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Les Aphorismes d’Ernst Jünger, fragments d’une révolution intérieure

Traduit de l’allemand par Henri Thomas, et paru en 1995 aux discrètes éditions La Délirante, pour le centième anniversaire de l’auteur, Aphorismes est peut-être avant toute chose un très bel objet de collection.

Les Aphorismes d’Ernst Jünger, fragments d’une révolution intérieure

2020 aura été pour nous, parmi mille autres choses, une année très jüngerienne.
Avec le numéro vingt-sept des « Idées à l’endroit » sur TV Libertés lui ayant été consacré, la parution inédite de La Figure du Travailleur chez Ernst Jünger de Julius Evola1, la publication de sa correspondance avec Carl Schmitt2, le colloque à venir organisé par Éléments3, la parution prochaine du livre d’Alain de Benoist4… on en oublie mais l’homme aux quatorze blessures est bien présent, parmi nous. L’occasion de découvrir ou de relire certains morceaux d’une œuvre foisonnante, singulièrement multiple.

D’un Jünger l’autre, Blätter und Steine

On a coutume de lire plusieurs moments dans l’œuvre d’Ernst Jünger, distinguant a minima une période de « jeunesse » et une période de « maturité ». Attaché à la cohérence de son œuvre et exhortant ses lecteurs à comprendre sa « carrière d’écrivain comme un tout, où l’on peut sans doute distinguer des époques mais non des contradictions » (« Première lettre à mes amis », 15 juillet 1946) ; lui-même identifiait pour son œuvre un « ancien et un nouveau testament ».

Jünger, c’est d’abord le héros de Quatorze, décoré de la croix pour le Mérite, soldat-total à la plume métallique, auteur entre autres des Orages d’acier (1920), du Lieutenant Sturm (1923) ou de La guerre comme expérience intérieure (1921).

Ayant assisté au formidable déploiement de la technique dans les tranchées, Jünger théorise Le travailleur et apporte un socle métaphysique théorisé aux Orages et récits de guerre en érigeant le travailleur, la main et l’outil, comme éléments de l’unité principielle de l’existence.

Jünger, on le sait, va dépasser cette conception techniciste, moderniste, totalisante, pour lui préférer des voies contemplatrices, allégoriques, celle du symbolisme des Falaises de marbre (1939) par exemple. Elle est à venir, mais la liberté de plume du Traité du rebelle ou le recours aux forêts (1951) est en germe.

Les récits de guerre vont progressivement laisser place au reste de la création jüngerienne et, si une division en deux concernant une production si vaste n’a que peu de sens, n’en demeure pas moins vrai qu’au milieu des années trente, Jünger va opérer sa propre révolution intérieure et dépasser sa « période nationaliste » (on sait la relation pour le moins conflictuelle qu’il entretiendra avec le IIIe Reich). C’est une mutation très notable dans un ouvrage relativement peu connu : Feuilles et Pierres (Blätter und Steine,1934).

Rassemblant plusieurs textes dissemblables, fragmentés, hétérodoxes ; c’est un point de bascule dans son œuvre. Jünger laisse filer des pensées brèves, des notes, mais explicite aussi certains regrets et signale quelques raisons à une entreprise d’autocensure…

Les Aphorismes

Traduit de l’allemand par Henri Thomas, et paru en 1995 aux discrètes éditions La Délirante, pour le centième anniversaire de l’auteur, Aphorismes est peut-être avant toute chose un très bel objet de collection. C’est un ouvrage minimaliste (pas de quatrième de couverture, pas de pagination, ni pré – ni postface) recueillant cent aphorismes présentés sur un papier épais de qualité.
 On y parcourt avec légèreté un propos puissant et quelques jets particulièrement saisissants. Exemples.

« 77. L’esclavage prend de graves proportions, lorsqu’on lui accorde de ressembler à la liberté », « 21. Le duel affine les mœurs, comme la censure le style », « 47. L’homme, en détruisant la séparation des castes, échange le sort contre la chance »…

La prose est aérienne et Jünger lance des morceaux de sagesse qui laissent déjà voir l’ascète, le chevalier de l’introspection, l’Européen méditatif qu’il est en train de devenir. Il effleure des thèmes philosophiques lourds (la mort, le christianisme, l’Éros, le suicide …) avec l’art que permet l’aphorisme, la mise en branle soudaine et radicale de la pensée : « 10. On reconnaît l’esprit substantiel à ceci, qu’il se passe d’épithètes. La première phrase de la Genèse est sans adjectif ».

Un « petit » ouvrage à posséder. En attendant les prochaines publications jüngeriennes de cette fin d’année.

Clément d’Augis

Ernst Jünger, Aphorismes, traduit de l’allemand par Henri Thomas. Editions La Délirante, 1995

Notes

  1. La Nouvelle Librairie, 17 septembre 2020
  2. Ernst Jünger – Carl Schmitt (correspondance 1930-1983), Éditions Krisis – Pierre Guillaume de Roux, 7 octobre 2020
  3. « Jünger-Schmitt, une passion française ! », reporté au 10/12/20 à 18h sur TV Libertés
  4. Alain de Benoist, Ernst Jünger : entre les dieux et les titans, Via Romana, novembre 2020