Un lexique des symboles politiques, de Karlheinz Weißmann
Sanglier, croix de Lorraine, fleur de lys, poing levé… Ces motifs, qui n’ont en soi à peu près rien à voir les uns avec les autres, sont pourtant tous des symboles politiques. Raison pour laquelle on les retrouve tous dans le lexique des symboles politiques (Lexikon politischer Symbole) de l’historien allemand Karlheinz Weißmann, paru fin 2022 aux éditions Junge Freiheit.
Ce fort volume, richement illustré, n’est pas un tir d’essai. Bien au contraire, il est le résultat de plusieurs décennies de recherches, amorcées dès la thèse de l’auteur, poursuivies dans des publications ponctuelles et appuyées sur une très riche collection personnelle d’objets, de photographies et d’affiches. Mais bien plus qu’un dictionnaire égrainant les curiosités et les grands motifs iconographiques, l’ouvrage, introduit par un essai d’une cinquantaine de pages, propose une interprétation anthropologique du symbole et de sa place dans l’inscription de l’individu dans un collectif.
Ce qui saute aux yeux dès l’abord, c’est la grande variété des symboles, et ce à plusieurs titres. Un geste, une caractéristique physique (pilosité, cicatrices, tatouages, etc.), un vêtement, un drapeau ou un graffiti peuvent être autant de formes, ou de types de symboles. Par ailleurs, dès lors que le symbole consiste en une représentation concrète applicable à différents supports, les motifs sont innombrables : des couleurs, des lettres, des animaux, des objets, des formes géométriques…
De fait, le symbole doit être considéré ici comme la cellule matricielle du langage, qui n’en est qu’une forme infiniment plus complexe et différenciée. À ce titre, aucun symbole, bien entendu, ne comporte en soi une signification, politique ou non. Sa valeur relève donc de l’histoire. Et pourtant, dans un contexte culturel donné, sa charge peut acquérir un caractère de pseudo-automatisme. Le symbole, en tant que phénomène visuel schématisé et stylisé, participe en cela au principe de délestage grâce auquel l’homme simplifie son rapport au monde qui l’entoure et le rend immédiatement compréhensible.
Ces considérations, loin d’être secondaires, permettent de saisir les symboles dans la structure même et éclairent prodigieusement le rôle qu’ils ont joué et qu’ils jouent encore dans l’expression politique. On voit ainsi, à l’exemple de la croix gammée, comment le svastika, probablement représenté dès le néolithique, et identifié dans de nombreux contextes culturels anciens, est devenu, du fait de son utilisation sous le IIIe Reich, un symbole à la charge émotionnelle révulsive comparable à aucun autre. Ce qui en fait à la fois un important repère normatif pour l’expression publique et un objet de provocation privilégié ; une signification relativement nouvelle, mais qui réclame un réel effort réflexif pour être dissocié des représentations antérieures.
On entrevoit déjà à quel point le rapport au symbole est constitutif de la façon spécifiquement humaine d’exister. « La définition de l’être humain comme animal symbolicum ne dépend pas nécessairement, mais factuellement de sa définition comme animal social. Aussi loin que nous vivons au sein de réseaux humains, les symboles servent à leur organisation, leur discipline et leur mobilisation. » (p.11) L’auteur remarque ainsi que les premiers systèmes symboliques stables se sont tout naturellement ancrés dans le fait religieux, dans le fait guerrier et dans le fait politique. Il remarque également qu’au stade symbolique, la distinction entre ces domaines est bien souvent périlleuse. De fait, elle ne se manifeste bien souvent que dans l’application d’un symbole dans un contexte concret.
La force propre du symbole appliqué au domaine politique, plus encore que de la devise ou du slogan (ses équivalents dans le langage), s’ancre dans la structure cognitive. On voit ainsi s’appliquer dans le champ politique l’effacement de la frontière entre le symbole et la chose symbolisée, une relation qui s’est probablement d’abord manifesté dans le totémisme des cultures premières. La valeur de l’objet-symbole se confond ainsi avec la valeur de la chose représentée, et sa dégradation peut être perçue comme bien plus sérieuse qu’une violence physique en tant que telle. Karlheinz Weißmann rappelle ici l’importance cruciale sous la Rome antique de l’insigne des légions, dont la perte représentait une humiliation pour l’Imperium tout entier, et souligne la correspondance avec la figure du soldat qui préfère tomber pour son drapeau, plutôt que de l’abandonner à l’ennemi. Enveloppé dans ce morceau de tissus, comme s’il tenait embrassée la nation tout entière, cette scène confère son point d’orgue à la trame symbolique qui innerve le phénomène de la guerre moderne dans son ensemble.
Chacune des notices (il y en a près de deux cents) entreprend ainsi la généalogie d’un symbole, son emploi dans le domaine politique, mettant en lumière les grandes continuités, mais aussi les réorientations fondamentales. Elles peuvent être lues comme autant d’illustrations d’une théorie générale des symboles. On peut ainsi voir comment la croix de Bourgogne, comme emblème d’allégeance féodale et d’identification à la bataille de Nancy, en 1477, s’est retrouvé, en 1942, sur le drapeau de la division SS Wallonie sur le front de Russie, comme symbole d’un engagement idéologique paroxystique. Ou comment l’arc-en-ciel, motif tiré de l’imagerie chrétienne, après avoir été utilisé dès le début du XXe siècle en tant que symbole de paix, a été remobilisé dans les années soixante-dix comme expression des revendications homosexuelles ; une réinterprétation devenue aujourd’hui dominante, et qui donne lieu à un véritable conflit de symboles.
Weißmann a livré, avec ce lexique, un apport considérable non seulement à l’histoire des symboles, mais également à la compréhension de l’expression politique dans son ensemble. Un travail qui, dans cette envergure, est sans équivalent en langue française, et dont une traduction serait plus que souhaitable.
Walter Aubrig
Karlheinz Weißmann, Lexikon politischer Symbole, Berlin, Junge Freiheit, 2022, 628 p.