher, indifférent et calme. Au Diable, il n’accorde pas un regard. Pourtant, cet épouvantail est réputé redoutable. Terreur de l’époque, comme le rappellent tant de danses macabres et de rachats d’indulgences, le Diable est en embuscade pour se saisir des trépassés et les jeter dans les brasiers éternels de l’Enfer. Le Chevalier s’en moque et dédaigne ce spectre que Dürer a voulu ridicule.
« La Mort, elle, le Chevalier la connaît. Il sait bien qu’elle est au bout du chemin. Et alors ? Que peut-elle sur lui, malgré son sablier brandi pour rappeler l’écoulement inexorable de la vie ? Éternisé par l’estampe, le Chevalier survivra au temps. Solitaire, au pas ferme de son destrier, l’épée au côté, le plus célèbre insoumis de l’art occidental chevauche vers son destin parmi les bois et nos pensées, sans peur ni imploration. Incarnation d’une figure éternelle en cette partie du monde appelée Europe.
« L’image du stoïque chevalier m’a souvent accompagné dans mes révoltes. Il est vrai que je suis un cœur rebelle et que je n’ai pas cessé de m’insurger contre la laideur envahissante, contre la bassesse promue en vertu et contre les mensonges élevés au rang de vérités. Je n’ai pas cessé de m’insurger contre ceux qui, sous nos yeux, ont voulu la mort de l’Europe, notre civilisation millénaire, sans laquelle je ne serais rien. »
Un autre insoumis du XXe siècle, l’écrivain Jean Cau, lui a consacré l’un de ses plus beaux essais, Le Chevalier, la Mort et le Diable, publié aux éditions de La Table Ronde en 1977. Face à la Mort, il imagine ces mots dans la bouche du Chevalier :
« J’ai été rêvé et tu ne peux rien contre le rêve des hommes. »
Cette gravure fit couler beaucoup d’encre et plusieurs interprétations en ont été données. Certains y voient un chevalier brigand, peut-être le célèbre Philippe Rinck, incarnation du reître infernal, à la fois victime et complice de la Mort et du Diable qui s’apprêtent à l’entraîner dans leur chevauchée maudite. Mais ce peut être tout autre Raubritter, soldat démobilisé se livrant dans les campagnes au meurtre et au pillage au XVIe siècle.
D’autres ont vu au contraire dans ce personnage l’archétype du chevalier allemand (peut-être le chevalier Franz von Sickingen, l’un des plus notables de la première période de la Réforme protestante) ou le chevalier chrétien médiéval du Miles christianus (Manuel du soldat chrétien) d’Érasme, sans peur, qui chevauche vers la Lumière – « matérialisée » par Dürer, sans faiblesse et sans un regard pour la Mort et le Diable, c’est-à-dire le Péché, qui se dressent sur son chemin.
Ce chevalier pourrait être également l’artiste moderne qui doit donner forme à l’informe, au chaos de la nature, qui s’incarne dans la mort et dans le diable, et tendre vers la connaissance, sachant qu’il ne pourra jamais l’atteindre. « Car vraiment l’art se trouve dans la nature, explique Albrecht Dürer ; celui qui peut l’en extirper en sera le maître » (« Denn wahrhafftig steckt die Kunst in der Natur, wer sie heraus kann reissen, der hat sie »).
Par ailleurs, il est probable que Dürer se soit inspiré de modèles équestres, notamment ceux de Léonard de Vinci.
Conclusion
Ce chef-d’œuvre gravé au burin par Dürer en 1513, alliance des formes de l’art gothique traditionnel et de la perspective italienne, suscite depuis près de cinq siècles des interprétations passionnées.
L’œuvre graphique de Dürer, beaucoup plus abondante que son œuvre peinte, lui assura une fortune critique exceptionnelle de son vivant. Aujourd’hui plus de deux mille dessins et esquisses d’Albrecht Dürer sont conservés. L’artiste y aborde des thèmes éclectiques : portraits, têtes d’expressions, scènes religieuses et profanes, sujets mythologiques et ethnographiques, académies, paysages, animaux, végétaux, dessins d’architecture et d’ornements, études de draperies. Il utilise des techniques diverses : pierre noire, pointe de métal, d’argent, plume, fusain, aquarelle, confirmant ainsi sa grande virtuosité.
L’œuvre de Dürer s’inscrit historiquement dans une période de transition entre le Moyen Âge et la Renaissance. Il a su réaliser l’une des premières synthèses entre le gothique germano-flamand et l’influence de l’art italien, participant ainsi aux origines du réalisme, mouvement d’affranchissement qui inaugure l’ère nouvelle ouverte par la Renaissance européenne.
Camille Claudon – Promotion Léonidas
Bibliographie
- Brugerolles (Emmanuelle), Albrecht Dürer et son temps – Dessins et gravures, éditions Beaux-Arts de Paris, 2015.
- Cau (Jean), Le Chevalier, la Mort et le Diable, éditions de La Table Ronde, 1977.
- Gombrich (Ernst Hans), Histoire de l’art, éditions Phaidon, 2001.
- Panofsky (Erwin), La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éditions Hazan, 2012.
- Venner (Dominique), Un samouraï d’Occident – Le Bréviaire des insoumis, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.