L’Europe des Géants, des gargouilles et des chimères
Le merveilleux est quelquefois au coin d’une rue ou d’une place de Rome, de Paris, de Venise, Vienne ou Prague, à l’intersection d’une rencontre entre le surnaturel et le prosaïque, le visuel et le symbolique.
Autrefois le griffon, créature mythologique mi-aigle mi-lion, était le symbole de vigilance, de force et de courage, dont, au Moyen Âge, personne ne doutait de l’existence réelle. Dans la Grèce antique, il était le gardien des trésors, attelé aux chars d’Apollon et de Némésis, veillant sur l’or des Hyperboréens dans le pays d’Apollon, où il combat les cyclopes géants Arimaspes de Scythie. Aujourd’hui, plus personne ne croit en l’existence de telles créatures fantastiques, reléguées à la seule fonction ornementale de nos églises, représentant une curiosité touristique parmi tant d’autres. L’Europe a-t-elle renié les vertus du griffon ou bien s’est-elle tout simplement transformée en chimère ? La photographie de telles créatures de pierres ne saurait résoudre cette énigme, mais elle peut restituer une part de cet imaginaire européen enfoui dans la nuit des temps.
Le merveilleux est quelquefois au coin d’une rue ou d’une place de Rome, de Paris, de Venise, Vienne ou Prague, à l’intersection d’une rencontre entre le surnaturel et le prosaïque, le visuel et le symbolique, à l’endroit où les interpolations, les intersections, les pinacles et les contreforts des bâtiments forment l’armature d’un monde imaginaire. Dans ce monde, les bas-reliefs et ornements, les bestiaires de pierres et gargouilles grotesques prennent la dimension invisible du magique, à travers un étrange art de la combinaison et de la sublimation.
À ce moment-là, la photographie devient le dépôt littéraire de l’ombre, lorsque la réalité augmentée se métamorphose en simple réalité magique. La pellicule témoigne de ce long rêve de pierre évoqué par Baudelaire. Les cariatides du haut des portiques semblent fatiguées, et pourtant ce sont elles qui, depuis des siècles, portent le fardeau des monuments qui montent à « l’éther bleu, fiers comme les témoin d’une immortelle histoire » (Théodore de Banville).
Les frontons aux allures de chauve-souris nous interpellent sur les ténèbres latines, et l’image des douleurs qui est la nuit de la Renaissance et, à la manière des Métamorphoses d’Ovide, prenant le visage des monstres de tôle ou de pierre. Au détour des ruelles et des ronds-points nous faisons face à des statues qui semblent animées, et l’on se refuse ā croire que celles-ci sont bel et bien mortes, appartenant à cette culture que Chris Marker appelle la botanique de la mort. Non, Balzac y croyait, les statues de notre histoire sont vivantes, « des yeux brillaient dans le creux des piliers, la pierre jetait des regards, les marbres parlaient, les voûtes répétaient des soupirs, l’édifice entier était doué de vie. »
Le réalisme magique surgit dans ce no man’s land urbain, glauque et morbide, pour re-spiritualiser notre espace quotidien. On oublie trop souvent que les gargouilles de nos églises, les chimères et les démons de nos temples, présence récurrente d’animaux effrayants, symbolisaient des diables vaincus ou, tout comme Joris-Karl Huysmans le rapportait, ils avaient pour fonction de vomir les vices hors de l’Église.
Carl Gustav Jung avait raison :
« À mesure que la connaissance scientifique progressait, le monde s’est déshumanisé. L’homme se sent isolé dans le cosmos, car il n’est plus engagé dans la nature et a perdu sa participation affective inconsciente, avec ses phénomènes. Et les phénomènes naturels ont lentement perdu leurs implications symboliques. Le tonnerre n’est plus la voix irritée d’un dieu, ni l’éclair de son projectile vengeur. La rivière n’abrite plus d’esprits, l’arbre n’est plus le principe de vie d’un homme, et les cavernes ne sont plus habitées par des démons. Les pierres, les plantes, les animaux ne parlent plus à l’homme et l’homme ne s’adresse plus à eux en croyant qu’ils peuvent l’entendre. Son contact avec la nature a été rompu, et avec lui a disparu l’énergie affective profonde qu’engendraient ses relations symboliques.
Les symboles de nos rêves tentent de compenser cette perte énorme. Ils nous révèlent notre nature originelle, ses instincts et sa manière particulière de penser. Malheureusement, ils expriment leur contenu dans le langage de la nature, qui est étrange et incompréhensible pour nous.»
Cette Europe de pierres, cette Europe mise en abîme, révèle pourtant quelque chose d’inaperçu et un message d’espoir de délivrance magique, une maïeutique transgressive par rapport à tout système. Une singularité surprenante du réel, hors cadre dans le temps et l’espace, modulée dans le temps et l’espace, par les cultures différentes qui les portent. Ce sont les voix des géants de pierres, des mascarons, des trophées d’armes, allégories martiales des chants de gloire, qui se révoltent contre la banalité du réel et de la froide logique, et transgressent la raison marchande. Elles nous invitent ā penser et retrouver un nouveau rapport au réel dans le monde occidental désenchanté par la rationalité, ainsi qu’à repenser notre intime identité afin de retrouver la part de merveilleux dans notre conscience européenne.
Jure Georges Vujic
Jure George Vujic est un écrivain franco-croate, et géopoliticien, Directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, il contribue aux revues de l’Académie de géopolitique de Paris, à Krisis et à Polémia. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de la géopolitique et de la politologie:: Fragments de la pensée géopolitique (Zagreb, éditions ITG), La modernité à l’épreuve de l’image (L’Harmattan), Un ailleurs Européen (Avatar Editions), Nous n’attendrons plus les barbares (éditions KontreKulture), La pensée radicale. Phénoménologie de la radicalité politique (Editions Alfa).
Photos : © Jure Georges Vujic