La photographie d’art a-t-elle encore un sens ?
« Il [l'écran] réduit le réel à sa valeur euclidienne, il tue la substance des choses, en compresse la chair. La réalité s’écrase contre les écrans. Un monde obsédé par l’image se prive de goûter aux mystérieuses émanations de la vie. Aucun objectif photographique ne captera les réminiscences qu’un paysage déploie en nos cœurs. » Sylvain Tesson
La question mérite d’être posée. Il suffit de jeter un œil aux chiffres du réseau social Instagram, plate-forme de partage de photos et de vidéos. Depuis son lancement il y a dix ans, cinquante milliards de clichés ont été partagés. Chaque jour, plus de cent millions de photos sont publiées. Les jeunes générations sont gavées aux images comme les poulets aux hormones. Reflet d’une société narcissique focalisée sur sa popularité numérique, cette banalisation du partage de photos affecte notre jugement esthétique, et l’avenir de l’art.
Le voyageur et écrivain Sylvain Tesson livre un jugement sans appel sur la photographie, et dénonce la vanité de l’écran :
« Il réduit le réel à sa valeur euclidienne, il tue la substance des choses, en compresse la chair. La réalité s’écrase contre les écrans. Un monde obsédé par l’image se prive de goûter aux mystérieuses émanations de la vie. Aucun objectif photographique ne captera les réminiscences qu’un paysage déploie en nos cœurs. »
Considérer la photographie à l’heure du numérique et des réseaux sociaux soulève différents problèmes : la pollution de nos imaginaires, l’accélération de la circulation des images, une difficulté croissante à hiérarchiser. En effet, comment l’œil et le cerveau humains, inondés et pollués par un flux incessant et exponentiel, peuvent-ils encore voir et apprécier ? Pour nous qui sommes habitués à faire défiler les images, à zapper et à « scroller » sur nos écrans, tout s’accélère : notre capacité d’attention est réduite à quelques secondes, une image en remplaçant une autre. Nous ne savons plus où regarder. Nous ne savons plus quoi regarder. Conséquence inéluctable, cette surabondance provoque notre indifférence face à la beauté. Pire : condamnés par les algorithmes à voir les mêmes choses, nos imaginaires s’homogénéisent et s’appauvrissent progressivement.
L’heure est grave. Incapables de distinguer, de classer, et donc de hiérarchiser selon un jugement esthétique, comment nous émerveiller devant un cliché ? Comment, parmi ce flot, valoriser le huitième art ? Enfin, quelle ambition porte l’Institut Iliade en consacrant la photographie dans son exposition ?
La croyance dans la puissance d’un cliché qui extrait, qui suspend le temps et sacralise un moment, d’abord. L’art ne peut exister sans contrainte, et les œuvres présentées sont le résultat d’une confrontation entre le photographe et la nature, sa tentative d’imposer un regard à l’objet qu’il veut capturer. En affirmant sa partialité, en choisissant en pleine conscience une prise de vue, un cadrage et un angle, le photographe immobilise le temps. Quel pied de nez à la course folle de notre société !
Avec « La Nature comme socle » comme thème, l’exposition n’aspire pas à présenter des œuvres décoratives ou illustratives. Encore moins à faire la promotion touristique de hauts lieux européens. Loin d’une photographie naturaliste et passive, c’est une vision plus saisissante et complète du réel que vous pourrez apprécier. Une plongée dans l’univers esthétique européen, enfoui et caché, ranimé d’une force sacrée et poétique. Une célébration de la beauté éphémère des choses intangibles ou invisibles comme l’air, l’eau et les couleurs, dans leur plus simple appareil – et rien n’est moins simple que la simplicité.
Il est une certitude : ce n’est pas la dénonciation de la laideur qui fera éclore la beauté, mais bien des initiatives comme celle que vous découvrez aujourd’hui. À la question : « Que faut-il pour que le beau occupe la place qui est la sienne ? », Javier Portella répondait lors d’un colloque Iliade :
« Des créateurs dont les œuvres reçoivent dans le monde et dans le cœur des hommes l’accueil que la beauté devra arracher aux objets et à l’argent des marchands. »
Ces créateurs se trouvent devant vous, et j’espère que leur générosité esthétique saura toucher vos cœurs.
Alix Marmin
Exposition photo “La nature comme socle”
Du 5 au 8 novembre 2020 de 11h à 19h De nouvelles dates seront communiquées sous peu
Atelier Gustave
36 rue Boissonade 75014 Paris