Le recours aux forêts
Intervention de François Veaunes pour la journée d’hommage à Dominique Venner interdite par la préfecture de police, Paris, dimanche 21 mai 2023.
Ernst Jünger nous le dit : la forêt est secrète – ge-heim. Elle est à la fois havre, école et sanctuaire, le lieu du repos et du ressourcement, mais aussi celui de la quête et de la chasse, du danger et de l’initiation, de la contemplation, enfin. Aux jeunes Européens, elle offrira le recours de ses ombres et de ses labyrinthes, le contact si nécessaire avec le monde sauvage, et la contemplation de sa beauté. À ceux d’entre eux qui chassent, mettant leurs pas dans ceux de leurs ancêtres chasseurs du néolithique, elle permettra de se faire prédateur. En rendant les honneurs au gibier, ils renoueront les liens de la tradition, affermissant leur âme et poussant leurs racines dans la terre de la forêt européenne.
Avec un tel titre, il est difficile de s’aventurer en ces domaines périlleux, qui sont chers au Rebelle, sans évoquer la figure d’Ernst Jünger et solliciter son patronage en ouverture :
« La forêt est secrète. Le mot est l’un de ceux, dans notre langage, qui recèlent ses contradictions. Le secret, c’est l’intime, le foyer bien clos, la citadelle de sécurité. Mais c’est aussi le clandestin, et ce sens le rapproche de l’insolite, de l’équivoque. Quand nous rencontrons de telles racines, nous pouvons être sûrs qu’elles trahissent la grande antithèse et l’identité, plus grande encore, de la vie et de la mort, que les mystères s’attachent à déchiffrer. »
Ce commentaire de Jünger peut soulever une difficulté ou demander un effort au lecteur non germanophone. En effet, le traducteur a pu oublier de préciser que « secret », en allemand, se dit « Geheim », et que ce secret contient le « Heim », c’est-à-dire la maison, le foyer, le lieu où l’on se repose, l’endroit où l’on est en sécurité – un havre. Ainsi, en qualifiant la forêt de « secrète », Jünger nous invite à jouer de la polysémie du qualificatif, et à méditer sur le rôle dévolu à la forêt dans l’éducation et la formation, la maturation et l’enracinement de la jeunesse européenne. Je ne crois pas trahir la pensée de Dominique Venner en empruntant ce Pirschweg.
Enfonçons-nous donc en forêt, le sac sur le dos, le couteau ou la dague à la ceinture, et, s’il on est chasseur, peut-être la carabine à l’épaule, fuyant les hordes de bandar-logs des cités mortes et des salles de rédaction, cherchant l’ombre des hautes futaies ou bien l’abri des halliers touffus. Une fuite ? Non, une délivrance, et un retour aux sources – ou à la Source. Éloignons-nous de la lisière, où les poursuivants se massent, pénétrons plus avant, d’un pas rapide dans la grande allée forestière, puis plus lent, à mesure que les bruits de la civilisation technicienne s’estompent dans le lointain. Peu à peu, le pas se met à l’unisson de la vie forestière, la marche se fait plus souple, l’œil attentif à éviter les branches mortes, les feuilles séchées, et la pierre qui roule. Enfin, elle apparaît, ou plus exactement, elle se dévoile à l’initié : une discrète coulée laissée par un animal casanier, chevreuil ou renard, qui offre au Waldgänger le sentier vers le couvert plus dense où il établira son refuge. Refuge, c’est aussi l’un des premiers mots qui vient à l’esprit, lorsque nous évoquons le rôle que doit jouer la forêt pour notre avenir et notre jeunesse. Refuge et ressourcement pour le corps, d’abord : retrouver l’usage de ses sens, toucher, sentir, écouter, regarder, se débarrasser des scories de la vie citadine, se faire attentif à la vie des bois. Et percevoir déjà avec douleur, à tout le moins avec regret, que l’on y reste un intrus.
C’est ici qu’apparait la deuxième fonction de la forêt : éducatrice. À son contact assidu, la nécessité se fait jour d’en apprendre davantage sur elle. D’abord le territoire, sa topographie et ses limites. En connaître la faune et la flore, savoir nommer arbres et animaux. Voir les saisons rythmer la vie de la forêt, rut ou brame, mues et frayoirs. Repérer les traces parfois anciennes d’occupations humaines : anciens ermitages, vestiges de huttes de charbonniers, ou encore vieux hêtres à la pousse improbable, résultat d’un prélèvement régulier de bois de chauffage sans abattage. Comprendre comment conformer les activités humaines au rythme de la forêt et de ses habitants légitimes. Evidemment, le chasseur accordera une attention particulière au gibier. Il apprendra à reconnaître les signes : laissées déposées par un renard sur un tronc d’arbre mort, pied du chevreuil que l’on a manqué de surprendre et qui a freiné sa course brutalement avant de disparaître dans un taillis, aboiements du même, irascible créature. Il repèrera les coulées, les remises. Il apprendra les facéties du vent jouant avec le relief. Il écoutera vivre la forêt, sera attentif aux cris du geai – et saura, sans l’avoir aperçu, si le loup chasse sur le même territoire.
Plaçons-nous donc sous la figure symbolique du loup, par laquelle la forêt laisse apparaître une troisième fonction, qui vient prolonger et rehausser la précédente. La forêt est périlleuse, et par-là, elle est un lieu de l’initiation. Sans danger et sans épreuves, nous sommes condamnés à l’insignifiance. La cabane de Hunding se cache au milieu de la forêt, mais elle est elle-même une forêt, refuge et piège. Ce danger, il peut prendre, même dans nos belles forêts d’Europe, une certaine densité. Le raider, qui, par une nuit d’encre, sent sous ses pieds le sol devenir boueux, et dans l’instant entend, très proche, trop proche, le grognement furieux du solitaire qu’il a dérangé, mais aussi le chasseur quittant la chaise d’affut à la nuit et qui, en posant le pied au sol, entend distinctement un animal respirer derrière lui avant de distinguer la forme d’un chien, à vrai dire un peu trop grand, ou bien encore, en une scène qui ravirait un écologiste de l’asphalte, un chasseur des Carpathes et son guide, réveillés, après une nuit à la belle étoile, par un ourson fouillant leurs sacs, curieux et avide. Évidemment, tous n’iront pas à la grange d’équarrissage de Köppels-Bleek, comme le narrateur des Falaises de Marbre et frère Othon dans leur quête du sylvain rouge, à leur très grand effroi.
Précisément arrivés à ce point, observons que la forêt est aussi par excellence le lieu de la Quête et de la chasse. Quête de biens matériels, cela commencera très prosaïquement avec champignons, trophées et venaison, mais aussi et surtout quête de biens spirituels. Le premier de ces biens qui vient à l’esprit, c’est la libération. Libération des chaînes de la vie moderne, de l’iPhone et de l’internet. Libération d’un confort souvent avilissant, d’une sécurité d’esclave. Vient ensuite – même s’il n’est pas second en valeur – le ré-enracinement. Renouer le fil de la tradition, retrouver les gestes et peut-être certains comportements de nos ancêtres depuis les chasseurs-cueilleurs du néolithique, arpenter des forêts et des bois où ils ont eux-mêmes glané, chassé ou braconné. Le troisième bien, il consiste en l’approfondissement de la connaissance de soi-même, par la solitude, d’abord – c’est l’expérience des ermites et des proscrits – mais aussi par le dévoilement de la part de sauvagerie qui subsiste en chacun de nous. À ceux qui ne l’ont pas encore vécu, il faut recommander de répondre à l’appel de la Déesse Vierge, et de gagner la forêt en septembre, lorsque son roi fait retentir le brâme, menaçant les jeunes cerfs impatients, appelant ses rivaux au combat. Vous entendrez répondre à cet appel grave et puissant les voix hautes et apeurés des uns et celles plus profondes et arrogantes des autres, toutes mêmement agressives. La sève qui coule et bouillonne alors dans leurs veines gonfle leur cœur et les remplit de rage. Le plus hardi des rivaux s’avance. Bientôt retentit le choc des bois, ramure contre ramure. Une fois, deux fois, trois fois les deux grands animaux croisent le fer, sans égard pour les balafres, les coups d’estoc, les blessures, parfois la mort. La vie commande, impérieuse. Je vous souhaite de ressentir physiquement cette force brutale, cette expression pure de la sauvagerie. Vous en sortirez éprouvés, remués jusqu’aux tréfonds de l’âme par cette expérience où la Nature se révèle, sans voile, dans sa violence et sa beauté. Une violence ordonnée, notez-le bien, puisqu’elle préside à la perpétuation de l’espèce, selon sa nature. Je vous souhaite de percevoir la grâce de l’instant, et sa valeur d’éternité. Alors vous saurez. Vous saurez si la flamme primitive en vous a subsisté, si la fièvre de la chasse vous gagne, si vous souhaitez ardemment prendre part à la quête, retrouver votre place dans la chaîne de prédation et le cycle de la nature.
Grâce, âme, éternité : ce vocabulaire religieux n’est pas le fruit du hasard. La forêt est en effet, et c’est sa quatrième fonction, un lieu de religion, de contemplation et de méditation. Religion, nous l’avons vu, en ce qu’elle nous relie à nos ancêtres, qui ont pu s’y recueillir, s’y réfugier – proche de nous, citons la forêt de Grasla, qui abrita femmes, enfants et vieillards, mais aussi l’armée de Charette pendant les guerres de Vendée. Religion encore, par les célébrations et liturgies de la chasse, les honneurs rendus au gibier, les sonneries et la dernière brisée. En rendant les honneurs au gibier, nous renouons les liens de la tradition, affermissant nos âmes et poussant nos racines dans le sol de la forêt européenne. Nul effort à faire, en ces lieux magiques, en ces instants éternels, pour rendre en pensée, aux pierres dressées, aux fontaines et aux aïeuls d’entre les arbres leurs gardiens d’autrefois, génies, nymphes, elfes sylvains. Le soleil à son zénith nous fait lever les yeux, caresser du regard le tronc argenté des hêtres, chercher les rayons dorés tamisés de vert tendre. Et par-delà la canopée, nous invite à nous élever, à admirer et à rendre grâce.
Ainsi la forêt est-elle par excellence le sanctuaire du Rebelle. Écoutons encore en ce jour anniversaire ce qu’Ernst Jünger nous dit des peurs de l’homme :
« La crainte humaine, en tous les temps, sous tous les cieux, en chaque cœur, n’est jamais qu’une seule et même crainte : la peur du néant, les épouvantes de la mort. Nous l’entendons déjà de la bouche de Gilgamesh ; nous l’entendons dans le psaume 90, et nous en sommes demeurés là jusqu’à l’heure actuelle.
La victoire sur la crainte de la mort est donc en même temps, le triomphe sur toute autre terreur ; elles toutes n’ont de sens que par rapport à cette question première. Aussi le recours aux forêts est-il, avant tout, marche vers la mort. Elle mène tout près d’elle – et, s’il le faut, à travers elle. La forêt, asile de la vie, dévoile ses richesses surréelles quand l’homme a réussi à passer la ligne. Elle tient en elle tout le surcroît du monde. »
François Veaunes