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Les corporations, solutions pour un nouveau localisme ?

L’ouvrage s’inscrit parfaitement dans la réflexion engagée par l’Institut Iliade sur les alternatives à l’échec – l’impasse – de la modernité techno-marchande.

Les corporations, solutions pour un nouveau localisme ?

Guillaume Travers propose une plongée fascinante dans un monde certes englouti, les corporations, mais dont l’esprit peut inspirer aujourd’hui encore des modèles alternatifs à la mondialisation libérale.

Que furent les organisations économiques et sociales précapitalistes en Europe ? Comment, pendant des siècles, avant l’âge des Lumières, des révolutions bourgeoises et industrielles, du culte du veau d’or et de l’individu-roi, se sont conçues et articulées libertés économiques, destins individuels et solidarités communautaires ? Comment les corporations et l’idée corporatiste, puisque ce sont d’elles qu’il s’agit, ont repris de la vigueur mais finalement échoué entre la fin du XIXe siècle et la seconde moitié du XXe ? C’est à toutes ces questions que répond l’économiste Guillaume Travers dans cette étude originale publiée à la Nouvelle Librairie : Corporations et corporatismes – Des institutions féodales aux expériences modernes.

Fidèle à l’esprit de la collection « Longue mémoire », l’ouvrage est aussi concis que précis. Servi par un style clair, direct, appuyé sur une large culture mais ne mobilisant que les références bibliographiques strictement indispensables, il poursuit la réflexion engagée par l’auteur dans son remarquable économie médiévale et société féodale (2020). Guillaume Travers insiste bien sur la pluralité de situations, dans le temps et l’espace européen, que recouvre le terme, d’ailleurs tardif (XVIIIe siècle), de « corporation ». Le principe en est la libre association des travailleurs par métiers, englobant un ensemble de droits et devoirs irrigués par des rites, une hiérarchie naturelle et une solidarité active qui permettent de dépasser la seule fonctionnalité économique, de lui donner un sens. Confréries, charités, guildes, hanses, métiers, corps de communauté, maîtrises, jurandes : toutes ces organisations illustrent « l’ordre corporatif médiéval » enchâssé dans une vision commune du « bien commun ». Elles poursuivent notamment deux objectifs principaux : le maintien de la qualité des produits et du « beau geste », par l’institution du compagnonnage qui a survécu jusqu’à nos jours, et la fixation d’un « juste prix », qui reste une préoccupation majeure – en particulier dans les activités restées manuelles et traditionnelles comme l’agriculture et plus particulièrement l’élevage – face à la voracité du système libéral et sa doctrine de « main invisible » du marché.

Des libertés assassinées…

Même si les corporations sont attaquées dès la fin de l’Ancien régime, avec le développement de l’absolutisme et la montée en puissance de la bourgeoisie, c’est la Révolution qui va leur porter un coup fatal. Condamnées par principe dès la nuit du 4 août 1789, qui abolit les « privilèges » hérités du monde féodal et de ses corps constitués (ordres, communautés, villes, provinces), les corporations (« corps de métiers ») sont officiellement dissoutes par le décret d’Allarde en mars 1791. Quelques mois plus tard, en juin 1791, la loi Le Chapelier interdit toute association, patronale ou ouvrière. Ainsi que l’expose clairement Le Chapelier en défendant cette loi : « Il n’y a plus de corporations dans l’état ; il n’y a plus que l’intérêt particulier et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un intérêt de corporation. » Ce que résument Steven Kaplan et Philippe Minard (La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004) : « Aux régulations communautaires anciennes, la Révolution substitue une société d’individus réglée par le seul principe du marché. » Avec la révolution industrielle qui s’étend au siècle suivant à l’ensemble du continent, le basculement s’opère dans toute l’Europe.

Guillaume Travers décrit parfaitement, en quelques pages définitives, les conséquences de l’industrialisation et l’avènement d’une classe ouvrière livrée au matérialisme triomphant – qu’il soit capitaliste ou marxiste. Il n’est pas anodin que l’idée corporatiste subsiste dans certaines formes de syndicalisme, mais renaisse surtout chez les penseurs du « catholicisme social », parmi lesquels Albert de Mun et surtout René de La Tour du Pin (Vers un ordre social chrétien, recueil d’articles écrits à partir des années 1880 et publié en 1907). Avant le grand naufrage de la papauté inauguré par Vatican II et en cours d’achèvement sous le pontificat de François, les encycliques Rerum novarum (1891) et Quadragesimo anno (1931) sont nettement d’inspiration corporatiste. L’expérience fasciste mise à part, ce sont d’ailleurs des régimes politiques pratiquement cléricaux qui s’essaieront au rétablissement de l’organisation corporatiste au XXe siècle : Vichy et le Portugal de Salazar. L’étude de ces expériences, et de leur échec, lié pour l’essentiel à la trop forte implication de l’état et bien sûr aux circonstances historiques, fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage.

Du corporatisme au localisme

Corporations et corporatisme se garde bien de toute nostalgie incapacitante en idéalisant un modèle qui est mort ou n’a jamais réussi pleinement à revivre au siècle dernier : ce sont ses principes – son « idéal régulateur » – qui sont sources d’inspiration pour concevoir des formes d’organisation qui, de toute façon, seront « nouvelles ». L’ouvrage s’inscrit ainsi parfaitement dans la réflexion engagée par l’Institut Iliade sur les alternatives à l’échec – l’impasse – de la modernité techno-marchande.

Guillaume Travers note ainsi que, « si la mondialisation a un mérite, c’est de faire prendre conscience à tous, patrons et ouvriers, qu’ils ont des intérêts territoriaux : des intérêts à préserver une activité commune sur leur terre ». La subsidiarité, la liberté d’initiative et d’autonomie des communautés productrices (de biens matériels mais également immatériels), sont en effet au cœur de la démarche corporatiste, qui pourrait dès lors inspirer une pensée localiste renouvelée par l’impératif identitaire. L’Autrichien Othmar Spann, auteur d’une théorie complète de l’« état corporatif » dans les années 1920, en résume parfaitement l’esprit : « Organiser, c’est appeler à la vie, c’est fonder des communautés, créer des liens. » Qui pourrait, Macron et Darmanin regnantibus, contester l’actualité d’une telle exhortation ?

Grégoire Gambier

Guillaume Travers, Corporations et corporatisme. Des institutions féodales aux expériences modernes, Paris, La Nouvelle Librairie, 2021. Acheter en ligne