Sur les traces d’Ulysse
Alors que le confinement nous empêche de redécouvrir les itinéraires immémoriaux de notre vieille Europe, Sylvain Tesson et Christophe Raylat nous entraînent « dans le sillage d’Ulysse ». Par Ludwig von Guéfyra
Ulysse, pour ceux qui ont grandi dans les années soixante, c’est d’abord l’extraordinaire série franco-germano-italo-yougoslave de Franco Rossi et Dino de Laurentiis, avec Irène Papas dans le rôle de Pénélope et Bekim Fehmiu dans celui d’Ulysse. Avec un minimum d’effets spéciaux (ceux de l’époque), elle nous transportait en huit épisodes de cinquante minutes dans le sillage d’Ulysse. Pour le petit garçon que j’étais encore, ce fut la découverte émerveillée de l’un des récits fondateurs de notre vieille Europe et de la Méditerranée ensoleillée. Et l’une ne va pas sans l’autre.
Nous avions encore la chance de recevoir une éducation « classique » fondée sur les textes historiques qui mettaient en avant les valeurs de courage, de sacrifice, d’honneur… Nos héros s’appelaient Hector, Léonidas, Ulysse… Et nous étions prêts à échanger une vie courte et intense contre une gloire éternelle.
Bien des années plus tard, en période de confinement, Sylvain Tesson nous invite à suivre les pas du roi d’Ithaque à travers cinq émissions de trente minutes produites par la chaîne Arte1, nous offrant une excellente occasion de nous poser la question du sens de l’épopée homérique.
Il offre un élément de réponse dans l’article paru dans Le Figaro Magazine 2 en accompagnement de son film : « L’une des joies à bord est de s’apercevoir que rien n’a changé depuis deux millénaires et demi de soleil. La vie se joue toujours au même tempo. Les pêcheurs pêchent, les paysans s’inquiètent, la mer pétille. C’est cela que nous sommes partis chercher en hissant les voiles : ce qui demeure. Sur cette terre, le changement est une imposture, demain une illusion et « la perfectibilité de l’homme » une calembredaine ». Il conclut : « Le génie d’Homère : avoir rassemblé l’humanité dans deux poèmes ».
Plus académique, Jacqueline de Romilly qui, à l’instar de Georges Dumézil, recommandait de commencer chaque année par la lecture de L’Iliade et de L’Odyssée, enseigne : « La Grèce a inventé l’histoire, la démocratie, le sens du tragique et de la beauté, la philosophie, la justice ». J’ajouterai volontiers : « l’esprit critique et la poésie ».
Cela mérite bien qu’on lise Homère et, pour le rendre plus réel encore, que l’on se mette, à pied, à cheval ou en bateau dans le sillage du plus rusé des Grecs.
Il existe trois grandes hypothèses pour la route d’Ulysse
La première est celle de Victor Bérard, helléniste et traducteur d’Homère. Pétri des « Instructions Nautiques »3, il avait fait en 1912, avec son ami le photographe Frédéric Boissonas, une longue croisière en Méditerranée occidentale à la recherche des traces d’Ulysse. Pour bâtir son itinéraire, Bérard s’était appuyé sur tous les détails de navigation : neuf jours en fuite pour atteindre le pays des Lotophages (donc sur un axe Nord/Sud ou Nord-Est/Sud-Ouest dans un coup de Meltem), dix-sept jours après avoir quitté l’île de Calypso, une journée entre le pays des Phéaciens et Ithaque, ainsi que sur tous les détails topographiques dont L’Odyssée regorge : « L’autre écueil, tu verras, Ulysse, est bien plus bas… C’est là-dessous qu’on voit la divine Charybde engloutir l’onde noire »4 ou encore « Et près l’une de l’autre, en ligne, quatre sources versaient leur onde claire, puis leurs eaux divergeaient »5.
Dans le livre de photos publié en 19336, on est aussi frappé par la qualité des tirages. Ils sont immémoriaux, et on pourrait presque croire arriver la barque d’Ulysse sans devoir rien photoshoper aux paysages…
Le monde d’alors était beaucoup plus proche de celui d’Ulysse que du nôtre. Michel Déon, dans son Balcon à Spetsai7, raconte comment il vit la plage de Paléocastritsa, sur la côte occidentale de Corfou, se couvrir en moins de dix ans de parasols et de baraques à frites alors qu’en 1947, quand il la découvrit pour la première fois, elle était encore dans l’état où Ulysse y avait échoué nu, trois mille ans auparavant. Nausicaa ne fait plus rêver en vendeuse de chichi ou de chocolat glacé.
Sylvain Tesson fait essentiellement sienne la route de Victor Bérard mais se concentre sur les escales de la mer Tyrrhénienne où, aidé de géographes, archéologues, pécheurs, il s’interroge sur l’historicité et la contemporanéité de L’Odyssée, « Miroir qui nous renvoie notre image et nous annonce notre avenir » et s’inquiète de l’hubris des hommes qui défie les dieux en épuisant les ressources de la terre comme à travers le massacre des bœufs d’Hélios en Sicile.
Il se permet même de jouer un peu avec le texte homérique et la route de Victor Bérard en déplaçant le pays des Lotophages de Djerba où la situation politique interdit pratiquement d’aller, à Mykonos où chaque nuit, l’été, des milliers de touristes oublient la beauté du monde, au son de musiques déroutantes, dans des boites de nuit trop bruyantes : « Pour Homère, l’oubli est le pire des vices »10.
La deuxième route est celle de Tim Séverin11. Explorateur, écrivain, étudiant à Oxford, fils de planteur de thé en Inde, il y a du Kipling en lui. Tim a passé sa vie à refaire les itinéraires des grands aventuriers – Saint Brendan, Simbad le marin, Jason et les Argonautes – en cherchant à se rapprocher au plus près de leurs conditions de voyage. Ainsi en 1984, à la barre d’une galère grecque, il rejoint à la rame la Géorgie soviétique, pays de l’antique Toison d’or de Jason, en partant de Spetsai en Grèce.
L’avantage de ce type de reconstitution qui s’inscrit dans la lignée des navigations de Thor Heyerdahl12, est de montrer que cela a été possible, non qu’elle soit vraie, mais c’est déjà beaucoup.
Dans sa narration du voyage de Jason13, le chapitre consacré à la remontée du Bosphore est une pure merveille : « Pendant les six derniers milles nautiques du Bosphore, un vaisseau à rames naviguant vers le nord-est contraint par le courant de coller à la rive occidentale du détroit. Puis, juste au moment où la mer Noire s’ouvre devant le marin, celui-ci découvre sur sa gauche l’anse minuscule de Garipce, qui lui offre un havre parfait. Et le marin accoste alors pour trois raisons : se reposer après les efforts du Bosphore et avant d’entrer dans la mer Noire ; demander des renseignements sur la façon de naviguer dans les eaux inconnues qui l’attendent ; et surtout embarquer ce qui demeure pour lui le bien le plus précieux : de l’eau douce ».14 (pp. 174-175).
Ces observations, au « ras-de-l ’eau », sont donc extrêmement pertinentes. Tim Severin place ainsi les Lotophages en Libye, du fait de l’incapacité de la galère à fuir autrement que vers le Sud dans le coup de Meltem, ce qu’il démontre. Donc en partant du cap de Malée on arrive nécessairement en Libye après neuf jours de mer. Pas à Djerba. De surcroît, on y trouve aussi le sidr, une espèce de pâte sucrée tirée du fruit d’un arbre à épines – le jujubier sauvage – dont le nom botanique est le zizyphus lotus. Le sidr endort, car on y mélange du haschisch.
Si le pays des Lotophages est bien en Libye, alors il n’y a aucune raison pour partir ensuite vers l’ouest une fois que l’on prend la route du retour vers Ithaque. Au contraire, c’est plein nord.
C’est donc bien dans les îles grecques qu’il faut rechercher le parcours d’Ulysse. Et c’est ce que fait Tim Severin avec brio. Son livre situe l’essentiel de son itinérance en Méditerranée orientale, sauf pour l’escale chez la nymphe Calypso, qui reste un mystère. Cette zone de navigation peut sembler réduite mais il ne faut pas oublier qu’Ulysse, sur les dix ans de son errance, en passe sept dans les bras de Calypso, et un dans les bras de Circé.
Enfin, la troisième hypothèse, peut-être la plus farfelue, a été popularisée par Gilbert Pillot et Alain Bombard15, qui lisent dans L’Odyssée la description codée d’une route commerciale (donc à garder secrète, d’où le code) vers le septentrion et les sources du commerce de l’ambre, de l’orichalque et de l’or.
Le lecteur l’aura bien compris, si je prête plus de crédit à la navigation de Tim Severin, je laisse très volontiers la conclusion à Victor Bérard qui, en introduction Des Navigations d’Ulysse, nous écrit : « Le poète a utilisé des descriptions de mer et de côtes faites par des navigateurs. L’une des plus grandes œuvres de la littérature universelle recouvre donc une réalité vivante qui la rend plus passionnante encore. »16
Ces différents guides : Bérard, Severin, Pillot et Tesson, nous invitent à redécouvrir l’Odyssée et, quelle que soit la route, à faire nôtre la leçon qu’Ulysse nous donne tout au long de ses dix ans d’errance : il ne faut jamais perdre de vue le but afin de rejoindre Ithaque pour remettre de l’ordre dans la maison du père et retrouver la fidèle Pénélope…
Ludwig von Guéfyra
Notes
1. La série reste disponible sur le site Arte.tv jusqu’au 15 juin. Elle sera sans doute disponible en DVD par la suite.
2. Le Figaro Magazine du 10 avril 2020. p.61
3. Il avait été répétiteur à l’École Navale.
4. Odyssée, XII101, 104 : Il pourrait s’agir là des remous du détroit de Messine.
5. Ibid, V, 70-71 : Zone d’atterrissage sur l’île de Calypso.
6. Victor Bérard, Dans le sillage d’Ulysse, Librairie Armand Colin 1933.
7. Michel Déon, Le balcon de Spetsai, éditions Gallimard 1961.
8. Épisode 1.
9. Épisode 4.
10. Épisode 1.
11. Voir son site : www.timseverin.net
12. Kon TIki du Pérou au Touamoutou en 1947, puis le Râ II du Maroc à la Barbade en 1969.
13. Tim Severin, Le voyage de Jason, éditions Albin Michel, 1987.
14. Op. cit. p.187.
15. Gilbert Pillot, Le code secret de l’Odyssée. Les Grecs dans l’Atlantique, éditions Robert Laffont, 1979.
16. Victor Bérard, Les navigations d’Ulysse, éditions Armand Collin, 1971. Vol. 1 : Ithaque.