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L’animal et la mort, de Charles Stépanoff

L’auteur s’est immergé dans la ruralité française pour se confronter à l’actualité des pratiques cynégétiques en remettant en question les subtilités qui séparent la compassion et la tolérance face à la violence et à la mort.

L’animal et la mort, de Charles Stépanoff

À une période où les débats sont vifs sur les questions de production industrielle de viande, de souffrance animale, et plus généralement de notre rapport au monde du vivant, Charles Stépanoff nous livre ici une étude anthropologique tout à fait éclairante, centrée sur l’étude des pratiques de la chasse.

Fort de ses connaissances du monde sibérien et des traditions chamaniques, l’auteur s’est en effet immergé dans la ruralité française pour se confronter à l’actualité des pratiques cynégétiques en remettant en question les subtilités qui séparent la compassion et la tolérance face à la violence et à la mort. À travers les exemples, auxquelles s’ajoutent des anecdotes, des croyances et des récits parfois très anciens, le lecteur (qu’il soit chasseur ou non) en apprend beaucoup sur l’échec « technique » du repeuplement de la perdrix, sur le surpeuplement commercial du sanglier, sur les dégâts du productivisme agricole et des remembrements, mais également sur la complexité de la chasse à courre, le traumatisme des « larmes du cerf » ou encore la réinvention de rituels néo-sauvages comme le « baptême du chasseur ».

Dans cet ensemble très complet, l’ouvrage oppose d’emblée deux attitudes. D’une part, c’est l’« amour de la nature », qui invite à la contemplation et à la non-intervention (res nullius, la nature n’appartient à personne) à l’image des premiers ermites. D’autre part, c’est l’« exploitation de la nature », qui nécessite au contraire d’organiser les territoires (biopouvoir) pour en profiter (res propria, la nature est un bien qui se vend). Parallèlement, on trouve donc d’un côté la figure de l’« animal-enfant » (symbolisée par les animaux de compagnie), auquel l’homme peut s’identifier par anthropomorphisme, ce qui implique une responsabilité de protection. De l’autre côté, la figure de l’« animal-matière » est symbolisée par l’élevage et l’abattoir : il convient d’en cacher la réalité, à la fois physiquement et moralement, à travers une « division morale du travail ». Mais entre ces deux figures, Charles Stépanoff inclut une catégorie plus complexe, celle de l’« animal-gibier ». Au-delà des caricatures, elle se caractérise par une sorte d’amphibiose entre l’homme et le monde sauvage, dépassant à la fois la violence de l’exploitation (peut-être liée à d’anciennes pulsions guerrières) et l’interdépendance naïve d’un rapport à la nature supposé symbiotique ; elle se caractérise par une cohabitation à juste distance, impliquant selon les cas, le respect de la vie ou la mise à mort.

On comprend aisément que cette différence de point de vue sur la réalité du continuum homme-nature sépare fondamentalement les militants anti-chasse et les chasseurs, même si tous partagent une forme d’amour de la forêt et d’admiration pour la faune sauvage. Pour les premiers, les normes et les comportements archaïques reçus par héritage doivent être rejetés au profit d’une pensée individuelle autonome : ils apprennent à leurs parents les valeurs du végétarisme. Pour les seconds, la chasse constitue un lien ancestral avec « une communauté temporelle élargie dans laquelle les époques se rencontrent et fusionnent » : ils apprennent de leurs parents l’ambivalence de la nature, à la fois belle et cruelle. Dans le premier cas, le mode se construit autour du simple dyadique « animal-humain », plus ou moins hors-sol. Dans le second, il repose sur un triadique « animal-humain-territoire », lui-même fondé sur une forme d’autochtonie, une familiarité au terroir et une appartenance à un lieu (qui ne rend pas pour autant obligatoire la possession de ce lieu).

Sur un plan plus spirituel, L’animal et la mort montre également que la tradition populaire a souvent fait mieux que la science en ce qui concerne nos relations à la nature. La biodiversité est logiquement amenée à se réduire dès lors que l’homme se déterritorialise, qu’il ne sait plus distinguer les arbres ni reconnaître le chant des oiseaux : « l’envol des fées a précédé celui des hirondelles ».

Olivier Eichenlaub

Charles Stépanoff, L’animal et la mort. Chasse, modernité et crise du monde sauvage, Paris, La Découverte, Coll. Sciences sociales du vivant, 2021, 400 p.