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Sur la chasse

« Was gleicht wohl auf Erden dem Jägervergnügen ? Wem sprudelt der Becher des Lebens so reich ? »
Carl-Maria von Weber, chœur des chasseurs, Der Freischütz (Trad.: « Qu’y a-t-il de comparable sur terre au plaisir du chasseur ? Pour qui la coupe de la vie pétille-t-elle plus vivement ? »)

Sur la chasse, Ortega y Gasset

En 1942, à la demande de son ami le comte de Yebes, José Ortega y Gasset rédige le prologue au livre que celui-ci a consacré à ses chasses, Veinte Años de Caza Mayor. Cet écrit devient assez rapidement un ouvrage indépendant. Traduit en anglais, puis en allemand, sous le titre « Méditations sur la chasse », il fait rapidement référence en la matière. Pourtant, il faudra attendre 2006 pour en voir paraître auprès de la maison d’édition québécoise du « Septentrion » la première traduction française.

Une même passion depuis l’Âge de pierre

Ortega y Gasset n’est pas lui-même un chasseur, même s’il a pratiqué ce qu’il appelle ici ou là un sport – et il ne revendique pas de l’être. Mais il observe en philosophe que la chasse doit être comptée parmi les activités qui apportent le plus de satisfaction à celui qui s’y adonne :

« Donc, si au lieu de parler hypothétiquement nous nous attachons aux faits, nous découvrons – que nous le voulions ou non, avec plaisir ou avec irritation – que l’occupation la plus appréciée et la plus agréable pour l’homme normal a toujours été la chasse. C’est ce que les rois et les nobles ont préféré : chasser. Il apparaît pourtant que les autres classes sociales ont fait ou souhaité faire la même chose, de telle sorte qu’on peut presque diviser les occupations agréables en quatre catégories : la chasse, la danse, les compétitions sportives et les réunions d’amis ».

Par cette affirmation et ce postulat, le philosophe espagnol unit dans une même passion pour la chasse l’homme de l’Âge de pierre et son ami le comte de Yebes, par-delà les siècles qui les séparent, l’un chasseur par nécessité vitale, et l’autre par pur plaisir.

Refusant, à juste titre, de définir la chasse par ses objectifs, qu’ils soient utilitaires ou sportifs ou par sa technique, il nous amène pas à pas à saisir l’essence de cette activité si prisée par les princes comme par les manants. Il définit donc la chasse comme la prise de possession de la proie, morte ou vive. C’est le sens de cette phrase souvent mal comprise : « je ne chasse pas pour tuer, mais je tue pour avoir chassé. »

Une juste inégalité entre le chasseur et son gibier

Commençant par cette évidence que la chasse n’est pas réciproque – ce serait un combat – il en tire la conséquence d’une inégalité essentielle entre le chasseur et le chassé. Poussant la réflexion, il nous amène au constat que cette inégalité entre prédateur et proie ne saurait dépasser un certain seuil, au-delà duquel il ne s’agirait certainement plus de chasse : l’homme qui pose des pièges à souris ne chasse pas, au contraire du chat qui les traque :

« Chasser est ce qu’un animal fait pour prendre possession, mort ou vif, d’un autre être qui appartient à une espèce essentiellement inférieure à la sienne. Inversement, pour qu’il y ait une chasse, la supériorité du chasseur sur la proie ne peut pas être absolue. »

Afin de satisfaire la nécessité de cette inégalité maîtrisée, le chasseur – ici l’homme – doit appliquer sa raison à limiter lui-même ses propres capacités, et singulièrement celles que lui offrent la technique : c’est ainsi qu’il faut au chasseur moderne considérer avec la plus grande circonspection toutes les avancées qui pourraient dénaturer la chasse, en brisant le fragile équilibre qu’impose la raison : comment faut-il considérer les dispositifs de vision nocturne, les silencieux, etc. ? Y a-t-il là des évolutions de la pratique de la chasse qui la menacent elle-même ? On se souviendra ici que, selon Friedrich von Gagern, les anciens Celtes ne découplaient pas plus de deux chiens sur les lièvres, afin de préserver les chances de l’animal.

La chasse, une « confrontation entre deux systèmes d’instincts »

Ayant formulé cette définition, ayant précisé le besoin fondamental, pour que la chasse soit la chasse, d’un déséquilibre maîtrisé entre chasseur et chassé, Ortega évoque alors l’instinct et les comportements qu’il dicte, tant à la proie – discrétion, furtivité, vitesse, agilité – qu’au prédateur – ténacité, patience, foudroyance, endurance :

« Voilà ce qu’est vraiment la chasse : un concours ou une confrontation entre deux systèmes d’instincts. »

Cette référence aux instincts du prédateur soulève dans le cas de l’homme une difficulté. En effet, pour Don José, « l’homme […] est un animal qui a perdu le système des instincts, ou, ce qui est la même chose, qui n’a conversé de ceux-ci que des résidus ou des vestiges incapables d’imposer un plan de comportement. » Comment, dès lors, concilier cette confrontation des systèmes d’instincts avec le fait que l’homme prédateur en est dépourvu ?

Réintégrer la Nature

Le philosophe nous ouvre quelques portes pour tenter de résoudre cette contradiction. Il invite à considérer les raisons pour lesquelles la chasse a toujours été une activité si prisée au cours des âges. Et ce qu’il nous laisse entrevoir, c’est qu’elle est un moyen, pour celui qui s’y adonne, de réintégrer la Nature, de cesser pour un temps – tout en en ayant conscience – d’en être l’observateur sans doute attentif mais tristement, irrémédiablement extérieur.

A la chasse, il peut retrouver les gestes et les sentiments de ces premiers chasseurs qui partageaient tant de la vie de leur gibier qu’il leur était familier, au sens premier du terme, s’inscrire dans la chaîne de prédation, et finalement jouir, d’une manière analogue à la jouissance sexuelle – mais il s’agit d’un autre système d’instincts – d’être et d’agir à la frontière de deux mondes aujourd’hui désunis, celui de l’homme et celui de l’animal sauvage.

Comme l’écrit l’avocat et grand chasseur Florian Asche (Jagen, Sex & Tiere Essen – Die Lust am Archaischen, Neudamm-Neudamm) :

« nous faisons l’amour parce que nous en avons envie et que nous en espérons une jouissance. Nous chassons parce que nous en espérons une jouissance et que nous en avons envie. »

Cette expérience de la chasse comme union avec la Nature, dans sa fugacité, procure au chasseur une joie puissante, mais non sans mélange, comme l’écrit encore Friedrich von Gagern (« Der Jäger und sein Schatten ») :

« car la chasse n’est pas le fait de tirer avec une arme à feu. N’est pas, si nécessaire que cela soit, le fait d’élever [hegen] et d’épargner ; n’est pas non plus, si divertissant que cela puisse être, le seul fait de regarder et d’observer sans être vu ; ce n’est pas une tension, un jeu, un exercice, un instinct et une activité. C’est tout cela et bien plus : c’est un abandon libérateur dans les bras d’une Nature qui guérit tous les maux ; c’est un engagement de tous ses sens à capter les voix et les harmonies du territoire ; c’est la nostalgie faustienne ‘’d’être allongé sur la montagne dans la nuit et l’indifférence…’’ Et alors, bien sûr, la profonde intuition que l’on s’apprête à commettre le meurtre d’une heureuse créature de Dieu. »

Il faut lire et donner à lire Sur la chasse d’Ortega y Gasset, en cette époque débile où l’on prétend sauver la terre du réchauffement climatique tout en achevant l’artificialisation de l’homme – transhumanisme, théorie du genre et GPA/PMA – c’est-à-dire en anéantissant la part de nature en lui, ce qui revient à nier sa nature même. Mais il faut bien plus, au temps du brame, prendre le chemin de la forêt, laisser l’appel puissant du cerf faire tressaillir nos cœurs – cela sera donné au plus grand nombre – et raviver chez quelques-uns l’instinct du chasseur des temps anciens.

François Savy
Saint-Hubert 2019

José Ortega y Gasset, Sur la chasse, Editions Atlantica, collection ContreDit, 2019, 154 pages, 13,90 €