Le « Nœud gordien » : symbole de l’opposition entre l’Asie et l’Europe selon Jünger
« À qui saurait défaire le nœud gordien, une vielle prophétie promettait l’empire du monde. Comment faut-il interpréter le coup d’épée dont Alexandre trancha le nœud ? Cet acte a quelque chose de fort et de convaincant ; il semble contenir plus qu’une réponse paradoxale à un oracle et au collège de ses prêtres. Il symbolise toutes les grandes rencontres entre l’Europe et l’Asie. Le nœud renferme en lui la contrainte fatale, l’obscure implication des énigmes, l’impuissance de l’homme devant l’oracle. »
Dans cet ouvrage paru en 1953, Jünger se penche sur les rapports historiques entre l’Est et l’Ouest, entre l’Asie et l’Europe. À travers ces rapports, se cristallise une réflexion existentielle pour l’homme.
Jünger prend pour objet de sa réflexion cette célèbre anecdote mettant en scène Alexandre le Grand qui trancha dans la ville de Gordion, en Asie Mineure, un nœud réputé impossible à défaire du char de Gordios, roi de Phrygie. Selon la légende, quiconque serait capable de le dénouer serait appelé à régner sur toute l’Asie. L’auteur cherche à rendre compte des relations entre l’Orient et l’Occident, considérées comme un thème historique fondamental, avec les contacts qui ont eu lieu entre l’Europe et l’Asie, depuis les guerres persiques jusqu’à nos jours.
Le nœud gordien représenterait le problème qui se manifeste à chaque rencontre entre l’Asie et l’Europe, lorsque la domination sur le monde est en question. Ainsi, c’est un thème qui garde encore aujourd’hui une actualité certaine, on pourrait même dire, avec tout ce qui est arrivé entre l’Est et l’Ouest, que Le nœud gordien d’Ernst Jünger revêt un caractère prophétique.
L’Asie serait le symbole d’une existence soumise aux forces élémentaires ou divines, destin d’un monde caractérisé par une absence de limites, d’une société politique essentiellement despotique et arbitraire. De l’autre côté, l’Europe représenterait au contraire, avec l’épée d’Alexandre, l’élément lumineux, le pouvoir spirituel, et serait le symbole d’un monde qui reconnaîtrait la liberté, la loi, le respect de l’homme, une grandeur qui ne peut se réduire au seul pouvoir.
Jünger précise le sens de son titre dans les notes en fin de l’ouvrage : le « nœud gordien » doit être compris comme une question posée par le destin ; il se renoue sans cesse, de même que la question ne cesse jamais de se poser. Le glaive d’Alexandre fait se lever une lumière nouvelle, la « lumière de la pensée », mais en un sens supérieur, solaire du mot : le doute, le pouvoir de l’esprit. Peu importe que ce soit un glaive ; les mythes sont pleins d’images, en lesquelles se transpose la rencontre primitive de la substance et de l’esprit. Les armes des grands dompteurs, l’arc d’Héraclès, le bouclier de Persée, l’épée de Sigurd sont des symboles de lumière. Ils reflètent la symétrie bilatérale de l’esprit, tandis que dans les nœuds de vipères, les labyrinthes, les replis des serpents, c’est la symétrie du système végétatif qui transparaît.
En étudiant plus en profondeur le texte, on remarque que Jünger y apporte une signification plus métaphysique, plus spirituelle. En effet, il fait référence à des qualités mythiques ne correspondant pas totalement à des entités géographiques ou historiques : c’est d’abord l’esprit de l’Orient, de l’Asie et celui de l’Occident, de l’Europe.
Jünger explique que ce conflit entre l’Orient et l’Occident a lieu en chacun de nous. Ce sont deux possibilités que tout homme de n’importe quelle époque porte en lui-même.
Dans une autre partie de l’essai, Jünger avoue combien « nous sommes troublés dans nos cœurs quand la puissance, qu’elle soit celle du despote ou du demos, quand l’argent, le génie ou les pouvoirs élémentaires sont à eux-mêmes leur propre loi. » Dans ces moments, « il faut que l’âme se tienne en bride. »
Au fond, dans la réponse que Jünger donne au mythe d’Alexandre tranchant le nœud gordien se trouve dessinée la signification de l’européanité, opposée à ce qu’est l’Orient ou l’Asie, comme l’explique Dominique Venner :
« Le glaive qui frappe ainsi est spirituel ; il est instrument d’une décision libre, discriminatoire, mais aussi d’un pouvoir souverain. Le nœud renferme en lui la contrainte fatale, l’obscure implication des énigmes, l’impuissance de l’homme devant l’oracle. Si nous le contemplons d’un peu plus près, nous y voyons reluire les anneaux du serpent. Une fois de plus, le serpent est vaincu, cette incarnation de Gaïa et de sa puissance chthonienne. (…) La mise à mort du serpent est en Occident le premier acte du prince véritable, c’est-à-dire mythique. C’est par elle qu’Héraclès atteste dès le berceau de sa souveraineté. »
Plusieurs notions et figures sont développées dans cet ouvrage si poétique d’Ernst Jünger. De la notion de liberté apparaissant toujours comme l’essence de l’antinomie entre l’Est et l’Ouest, de la liberté spirituelle (libre-arbitre) à la liberté politique (refus de l’arbitraire, du despotisme), en passant par la guerre, autre espace d’opposition entre Orient et Occident.
Par son approche de figures comme celle d’Ulysse, l’un des types de l’Occidental face au type Oriental comme Sinbad le Marin ou encore la religion, l’histoire et bien d’autres thèmes fondateurs, Le Nœud gordien peut être considéré comme un livre majeur. Dominique Venner le considérait comme la quintessence de l’œuvre jüngérienne.
Michaël de Carvalho – Promotion Léonard de Vinci
Ernst Jünger, Le nœud gordien, trad. Henri Plard, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005