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Y a-t-il un nomos du beau ?

Pour Jure Georges Vujic, les travaux photographiques sur la spectralité des formes permettent une réflexion sur la possibilité d’un « nomos (règle) du beau » à l’époque contemporaine.

Y a-t-il un nomos du beau ?

Le beau autoproclamé et autoréférentiel, détaché de toute finalité esthétique, émancipé des contraintes canoniques, relevant du seul jugement de la subjectivité des goûts, selon la formule de Berkeley esse est percipi (« être, c’est être perçu »), ne semble pas se soustraire à la question fondamentale : peut-on définir une règle (nomos) du beau ? Est-il ancré dans la nature cosmique et biologique ?  Relève-t-il de la volonté et des décisions humaines ou du travail esthétique qui le met en forme ?

La Grèce antique a su établir une distinction capitale entre la phusis et le nomos, transposition de notre opposition entre la nature et la culture, entre l’innée et l’acquis. D’un côté, le monde tel qu’il nous est donné, l’ordre du cosmos, de la vie biologique – végétale, animale – avec ses modes d’existence spécifiques, indépendantes des interventions de l’homme. De l’autre, la loi (nomos), au sens d’une convention instaurée par les décisions collectives – coutumes, règles de parenté, organisation du pouvoir.

De l’Antiquité à la Renaissance, la nature était considérée comme un ordre immuable et fixe, obéissant à ses propres lois. L’essence du pouvoir politique se fondait sur un ordre hiérarchique préétabli, ancré dans l’ordre naturel cosmologique. Le nomos du beau se concevait alors comme la transposition esthétique et sensible du beau naturel répondant aux règles de hiérarchie, d’harmonie, d’équilibre et de proportion. Le nomos politique renvoie implicitement à un ordre esthétique, un certain ordre du beau sous-jacent à l’ordre social, que Cornelius Castoriadis appelle « l’institution imaginaire de la société » – titre de son opus magnum publié en 1975. C’est dans ce sens que le « nomos de la terre » défini par le juriste Carl Schmitt dans son ouvrage de 1950 renvoie toujours à l’idée d’un ordre divin. Le divin (theîos) trouve sa personnification terrestre en s’appuyant sur la Dikè, déesse de la Justice.

L’art contemporain contre la « dictature du beau »

À force de s’insurger contre la « dictature du beau », l’art contemporain pour sa part en est arrivé à revendiquer la laideur comme nouvelle référence artistique. À l’origine de l’autonomie du laid, il y a l’affirmation de la subjectivité du beau.

L’art contemporain rejette toute référence à un fondement objectif du beau, comme en rend compte la phrase de Victor Hugo dans la préface de Cromwell : « Le beau n’a qu’un type, le laid en a mille ». Le laid ne peut jamais accéder à une autonomie réelle, il ne peut jamais être « une fin en soi » (pour reprendre l’expression de Karl Rosenkranz). C’est le nomos du monde qui donne au beau son fondement. C’est dans la recherche d’équilibre face à l’hybris que le beau puise son essence.

Beauté et liberté étant indissociables dans l’approche métaphysique et supra-historique de Rosenkranz, la laideur, définie comme le « beau négatif », est une non-idée esthétique (eine ästhetische Unidee) [32]Ibid., p. 12. ou une contradiction destructrice (ein destruktiver Widerspruch) qui désigne soit le vulgaire par opposition au sublime, l’amorphe par opposition à la belle forme, ou le répugnant par opposition au charmant ou au plaisant. Les trois principales caractéristiques du laid, dont l’essence est l’absence de liberté, sont la privation de forme (Formlosigkeit), l’incorrection (Inkorrektheit) et la défiguration (Verbildung). Rosenkranz définit le laid comme l’exact opposé du beau, comme ce qui lui est subordonné et en est indissociable. De fait, l’autonomie du laid est un non-sens : le laid, toujours défini comme valeur relative, n’existe que grâce au beau dont il est la négation et il consacre le caractère absolu du beau, comme la dissonance peut consacrer le triomphe de l’harmonie :

Comme le laid, le beau peut faire l’objet d’une expérience et d’une interprétation esthétique. Chez les Anciens, le beau est associé à l’idée de bien (le fameux kalos kagathos). Durant la Renaissance, le beau repose sur l’harmonie des formes et des proportions. Chez Kant, c’est l’objet d’une satisfaction désintéressée tandis que chez Hegel, le beau est une finalité de l’art, les arts du beau étant toujours supérieurs à la nature. Pourtant à l’époque du « tout culturel » et du relativisme esthétique, où la recherche du beau est considérée comme archaïque, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle la laideur n’est pas l’envers de la beauté, mais une catégorie de la beauté, ou en tout cas, une expérience esthétique.

Il convient de se poser la question de l’extrait de La Collectionneuse de Rohmer : « Que nous fait le laid ? ». Le laid étant sujet à de multiples déclinaisons monstrueuses, il fascine et attire dans toute sa morbidité et son originalité, au point que l’idéologie déconstructiviste en a fait une dimension majeure de l’art contemporain et de l’industrie culturelle. Souvenons-nous d’Adorno qui écrivait : « Le laid doit constituer ou pouvoir constituer un moment de l’art ». L’idéal esthétique du beau et du bien était toujours associé à celle du nomos : il devait représenter l’harmonie de ce monde, tandis que le laid en démontrerait les dysfonctionnements. Comme pour le beau, il y avait une dimension politique du laid. Le laid était présent dans l’Art, mais avec un statut de détail tout comme la peinture primitive flamande en témoigne. La laideur était là pour bouleverser les codes de la représentation de la beauté. C’est le travail du détail qui est au cœur de la genèse du laid, de cette impureté qui fait tâche dans l’image. Dans la Naissance de Vénus de Botticelliil n’y a pas de place pour le détail. La beauté est une vision épurée de toutes les scories de l’homme. Le détail, en tant que dimension fragmentaire du laid, met en évidence le beau. C’est en ce sens que Nietzsche déclare que c’est par la laideur que l’art est profond dans le Crépuscule des idoles. C’est cet art du détail qu’on retrouve dans l’expression du visage ambigüe de la Vénus d’Ille dans la nouvelle fantastique de Prosper Mérimée. D’autre part, le laid a pu aussi témoigner de la cruauté des deux guerres mondiales et de l’absurdité de la société moderne industrielle, que l’on retrouve dans les tableaux des expressionnistes allemands ou dans Les joueurs de skat (1920) d’Otto Dix, montrant des gueules cassées assis autour d’une table et jouant aux cartes.

Spectralité et nomos

De la même manière, le nomos peut apparaître non pas en majesté mais au travers de la « spectralité » d’une lumière, d’une ombre qui paradoxalement bouleverse l’ordre établi en mettant en relief une vérité historique, poétique, esthétique. La vérité spectrale se manifeste toujours dans une béance, une déchirure entre ce que l’on croit et ce qui est, au travers d’un regard qui remet en cause, l’espace d’un instant, les certitudes du spectateur.

C’est bien ce travail de lumière qui permet d’opérer la déclinaison du nomos spectral, un « entre monde » d’ombres et de lumières voué au dédoublement fantomatique perpétuel, où le sujet spectateur affleure une présence qui se dérobe dans l’ombre qui la creuse. Dans un vaste mouvement de temporalités déboitées, la spectralité de l’image intervient alors comme mode de dévoilement de l’être, du beau en tant que présence au monde, la lumière spectrale avec ses effets d’ombrobations agissant comme un stratagème afin de dépasser la réalité prosaïque plastique et répétitive.

Ce travail de « spectralisation » permet de réifier un objet, une nature morte, un corps, un paysage, un objet insolite, par un long travail d’embaumage et de coagulation, visant à l’immobiliser dans une pose donnée et de dévoiler son essence – tout comme le spectre, cet hôte indésirable qui revient constamment, dans un entre-deux, où la vie et la mort se confondent, où les frontières temporelles et spatiales disparaissent.

Jure Georges Vujic

Photos : © Jure Georges Vujic

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