Le style et la tenue
Postface d’Alain de Benoist à l’ouvrage collectif de l’Institut ILIADE Pour un réveil européen, Nature – Excellence - Beauté, (éditions de la Nouvelle Librairie, lancement officiel à l’occasion du colloque annuel de l'ILIADE, le 19 septembre 2020 à Paris).
L’Institut Iliade m’a demandé de reproduire à la fin de ce livre un article que j’avais publié le 14 octobre 1978 dans Le Figaro Magazine sous le titre : « Oui, le style, c’est l’homme ! » Cette expression tire son origine d’un passage du discours à l’Académie française prononcé le 25 août 1753 par le célèbre naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon. Elle se rapportait au style des écrivains : « Le style est l’homme même. » Buffon voulait dire par là que la façon d’exprimer son dire engage et révèle du même coup toutes les facultés qui sont le propre de l’homme. La forme, si l’on veut, révèle toujours le fond. Ce n’est que par la suite que cette formule a acquis une portée plus générale. Le style est alors devenu plus ou moins équivalent de la tenue : il y a des gens qui ont du style et d’autres qui n’en ont pas.
En relisant les dernières lignes de ce texte publié il y a déjà longtemps, je ne peux évidemment m’empêcher de penser à Dominique Venner qui, comme le préfet Spendius de Montherlant, a lui aussi choisi la mort volontaire. J’y pense d’autant plus que Dominique était l’exemple même de la tenue. Le « testament » de Dominique Venner, son livre posthume, s’appelle Un samouraï d’Occident. Il est difficile d’aborder ce « bréviaire des insoumis » comme on aborde d’autres livres. Quand on y lit cette phrase : « Seule la mort subie n’a pas de sens. Voulue, elle a le sens qu’on lui donne, même quand elle est sans utilité pratique », ou bien encore : « C’est ici et maintenant que se joue notre destin. Et cette seconde ultime a autant d’importance que le reste d’une vie. C’est pourquoi il faut être soi-même jusqu’au dernier instant, surtout au dernier instant. C’est en décidant soi-même, en voulant vraiment son destin que l’on est vainqueur du néant » – en lisant cela, il est difficile de ne pas sentir ses mains trembler.
À la même époque que l’article du Figaro Magazine sur le style, j’avais publié dans la revue Item (juillet 1977), un article repris en 1979 dans Les Idées à l’endroit sous le titre « Vingt-cinq principes de “morale” ». Les guillemets autour du mot « morale » voulaient signifier que je me référais, non à la morale du péché, mais à l’éthique de l’honneur. J’en donnerai ci-dessous une version résumée.
1) Le corps et l’âme sont une seule et même chose.
2) Il ne suffit pas d’être né, il faut encore être « créé ». La création est postérieure à la naissance ; on ne peut être « créé » que par soi-même. C’est ainsi que l’on se donne une âme. Maître Eckhart parle d’« autocréation » (Selbstschöpfung) : « Je fus la cause de moi-même, là où je me voulus moi-même et je ne fus rien d’autre. Je fus ce que je voulus, et ce que je voulus, ce fut moi. » Dans l’Edda (« Havamal », V), image d’Odhinn : lui-même à lui-même sacrifié. Un peuple fonde une culture quand il devient cause de lui-même, qu’il trouve en lui-même seulement (dans sa tradition) la source d’une perpétuelle nouveauté.
3) La vertu n’est pas un moyen se rapportant à quelque fin dernière. Elle est à elle-même sa propre fin – sa propre récompense. La reconquête intérieure ou reconquête de soi : point de départ de toute quête comme de toute conquête. Établir sur soi un empire souverain. Obéir au Maître qui est en nous, à l’instant même où nous commandons à l’Esclave qui est en nous.
4) Être soi-même n’est pas un mot d’ordre suffisant. Il faut encore devenir ce que l’on peut être – se bâtir en fonction de l’idée que l’on se fait de soi. N’être jamais satisfait de soi. Vouloir se changer avant de vouloir changer le monde. Accepter le monde tel qu’il est plutôt que de nous accepter tels que nous sommes. Développer en soi, parmi nos potentialités, celles qui nous font spécifiquement humains ; et parmi celles-ci, celles qui nous font spécifiquement nous-mêmes. Et d’abord cultiver l’énergie intérieure, cette énergie dont « la fourmi peut donner la preuve autant que l’éléphant » (Stendhal) – et qui permet d’être dans l’hiver ce par quoi le printemps revient.
5) Fixer sa propre norme – et s’y tenir. Prendre loi en soi-même. Ne pas céder. Ne pas plier. Continuer sans raisons de continuer. Être fidèle aux causes trahies, être fidèle pour ceux qui ne l’ont pas été. Être fidèle aussi à ceux qui ne le sont plus. Défendre contre tous et contre soi-même l’idée que l’on se fait des choses et que l’on voudrait pouvoir se faire de soi.
6) Ne prendre « possession » des autres que lorsqu’on a pris « possession » de soi : la contrainte sur soi, condition première du droit à contraindre les autres. L’homme de qualité a d’abord des exigences vis-à-vis de soi, l’homme du commun n’en a que vis-à-vis des autres (Confucius). La puissance doit se fonder sur la supériorité, non la supériorité sur la puissance. Ceux qui dirigent ont le droit de posséder, mais ceux qui possèdent n’ont pas nécessairement le droit de diriger. L’homme de qualité est au-delà des despotismes : il domine les dominateurs par des voies qui lui sont propres. Plus on monte haut, plus on chemine en solitaire : plus on doit compter sur soi. Ceux qui sont en haut sont responsables de ceux qui sont en bas : ils doivent répondre à leurs attentes – dans le cas contraire, toutes les révoltes sont justes. Suivre librement ceux qui nous sont supérieurs : fierté d’avoir trouvé un Maître (Stefan George). La contrepartie de la soumission n’est pas la domination, mais la protection. On a le droit d’obéir et le devoir de (se) commander – non l’inverse. Proclamer le devoir d’avoir des droits – et le beau droit d’avoir des devoirs.
7) Toute existence est tragique, toute affirmation est tragique, toute l’histoire est tragique. Ce qui se passe n’a pas d’autre sens que celui que nous lui donnons. Contrepartie : tout retentit sur tout. Nos gestes les plus infimes ont une conséquence dans les parties les plus reculées de l’univers.
8) Ne pas seulement accepter, mais vouloir ce qui arrive. Vouloir ce qui arrive dès lors que nous n’avons pas pu empêcher que cela advienne. Nulle résignation, mais le maintien de notre liberté propre. Amor fati : le seul moyen d’agir quand on ne peut plus agir. Faire en sorte que ce sur quoi nous ne pouvons rien ne puisse rien non plus sur nous.
9) Au commencement était l’action (Goethe). Les grandes et fortes choses n’ont pas de raison d’être ; c’est pour cela qu’elles doivent être faites. L’action est le plus important, non celui qui l’entreprend ; la mission, non celui qui la remplit. Contre l’individualisme : pour une impersonnalité active. Ce qu’on doit faire ne s’explique pas en termes de motifs. Noblesse se tait.
10) L’honneur : ne jamais faillir aux normes qu’on s’est fixées. L’image que l’on se fait de soi devient vraie dès l’instant qu’on s’y conforme de façon durable. Dès lors, que ce soit une « image » ou une « réalité » importe peu ; les deux termes sont confondus. L’idée se fait chair : c’est la véritable incarnation du Logos. Toute promesse engage, aucune circonstance ne délie. Pouvoir être fier de soi : le meilleur moyen de ne pas devoir avoir honte des autres.
11) Le style, c’est l’homme. La liturgie compte plus que le dogme. Le beau n’est jamais mal ; le beau est toujours vrai. Mieux vaut bien faire des choses médiocres que mal faire des choses excellentes. La façon dont on fait les choses vaut plus que les choses elles-mêmes. La façon dont on vit ses idées vaut plus que ces idées. La façon dont on vit vaut plus que ce qu’on vit – et parfois plus que la vie. Plus de simplicité que de manières, on est un rustre ; plus de manières que de simplicité, on est un cuistre ; autant de manières que de simplicité, tel est l’homme de qualité (Confucius).
12) Nietzsche : « Qu’est-ce qui est noble ? Rechercher les situations où l’on a besoin d’altitude. » Abandonner le bonheur et le confort au grand nombre. Chercher à être plus qu’à paraître. Savoir se faire partout des ennemis, au pis aller s’en faire un de soi-même.
13) Faire passer son devoir avant ses passions ; ses passions, avant ses intérêts. Accomplir de « bonnes actions » pour gagner son salut, c’est encore servir ses intérêts. Faire ce qu’on doit, non ce qu’on aime. Mais cela nécessite un apprentissage : l’homme a besoin de règles pour se bâtir parce qu’il est perpétuellement malléable. Le travail comme service, le devoir comme destin.
14) Réaliser et sans cesse refaire l’harmonie vécue des contingences et des principes. Faire en sorte que les actes soient conformes aux paroles. L’homme dont les paroles dépassent les actes n’est pas plus maître de lui que l’homme dont les actes dépassent les paroles. Être sincère n’est pas dire la vérité. C’est adhérer entièrement, sans arrière-pensées, à tout ce que l’on entreprend.
15) Ne pas se repentir, mais tirer des leçons. Tout mettre en œuvre pour ne pas faire de mal. Si l’on en a fait, ne pas chercher à se justifier. Les justifications que l’on se donne sont autant de fuites vis-à-vis de soi. Le repentir ne vise pas à effacer la faute, mais à se donner bonne conscience. Rendre le bien pour le bien, la justice pour le mal.
16) Ne jamais pardonner ; oublier beaucoup. Ne jamais haïr ; mépriser souvent. Il y a de bas sentiments : la haine, la rancune, la susceptibilité, la vanité, l’avarice. La haine qui est le contraire du mépris, la rancune qui est le contraire de l’oubli, la susceptibilité et la vanité qui sont le contraire de la fierté, l’avarice qui est le contraire de la richesse. De tous ces sentiments, le ressentiment est le plus méprisable. Nietzsche : « Proche est le temps du plus méprisable des hommes, celui qui n’est même plus capable de se mépriser lui-même. »
17) Contre l’utilitarisme. II en est des hommes comme des armées. Les troupes qui, pour bien se battre, ont besoin de savoir pourquoi elles se battent, sont déjà des troupes médiocres. Il y a plus bas : les troupes qui ont besoin d’être convaincues que leur cause est la bonne. Et plus bas encore : celles qui ne se battent que lorsqu’elles ont des chances de l’emporter. Quand on doit entreprendre quelque chose, ne s’occuper que de façon secondaire de savoir si l’entreprise peut ou ne peut pas être couronnée de succès. La maxime du Taciturne reste la clé de la gravure de Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable. Mais il ne suffit pas d’entreprendre sans être assuré de vaincre, il faut encore entreprendre même quand on est sûr d’échouer, parce que rester fidèle aux normes que l’on s’est données est alors la seule façon honorable de s’en tirer. Penser au « soldat de Pompéi » (Spengler). Et aussi à l’exemple de Regulus. Vouloir faire comme l’adversaire sous prétexte que cela lui a réussi, c’est devenir cet adversaire – ne pas être différent de lui. Il y a bassesse dès que l’on (se) demande « à quoi ça sert », « ce que ça rapporte », « ce qui nous oblige à le faire ». Tenter de conserver à tout prix une vie que nous perdrons de toute façon, voilà une belle absurdité.
18) La vertu comme le vice ne peuvent être que l’apanage d’une élite. Ils exigent la même capacité de maîtrise de soi. La liberté de faire quelque chose doit toujours aller de pair avec une liberté vis-à-vis de ce quelque chose. En d’autres termes, il faut vouloir seulement les choses auxquelles on se sent aussi capable de renoncer.
19) Ne pas chercher à convaincre, chercher plutôt à éveiller. La vie trouve un sens dans ce qui est plus que la vie. Ce qui est plus que la vie ne s’exprime pas dans (et par) des mots, mais se ressent parfois. Donner le pas à l’âme sur l’esprit, à la vie sur la raison, à l’image sur le concept.
20) Le lyrisme ou la poésie peuvent servir de règle « morale », à condition qu’on ait posé comme relation essentielle de l’existence, non la relation de l’homme à l’homme, mais celle de l’homme à l’univers. Les grands chefs d’État sont ceux grâce à qui les peuples peuvent se penser lyriquement, être poétiquement présents à eux-mêmes.
21) Le présent actualise tous les passés, potentialise tous les futurs. Accepter le présent, par assomption jubilatoire de l’instant, c’est pouvoir jouir en même temps de tous les instants (carpe diem). Passé, présent et avenir sont les trois perspectives, également actuelles, données à tout moment du devenir historique. Rompre définitivement avec la conception linéaire de l’histoire. Tout ce que nous faisons engage ce qui est déjà venu au même titre que ce qui (re)viendra.
22) But de la vie : mettre quelque chose d’important entre soi et la mort.
23) Solitude. Savoir être du parti de l’étoile polaire : celle qui reste en place quand les autres continuent à tourner. La paix est au centre du mouvement (Jünger) – dans l’axe de la roue. Cultiver en soi ce que l’homme de qualité conserve, immuable, en toutes situations : le noyau intérieur de l’être.
24) Il n’y a de piété vraie que la piété filiale, élargie aux ancêtres, à la lignée et au peuple. Nos ancêtres disparus ne sont ni spirituellement morts ni passés dans un autre monde. Ils sont à nos côtés, en foule invisible et bruissante. Ils nous entourent aussi longtemps que leur souvenir est perpétué par leur descendance. Par là se justifient le culte des ancêtres et le devoir de faire respecter leur nom.
25) Tous les hommes de qualité sont frères, n’importe la race, le pays et le temps.
À ces principes conçus naguère, je pourrais aujourd’hui en ajouter beaucoup d’autres, et peut-être en corriger certains. Mais c’est une autre histoire.
Pour un réveil européen, Nature – Excellence – Beauté, ouvrage collectif présenté par Philippe Conrad et Grégoire Gambier, dirigé par Olivier Eichenlaub, Éditions de La Nouvelle Librairie, collection « Iliade », septembre 2020, 192 pages, 16 euros.