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Jean-François Millet, L’Angélus (1857-1859)

« Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! »

Charles Baudelaire

Jean-François Millet, L’Angélus (1857-1859)

Artiste majeur du XIXe siècle, Jean-François Millet (1814-1875) est un peintre, graveur et dessinateur français, chef de file de l’école de Barbizon et chantre d’un certain réalisme pictural.

La formation d’un artiste

Né à Gruchy, hameau de Gréville-Hague dans la Manche, Jean-François Millet est l’aîné d’une famille nombreuse de paysans et de bergers. Il reçoit très tôt une éducation littéraire, grâce à son oncle, curé lettré. En 1834, il est envoyé à Cherbourg par son père pour nourrir ses connaissances techniques et théoriques en peinture auprès de deux peintres de la cité portuaire normande. En 1837, il s’installe à Paris et étudie à l’École des beaux-arts dans l’atelier du peintre Paul Delaroche. Il rate de peu le prix de Rome et est contraint de quitter les Beaux-Arts. De retour à Cherbourg, il épouse Catherine Lemaire, ancienne servante qui lui donnera neuf enfants.

Au Salon de 1848, il expose Le Vanneur, qu’Alexandre Ledru-Rollin lui achète pour cinq cents francs. C’est la première œuvre inspirée par le travail paysan, veine qu’il développe à partir de 1849 en s’installant à Barbizon avec Charles Jacque pour s’appliquer à peindre beaucoup de scènes rurales souvent poétiques. Là naissent Les Botteleurs (1850), Les Glaneuses (1857), L’Angélus (1859), La Tondeuse de moutons (1861) et La Bergère (1864), des peintures qu’il classe dans l’influence du courant réaliste, glorifiant l’esthétique de la paysannerie. Un rapide retour dans la Hague en 1854, à la suite du décès de sa mère, lui inspire Le Hameau Cousin, La Maison au puits, Le Puits de Gruchy, ainsi qu’une première version du Bout du village.

Tandis que les Prussiens envahissent la France, Millet revient avec sa famille à Cherbourg avant de retourner à Barbizon, signant plusieurs œuvres annonçant le courant impressionniste par leur lumière diffuse et leurs clairs-obscurs.

Description de l’œuvre

Un homme et une femme récitent l’angélus, prière en trois versets, en l’honneur de l’incarnation du Christ, qui rappelle la salutation de l’ange à Marie lors de l’Annonciation. Traditionnellement, depuis un décret du roi Louis XI en 1472, tout bon chrétien qui se respecte est censé s’arrêter de travailler trois fois par jour – à six heures, à midi et à dix-huit heures – pour se recueillir et réciter cette prière. Cette dernière a lieu au son d’une cloche qui sonne trois fois trois coups espacés pour laisser le temps de réciter chaque verset, puis une sonnerie à la volée. Cette sonnerie est aussi appelée angélus. Un Ave Maria suit chaque verset et une oraison conclut le tout. On a coutume d’incliner légèrement la tête lorsque l’on dit « Et le Verbe s’est fait chair », en signe de révérence pour le mystère de l’Incarnation.

℣ L’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie
℟ Et elle conçut du Saint-Esprit.
Je vous salue Marie, pleine de grâce…
℣ Voici la Servante du Seigneur
℟ Qu’il me soit fait selon votre parole.
Je vous salue Marie…
℣ Et le Verbe s’est fait chair
℟ Et il a habité parmi nous.
Je vous salue Marie…
℣ Priez pour nous, sainte Mère de Dieu
℟ Afin que nous soyons rendus dignes des promesses du Christ.

Au premier plan, les deux paysans ont interrompu leur récolte de pommes de terre, comme l’indique l’ensemble des outils qui jonchent le sol : la fourche, le panier, les sacs et la brouette, afin de réciter la prière de l’angélus.

Isolé au premier plan, au milieu d’une plaine immense et déserte au second plan, le couple de paysans prend des allures monumentales, malgré les dimensions réduites de la toile (56 cm x 66 cm). Leurs visages sont laissés dans l’ombre, tandis que la lumière souligne leurs gestes et leurs attitudes. La toile exprime ainsi un profond sentiment de recueillement et Millet dépasse l’anecdote pour tendre vers l’archétype.

Au troisième plan de la toile, on devine l’église et son clocher, l’angélus sonne au loin.

Le tableau est séparé horizontalement en deux parties : la terre labourée qui occupe les deux tiers du tableau, et le ciel.

Les couleurs chaudes et la lumière diffuse confèrent au tableau une atmosphère mystique et sacrée. Le ciel est la seule source de lumière et crée un halo de lumière autour des deux protagonistes. Seules quelques touches de couleurs froides, bleues et vertes, viennent se refléter sur le pantalon de l’homme et le tablier de la femme.

Interprétation de l’œuvre

En 1865, Millet raconte : « L’Angélus est un tableau que j’ai fait en pensant comment, en travaillant autrefois dans les champs, ma grand-mère ne manquait pas, en entendant sonner la cloche, de nous faire arrêter notre besogne pour dire l’angélus pour ces pauvres morts. » L’origine de ce tableau est donc un souvenir d’enfance. Ce n’est pas la volonté d’exalter un sentiment religieux quel qu’il soit. Millet n’est d’ailleurs pas pratiquant. Dans une scène simple, il souhaite fixer les rythmes immuables des paysans. Ici, l’intérêt du peintre se porte sur le temps de la pause, du repos.

Le peintre souhaite représenter avec réalisme et sensibilité un pan de la vie quotidienne des campagnes de son temps et nous révèle la piété profonde du monde rural d’alors.

La fourche plantée au premier plan, les sacs de pommes de terre disposés dans la brouette ou encore la silhouette du clocher que l’on aperçoit en arrière-plan, ainsi que les lignes directrices verticales du tableau, guident le regard du spectateur vers le haut et l’invite à une élévation spirituelle par la prière. Il s’agirait du clocher de l’église Saint-Paul de Chailly-en-Bière, près de Barbizon (XIIe-XVe siècle).

Salvador Dalí en particulier ne cachait pas sa fascination pour ce travail, auquel il a consacré un livre en 1963, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet. Pour le peintre surréaliste espagnol, les paysans figurant sur le tableau n’étaient pas simplement en prière à l’appel de l’Angélus, mais qu’ils se recueillaient devant un petit cercueil. Sur son insistance, le Louvre fait radiographier le tableau : à la place du panier apparaît un caisson noir, que Dali interprète comme le cercueil d’un enfant de six ans. La fourche permettrait ainsi au couple de paysans de creuser une fosse dans laquelle reposerait le corps de l’enfant. « Faire surgir le drame insoupçonnable, caché sous les apparences hypocrites du monde, dans le simulacre obsessif, énigmatique et menaçant de soi-disant prière crépusculaire et désertique qui s’appelle officiellement encore : “L’Angélus de Millet” », écrit Salvador Dalí. Il lui a en outre inspiré ses propres tableaux L’Angélus architectonique de Millet (1933) et Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet (1935).

Conclusion

Ce tableau d’une rigueur quasi mathématique, sous les traits de la peinture de scène de genre, découvre un mythe bien tragique : celui de la perte d’un enfant et du deuil. Une profondeur particulière anime ce tableau, par cette lumière quasi divine qui fige également un souvenir de jeunesse.

La vie paysanne était ainsi rythmée par le travail de la terre, la prière et les temps familiaux. Millet en fait le symbole de la France éternelle au temps d’une industrialisation tout à la fois progressive et violente.

Camille Claudon – Promotion Léonidas

Bibliographie

  • Salvador Dalí, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, éditions Allia, 2011.
  • Ernst Hans Gombrich, Histoire de l’art, éditions Hazan, 2001.
  • Jean-François Millet au Palais des Beaux-Arts de Lille, Connaissance des arts. 2017.

Photo : Steven Zucker via Flickr (cc)