Paléogénétique des Indo-Européens : l’éditorial d’Alain de Benoist dans Nouvelle Ecole
Editorial du n°68 de la revue Nouvelle Ecole : Paléogénétique des Indo-Européens, par Alain de Benoist.
La découverte, à partir du XVIIIe siècle, de la parenté de la quasi-totalité des langues européennes (seules faisant exception, le basque, le finnois, le hongrois et certains parlers caucasiens), auxquelles il faut encore ajouter certaines langues de l’Asie centrale et d’une partie du Proche-Orient, a constitué un tournant décisif de l’histoire de la linguistique. Pour les désigner, on parle de langues indo-européennes, famille distincte des familles finno-ougrienne, kartvélienne, caucasique, altaïque, sémitique, etc. Depuis deux siècles, la recherche a permis d’établir que leur parenté ne se limite pas au vocabulaire de base, mais aussi à la syntaxe, aux structures grammaticales, aux racines et au mode de formation des mots. Elle a aussi montré que les langues indo-européennes dérivent les unes des autres de manière « arborescente », en sorte qu’il est possible, par la reconstitution linguistique, de restituer les traits essentiels de la langue-mère originelle d’où elles sont issues, l’indo-européen commun, lui-même précédé d’un stade antérieur, le pré-indo-européen (PIE), apparu dès la fin du mésolithique.
Toute langue supposant des locuteurs, la question s’est posée du même coup d’identifier la ou les populations qui ont parlé et développé l’indo-européen commun, d’identifier aussi la culture matérielle qui était la leur et de situer son emplacement sur la carte. De l’indo-européen, on est ainsi passé aux Indo-Européens. C’est l’irritante question du foyer d’origine qui, dans le passé, a donné lieux aux hypothèses et aux supputations les plus diverses.
Jusqu’à une période toute récente, on ne disposait pour étudier les Indo-Européens que de moyens relativement limités. La discipline essentielle était (et demeure) bien sûr la linguistique. L’archéologie a aussi joué un rôle, mais avec cette limitation évidente qu’elle ne s’intéresse qu’aux cultures matérielles (d’où les fréquentes tensions opposant les linguistes et les archéologues). S’y ajoutent enfin les nombreux travaux, tels ceux de Georges Dumézil et de bien d’autres chercheurs, qui portent sur l’étude comparée des religions indo-européennes, des mythes, des épopées, des formulaires poétiques, etc., travaux dont on ne saurait sous-estimer l’importance puisqu’ils ont permis de mettre au jour les contours d’une véritable mentalité indo-européenne (religion cosmique, idéologie des trois fonctions).
Or, depuis quelques décennies seulement, on dispose d’un nouveau moyen d’aborder la question. La mise au point de techniques de laboratoire, notamment le séquençage de l’ADN, qui permet de cerner de façon de plus en plus fine la structure du génome des populations, a ouvert des perspectives décisives permettant d’identifier les porteurs de l’indo-européen commun et de restituer l’histoire de leurs migrations. A l’étranger, ces travaux se multiplient à l’heure actuelle d’une façon impressionnante. Ils restent néanmoins mal connus en France, où les études indo-européennes ont trop souvent été obscurcies par des préjugés politiques et des polémiques inutiles. Ce sont eux que présente le dossier central de ce numéro.
Ces derniers acquis achèvent de démentir la thèse d’un foyer commun situé en Anatolie, soutenue récemment par Colin Renfrew et quelques autres, qui identifiait les Indo-Européens d’origine aux premiers agriculteurs venus d’Asie mineure, malgré les objections que lui avaient déjà adressées les linguistes, ainsi d’ailleurs que les thèses « transcaucasienne » (Gamkrelidze-Ivanov) ou « balkanique » (Diakonoff). Elle apporte en revanche un éclatante confirmation à la thèse dite des « kourganes », en référence aux travaux de Marija Gimbutas et de ses successeurs, qui plaçait l’origine des Indo-Européens dans les steppes pontiques situées entre le Dniepr et la Volga. La tradition des kourganes, bien représentée par les cultures de Yamnaya ou de Maïkop, se caractérise notamment par des sépultures individuelles sous tumulus, l’importance centrale du cheval, l’usage du chariot, une économie de type pastoral, une société patriarcale et guerrière. C’est cette culture, dont la phase I débute au Ve millénaire av. notre ère, qui est à l’origine, à partir de la seconde partie du IVe millénaire, de l’indo-européanisation progressive du continent européen, où le mouvement a ensuite été prolongé par les porteurs de la Céramique cordée, puis des « vases campaniformes ».
Ces découvertes décisives sont encore loin, bien entendu, d’épuiser les questions qui se posent. On peut se demander, par exemple, si la culture des kourganes correspond au foyer indo-européen originel ou seulement au dernier foyer commun, auquel cas il faudrait encore remonter plus haut pour identifier les conditions de formation du PIE. L’indo-européanisation de l’Europe du Nord et de l’Ouest dérive-t-elle directement de la culture de Yamnaya relayée par la Céramique cordée, ou celle-ci provient-elle d’une souche qui se serait développée plus au nord à partir du PIE (hypothèse de Leo S. Klejn) ? Toutes les langues indo-européennes dérivent-elles de l’indo-européen commun ou certaines d’entre elles, comme les langues anatoliennes (hittite, louvite, palaïte, lycien), se sont-elle détachées du tronc commun à un stade pré-indo-européen antérieur ?
Une chose est sûre : l’Europe ancienne s’est développée à partir de trois composantes majeures : les chasseurs-cueilleurs du paléolithique, les agriculteurs du néolithique et les populations indo-européennes. Sur ces dernières, dont nous parlons les langues encore aujourd’hui, et dont nous portons les gènes, on en sait désormais beaucoup plus grâce à la paléogénétique.
Alain de Benoist
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