L’Obsolescence des ruines, essai sur l’architecture contemporaine
Une tendance à la destruction, dans l’époque actuelle, se fait grandissante dans la production urbaine et architecturale.
En s’inscrivant dans la lignée de nombreux intellectuels, Bégout considère comme un échec cette époque contemporaine qui, pourtant pétrie de technique, s’avère incapable de construire pour durer.
Spécialiste d’Edmund Husserl, Bruce Bégout, maître de conférences à l’université Bordeaux III, publie un essai remarquable sur l’architecture contemporaine selon une approche phénoménologique et s’intéresse au concept de la ruine. Le constat de l’auteur est le suivant : en Occident, un bâtiment construit à notre époque a une durée de vie moyenne de vingt-cinq années. Nous, êtres humains, vivons bien davantage. Bégout observe que la disparition des ruines se fait toujours plus immédiate, et cette accélération de la disparition engendre de ce fait un problème de la mémoire, du rappel au passé civilisationnel dorénavant rompu. À vivre non plus dans un monde de ruines, mais dans un monde de décombres, l’homme se trouve dans un présent omniprésent. Des considérations temporelles qui relèvent du présentisme, concept notamment développé par l’historien François Hartog dans Régimes d’historicité (2003). À rompre avec le passé et le futur, nous serions en train de vivre la fin de la sédimentation d’une civilisation en cours d’écriture. Comme le dit Bégout, l’absence de ruines, c’est « l’objet du siècle ». Il importe donc d’étudier ce phénomène, qui a connu une mutation soudaine il y a quelques décennies, et qui est en passe de modifier le cours des choses à travers le monde.
Le livre s’ouvre sur trente citations aussi bien prises à Michel Houellebecq qu’à Alexis de Tocqueville, Zygmunt Bauman, Claude Lévi-Strauss, ou encore Günther Anders. La liste pourrait s’étendre sans fin et aboutirait nécessairement à cette observation élémentaire : en matière d’architecture, la première règle édictée par Vitruve, à savoir la solidité (firmitas), est bafouée. Une tendance à la destruction, dans l’époque actuelle, se fait grandissante dans la production urbaine et architecturale. L’auteur définit l’architecture comme une « production artificielle qui résiste à l’effondrement, qui le retarde et le détourne, en opposant à la pesanteur toute puissante l’effort de persister ». L’architecture entretient cependant un rapport paradoxal à la notion de ruine, car cette dernière signifie « la défaite de la constance face au temps corrosif et, sous la même condition, la résistance à cette destruction dans le temps ». C’est là une conception antique de la ruine qui « doit à tout le moins durer ». La ruine incarne l’image de ce qui passe (memento mori) et de ce qui ne passe pas (la longue mémoire). Dans les temps anciens, la ruine renvoyait nécessairement à la mort du bâtiment, et faisait écho à la mortalité de l’homme. La ruine est signe du futur : « elle contient toujours en quelque sorte un avertissement. Ce qui lui arrive arrivera à ceux qui la contemplent et surtout au monde auquel ils appartiennent. » Toutes les choses coulent (panta rhei) disait Héraclite, mais certaines demeurent, et leur conservation relèvent pour les hommes de la plus haute importance. Car, ainsi que le déclare Rebecca Solnit dans Storming the Gates of Paradise (2007), « effacer les ruines, c’est effacer les éléments déclencheurs, visibles par tous dans l’espace public, de la mémoire ; une ville sans ruines et vestiges du passé est comme un esprit sans souvenirs ».
Si les anciens bâtiments ont une dégradation lente et progressive, qui est un facteur esthétique, les ruines modernes (gares, grands magasins, usines) sont des lieux tout autant « admirés en raison de leur résistance à cette destruction » inhérente à notre époque. Chez l’individu, l’impression se fait cependant plus forte qu’à la vue de la ruine ancienne, car la moderne rappelle à un même lieu de vie, à un cercle familier des usages et des habitudes que ceux que nous connaissons. En arpentant de tels lieux fantomatiques, les sensations sont davantage marquées : « Dans les friches modernes, écrit Bégout, l’individu perçoit l’inquiétante étrangeté du familier, le devenir-autre du même. » Si la ruine antique est merveilleuse, la ruine moderne, elle, est fantastique. La ruine devient ruine dès lors qu’elle n’est plus, en tant que bâtiment, fonctionnelle, car le bâtiment est un instrument. Quand et tant qu’il fonctionne, l’instrument disparaît derrière l’action pratique. Pour résumer ces considérations heideggériennes tirées d’Être et Temps, « la défaillance rend explicite l’implicite ». Dans le monde tendant à l’uniformisation des lieux fonctionnels que nous connaissons, la ruine exhibe ainsi une richesse sensible, dont ne sont plus capables les édifices bien portants.
Avec l’architecture d’aujourd’hui, le bâtiment change de nature. Il apparaît à l’homme contemporain que le bâtiment neuf ne saurait montrer des signes de délabrement, là où cela est permis au bâtiment ancien. Les constructions nouvelles sont souvent confrontées au problème de la rénovation alors que les bâtiments sont à peine sortis de terre. Ces édifices, qui échappent dès lors à leur authenticité de départ en ce qu’ils sont déjà retouchés, nous paraissent moins authentiques que des édifices anciens, qui ont vécu, et qui sont pourtant réparés à maint endroit. Se dresse alors un problème essentiel que Bégout énonce de la manière suivante : « Si ce qui est construit est déjà ruiné, cela signifie qu’il n’y aura bientôt plus de ruines, mais seulement des débris, un simple tas de pierres informé incapable de faire sentir au spectateur la valeur d’ancienneté. » Le processus moderne de dégradation est de facto introduit dans la création elle-même. Du marbre nous passons à la pierre, de la pierre au béton, du béton au contreplaqué, du contreplaqué au papier mâché et du papier mâché au vide.
La ruine moderne, c’est aussi la ruine de la modernité. En s’inscrivant dans la lignée d’Hannah Arendt (La Condition de l’homme moderne), de Z. Bauman (La Vie liquide), de G. Anders (L’Obsolescence de l’homme) et de tant d’autres intellectuels, Bégout considère comme un échec cette époque contemporaine qui, pourtant pétrie de technique, s’avère incapable de construire pour durer. Comme le dit Bégout, « il y a des ruines subies et des ruines voulues ». Au vu de ce constat, l’auteur entame une réflexion dans la deuxième partie de son ouvrage sur les diverses manières de s’approprier culturellement ce passage de la construction aux décombres. L’aventure est en vérité une impasse : le sujet humain ne peut se rattacher au réel s’il est dépourvu de repères temporels, incarnés par la ruine. Bégout se pose la question de savoir si nous arriverions un jour à vivre dans cette forme de transformation permanente. La réponse est négative : toute construction s’inscrit dans le néant dès lors qu’elle ne répond plus à des critères anthropologiques et civilisationnels. Il demeure un autre problème, qui n’est pas soulevé par Bégout : celui des pénuries d’énergie et des bouleversements climatiques. Quel sera l’environnement de l’homme de demain dans ce monde du tout jetable ? Il est possible qu’il essaye d’y survivre, mais au prix du sacrifice de son identité, de sa mémoire, de la civilisation dans laquelle il s’inscrit. Autrement dit, en retranchant une part considérable de son être au profit d’un étant réduit à peau de chagrin. Si « tout ce qui existe est digne de périr », comme le disait Goethe, qu’en est-il de ce qui est en perpétuelle tension entre être et non-être ?
Armand Berger
Bruce Bégout, L’Obsolescence des ruines. Essai philosophique sur les gravats, Paris, Éditions Inculte (Essai), 2022, 352 p.