Rebelle, historien, martyr de la cause européenne : l’itinéraire de Dominique Venner
Texte prononcé par Lionel Rondouin le 20 mai 2023 à Madrid lors du rassemblement de l'Institut Carlos V en hommage à Dominique Venner.
C’est la mort qui transforme une vie en destin. Dominique Venner nous a laissé une œuvre historique, une œuvre philosophique ou – plus exactement – une œuvre politico-philosophique et une œuvre éthique. Ces trois œuvres forment un ensemble cohérent dont chaque élément est complémentaire des autres.
Je suis conscient que le suicide pose un problème philosophique et je n’éluderai pas cette question. À la fin de cette allocution, je tenterai d’en donner une explication et d’exposer le sens symbolique d’un acte aussi radical, qui s’apparente à un témoignage de foi en un avenir possible pour l’Europe.
Si c’est la mort qui transforme une vie un destin, nous devons donc commencer par la fin.
Peu avant sa mort, Dominique Venner a publié son testament historique, éthique et spirituel dans un livre qui s’est imposé très vite comme une référence pour la jeunesse identitaire de plusieurs pays d’Europe. C’est Un samouraï d’Occident – Le bréviaire des insoumis :
– samouraï, le guerrier habité par le sens de l’honneur et de la fidélité ;
– d’Occident, qui n’est pas l’Occident dominé par l’impérialisme matérialiste des Anglo-Saxons. Il s’agit de cet Occident synonyme de la civilisation originale qui est apparue en Eurasie de l’Ouest et s’y est développée au long de milliers d’années, civilisation dont nous sommes les héritiers ;
– bréviaire, un guide de la vie quotidienne et un ensemble de préceptes ;
– des insoumis, des rebelles qui ne baissent jamais les armes.
Cet itinéraire est fait d’étapes.
Elles sont au nombre de trois, et prennent tout leur sens à la lecture des carnets intimes que Dominique Venner a écrits pendant plus de trente ans, et que nous éditons aujourd’hui.
La première étape, c’est la rébellion, une étape de combat militaire et politique, jusque vers l’année 1968.
Dominique Venner a grandi pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ses souvenirs les plus anciens sont pleins de sirènes d’alarme et de défilés de troupes dans les rues. Par rejet d’une famille excessivement bourgeoise, il se rebelle et renonce à des études universitaires. Il s’engage dans une école de sous-officiers. C’est l’époque où, en Algérie, les troubles ont déjà dégénéré en guerre insurrectionnelle.
Comme sergent d’infanterie, il commande un commando de chasse, un groupe à la recherche de partisans dans la montagne. C’est une guerre de traque et d’embuscades, où l’on ne sait jamais qui va l’emporter, du chasseur ou de la proie.
Cette guerre est celle de l’Europe, une guerre de civilisation. Le Maghreb, c’est le front sud d’un conflit qui dépasse celui de la décolonisation.
Malgré une décoration militaire, et malgré des propositions de poursuivre sa carrière en devenant officier, il préfère revenir à la vie civile. La vie militaire lui plaît, faite de risques et d’un mode de vie ascétique, mais il a des doutes sur la possibilité de gagner cette guerre par des moyens purement militaires. Il s’est rendu compte qu’en Algérie, souvent, on préfère parler des « Européens » d’Algérie plutôt que des « Français » d’Algérie. Cette guerre est celle de l’Europe, une guerre de civilisation. Le Maghreb, c’est le front sud d’un conflit qui dépasse celui de la décolonisation. Le combat le plus important, il faudra le mener sur le terrain politique afin que le peuple en comprenne la nature. La classe politique ne comprend pas la dimension civilisationnelle de cette affaire, et la Quatrième République est déjà entrée en agonie. Sans même parler du Parti communiste, qui milite pour l’indépendance de l’Algérie, c’est la classe politique tout entière qui est en voie de se fondre avec ceux qu’Eva Perón appelait les liquidateurs de la patrie.
L’automne 1956 marque un tournant dans l’histoire. Pour la première fois, un peuple se soulève contre les forces d’occupation de l’URSS, en Hongrie. Au même moment, la crise internationale du canal de Suez se solde par le déclassement de l’Angleterre et de la France, qui perdent toute capacité d’exercer dans le monde une influence propre et deviennent des vassaux de l’empire américain.
Alors, Dominique Venner se fait rebelle politique.
Une manifestation proteste à Paris contre la répression de la révolution hongroise par les troupes russes. Dominique Venner prend la tête d’un groupe de jeunes. Ensemble, ils prennent d’assaut le siège du Parti communiste et mettent le feu à deux étages. C’est un événement politique.
La même année, Dominique Venner se rapproche de groupes politiques qui militent pour l’Algérie française. C’est le début de six années d’activité qui s’achèveront par dix-huit mois de prison, pour des liens supposés avec les insoumis les plus actifs contre la personne du général de Gaulle.
En 1962, l’Algérie accède à l’indépendance.
En cellule, Dominique Venner a réfléchi sur les causes de l’échec. Alors qu’il se trouve toujours en prison, il publie un manifeste, Pour une critique positive, qui s’inspire passablement du fameux écrit de Lénine, Que faire ?. En 1902, Lénine analysait les échecs des mouvements révolutionnaires de Russie. Il dénonçait le romantisme ouvrier, un socialisme d’amateurs. Il édictait les bases d’une professionnalisation de l’avant-garde révolutionnaire, qui devait ultérieurement permettre la victoire de la fraction bolchevique au sein du mouvement socialiste. Pour Dominique Venner, ceux qui ont raté leur affaire dans la lutte pour une Algérie européenne, ce sont les « nationaux », qui certes ont des convictions mais sont incapables de s’organiser. Il manque à la France et à l’Europe un groupe déterminé, moderne, de nationalistes révolutionnaires forts d’une doctrine. En termes léninistes, on pourrait dire que les « nationaux » sont les mencheviks, les « nationalistes » les bolcheviks.
Il manque à la France et à l’Europe un groupe déterminé, moderne, de nationalistes révolutionnaires forts d’une doctrine. En termes léninistes, on pourrait dire que les « nationaux » sont les mencheviks, les « nationalistes » les bolcheviks.
De cette idée résulte le lancement d’une revue d’un niveau éditorial élevé, Europe-Action, où se mêlent politique nationale et internationale, géopolitique, économie, sociologie, philosophie politique. À la différence des revues de la droite traditionnelle qui suivent la tradition du monarchiste Charles Maurras, Europe-Action milite pour une conception européenne de la civilisation et de la révolution à venir. Par la suite, de nombreux collaborateurs de cette revue contribueront au succès de la Nouvelle Droite dans les années 70.
L’élection présidentielle de 1965 confirme la justesse des analyses de Dominique Venner. La droite présente comme candidat un avocat célèbre, mais c’est un « national-conservateur », aucunement un « nationaliste ». Avec 5 % des voix, son résultat est décevant.
À la suite de diverses déceptions politiques, Dominique Venner en arrive à la conclusion que l’époque n’est pas propice à une victoire électorale. S’y opposent l’évolution des mœurs et la généralisation de la société de consommation. Il pressent l’arrivée de mai 68.
Le cœur déchiré, le sergent décide d’opérer un repli tactique.
Il va continuer le combat sur un autre terrain, la métapolitique gramsciste. L’histoire constituera ses nouvelles armes.
Pour qui souhaite approfondir cette première étape de la vie de Dominique Venner, je recommande un de ses ouvrages, Le Cœur rebelle, ainsi que ses carnets.
La seconde étape sera celle d’un historien qui, quasiment en secret, amène à maturité une philosophie de l’histoire. La période court de 1968 aux environs de l’année 2000.
Dominique Venner se marie. Il faut gagner la vie de la famille…
Il entame une carrière d’historien très spéciale.
Il avait toujours eu la passion des armes, tant des armes de guerre que de chasse. Il se fait connaître ; ses livres obtiennent du succès ; il écrit dans des revues spécialisées ; il sera même expert en vente aux enchères et devant les tribunaux.
Avec cette activité historique, il trouva le moyen d’assouvir une passion et de subvenir aux besoins de la famille.
Cela lui permet d’entamer une œuvre historique d’apparence plus classique, mais dont les sujets sont peu traditionnels.
Baltikum, l’histoire des corps francs allemands qui ont défendu les terres germaniques des rives de la Baltique contre les bolcheviks à la fin de la Première Guerre mondiale, avant de s’engager dans la guerre civile allemande et les coups d’État. Les Blancs et les Rouges, sur la guerre civile russe. Des livres sur la guerre de Sécession.
Il ose même aborder un sujet tabou dans la société française, la Deuxième Guerre mondiale. Dans son Histoire de la collaboration, il montre sans contestation possible comment le gouvernement du maréchal Pétain à Vichy et les milieux collaborationnistes de Paris regorgeaient d’hommes politiques et de syndicalistes de gauche, socialistes, anciens communistes, sans oublier de nombreux francs-maçons. À l’inverse, son Histoire critique de la Résistance illustre tout aussi définitivement comment nombre des premiers exilés à Londres provenaient de la droite : monarchistes catholiques, nationalistes.
Quel est le sens de cette démarche ?
Tout d’abord, Dominique Venner aime le défi. Il aime prendre la défense des condamnés de l’histoire, pour autant bien sûr que cette défense soit justifiée, faisable et éthique, reposant sur des faits avérés. Venner reste un rebelle.
Comme le disait Eva Perón, autre rebelle : « Si ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire, alors il existe une autre histoire… »
Ensuite, Dominique Venner dénonçait déjà les principes de ce qui est devenu la « cancel culture », dont la base est le tabou, l’interdiction qu’il y a de dire ou penser quoi que ce soit sans l’autorisation du pouvoir dominant. Il y a même des questions que l’on n’a pas le droit de poser. Et ce sont les questions favorites de Dominique Venner.
Il y a même des questions que l’on n’a pas le droit de poser. Et ce sont les questions favorites de Dominique Venner.
Bien que son œuvre soit celle d’un historien engagé, il refuse la commodité du biais conscient, de la perspective tendancieuse. Des faits, toujours des faits et, quand il avance une conjecture, il le fait en totale transparence. Ce n’est pas un idéologue de l’histoire, mais plutôt un peintre. Il décrit, il donne à voir une époque, une société, un fait d’armes.
D’où le style littéraire : la « ligne claire », le style retenu, précis, sans fioritures. Le style, la belle ouvrage ne visent pas seulement à la satisfaction esthétique. Ce sont aussi des moyens de conviction. Dans le combat métapolitique, l’élégance est une arme. Bien entendu, le style, c’est un effort, une discipline. Il est difficile d’écrire clairement.
Avec le style littéraire va l’allure de l’auteur : élégant, sobre, le vêtement d’un hobereau ou d’un officier prussien qui quitte l’uniforme sans cesser de maintenir son rang en civil ou en vêtement de chasse. Le tout va avec une éthique de la tenue aristocratique faite de courtoisie et de réserve. En tout, Dominique Venner suit le précepte antique : « rien de trop ». Il refuse tout aussi bien de se confesser ou de livrer ses sentiments personnels. Comme le dit l’aristocratie anglaise : « Never explain, never complain. »
À la même période, il se consacre aussi à la direction de revues historiques où il invite des historiens universitaires, des experts reconnus, avec une grande tolérance pour les opinions politiques de ses invités. Les interviews et les articles se caractérisent par leur honnêteté intellectuelle, la recherche de la vérité ou, à défaut de l’établir, la mise en évidence qu’il existe un débat historique.
Au cours de ces trente années, Dominique Venner poursuit ses réflexions sur les racines et la nature de la civilisation européenne. Il n’en fait pas de livres, tout au plus quelques articles. Mais il lit énormément et prend des notes. Il lit les philosophes antiques et modernes, Marc Aurèle comme Nietzsche. Il lit les légendes antiques de diverses cultures européennes. Les Tragiques et les poètes grecs. Il annote aussi les œuvres des auteurs qui se consacrent au phénomène de la décadence, comme Ortega y Gasset ou Spengler. Et puis les auteurs contemporains qui, malgré le chaos de l’histoire moderne, illustrent la permanence d’un esprit guerrier, rebelle ou aristocratique, comme von Salomon ou Jünger. Il se documente sur des cultures lointaines, la Chine en particulier, une étude où il trouve chaque fois de nouvelles raisons de penser que les civilisations méritent toutes un égal respect. Presque en secret, en parallèle de l’œuvre purement historique, il s’est constitué et il a fait mûrir une philosophie de l’histoire qui va se révéler au grand jour dans les dernières années de sa vie.
La troisième étape de la vie de Dominique Venner voit la « cristallisation » de sa philosophie de l’histoire et l’organisation du legs qu’il veut laisser à l’Europe.
Deux thèmes centraux constituent ses dernières œuvres : la mémoire la plus longue, et l’état présent de la civilisation européenne.
Il avait déjà abordé le thème de la mémoire de l’histoire dans Le Blanc Soleil des vaincus. Il y montrait que la lutte entre les Yankees et les sudistes, dans les années 1860, reproduisait le modèle de la guerre civile anglaise des années 1640. Les protestants de la classe bourgeoise avaient affronté les aristocrates, en majorité catholiques, qui défendaient la dynastie des Stuarts. Quand les « Cavaliers des Stuarts » furent vaincus par les « Têtes rondes » de Cromwell, certains stuartistes se réfugièrent en Amérique et reproduisirent, dans les futurs États de Virginie et de Géorgie, un modèle de société féodale. Sur de vastes exploitations agricoles, ce qu’ils recherchaient, c’était une considération sociale, en contrepartie de la protection qu’ils accordaient aux pauvres, blancs et noirs sans distinction entre les deux. À l’inverse, les protestants anglais qui devinrent les Yankees de Nouvelle-Angleterre développèrent une économie industrielle où ils ne visaient qu’au pouvoir économique, l’argent, sans qu’aucune protection soit accordée aux pauvres. Et c’est ainsi que la même guerre civile se déroula deux fois, à 220 ans et plusieurs kilomètres de distance.
Deux thèmes centraux constituent ses dernières œuvres : la mémoire la plus longue, et l’état présent de la civilisation européenne.
En 2002, Dominique Venner publie un texte capital, Histoire et traditions des Européens – 30 000 ans d’identité.
Il y a 30 000 ans apparaît un noyau de traits culturels en Europe, dès les premières œuvres artistiques et les premiers rites. Ces traits culturels diffèrent de ce qu’on trouve ailleurs dans les autres foyers de développement humain dans le monde. Malgré les invasions, malgré l’évolution des religions et des techniques, on constate une permanence spectaculaire de ces faits.
La relation que les Européens entretiennent avec la nature est d’ordre spirituel. Les forêts abritent les dieux et leurs sanctuaires, quels que soient leurs noms et leurs caractères successifs. La forêt est le lieu divin et mystérieux par excellence. Les temples grecs les plus anciens étaient entourés de colonnes de bois, les colonnes reproduisant symboliquement les arbres qui entouraient l’enceinte sacrée. Dominique Venner entretenait avec la forêt une relation étroite, mystique et poétique. Au cours des dernières années de sa vie, il ne chassait plus comme avant, mais il aimait à se promener dans les bois pour se reposer de l’excès de travail.
La permanence des lieux constitue un autre trait particulier. Souvent, on construisit les églises sur le lieu même des sanctuaires des dieux païens, là où des peuples encore antérieurs avaient leurs propres cultes. On dirait que l’Europe s’est construite et a été occupée comme la ville de Troie, là où neuf villes successives se superposent les unes aux autres.
Le nom de la ville de Troie m’amène à un aspect central de la pensée de Dominique Venner. Les poèmes homériques figurent la relation de l’homme européen avec le destin, la société et la cité. L’homme homérique est par essence un guerrier, il cultive des qualités héroïques jusqu’au sacrifice, pour le bien de la cité et le respect du sens de l’honneur. Pourtant, il reste un être humain jusque dans ses faiblesses. Il n’est pas prémuni contre les risques qui menacent l’homme, l’excès, l’arrogance, le défaut de jugement par excès de confiance, le manque de conscience des limites naturelles de l’homme, tout ce que les Grecs appelaient l’hybris. « Les dieux aveuglent l’homme dont ils projettent la perte », dit un proverbe grec. C’est ainsi qu’Achille mourut par sa propre faute.
Il me reste à souligner une dernière caractéristique distinctive des autres civilisations, la place qu’occupe la femme dans la société européenne. On a coutume de dire que l’amour, l’amour courtois, est né au Moyen Âge. C’est peut-être vrai, mais tout démontre un statut élevé de la femme en Europe depuis la plus haute antiquité, que ce soient les statuts juridiques, les rites funéraires ou religieux, l’art, les bijoux, les légendes de fondation des peuples antiques et tant d’autres faits. L’Europe semble avoir développé une forme unique de complémentarité entre les sexes. C’est pourquoi Dominique Venner s’irritait autant des sottises des féministes qui croient qu’il faudrait être identiques pour être égaux.
Deuxième legs de Dominique Venner aux temps présents, un livre magistral, Le Siècle de 1914 – Utopies, guerres et révolutions en Europe au XXe siècle.
La question centrale est celle-ci : comment se fait-il que l’Europe entra en décadence ?
Les deux guerres mondiales furent une guerre civile européenne de quarante ans. En sus du désastre démographique et économique dont nous avons tous conscience, il faut voir que quelque chose s’est fracturé dans notre civilisation. Et en particulier le rôle politique et social de l’aristocratie. Jusqu’à 1914, celle-ci restait puissante et influente au sein des empires, Angleterre, Allemagne, Autriche, Russie. On peut critiquer certains aspects de ces sociétés inégalitaires, mais il faut aussi en souligner certains traits.
Une partie au moins de ces aristocraties avaient conservé, par héritage de leurs origines militaires et politiques, un souci constant des intérêts de leurs États et de leurs nations. Elles poursuivaient le bien commun. Elles servaient l’État et elles contenaient les excès de politiciens plus « modernes », et, de surcroît, comme elles étaient aussi internationales que nationales du fait de leurs alliances et de leurs mariages, elles avaient la capacité de jouer un rôle modérateur en cas de conflit. Tout cela fut aboli par les guerres mondiales, et les États restèrent entre les mains d’individus et de groupes qui participaient du même nihilisme, du même matérialisme et des mêmes intérêts de court terme que ceux des masses.
1945 provoqua, des deux côtés, vainqueurs et vaincus, une démission historique. En raison de l’ampleur du désastre et de l’occupation par des puissances étrangères, l’Europe dans son ensemble renonça à tout avenir possible comme puissance indépendante, et même à toute volonté de puissance. L’Ouest se résigna à une vassalisation aux intérêts de l’empire nord-américain et s’abandonna aux délices de la société de consommation. L’Est se résigna à une obéissance passive. La rébellion hongroise ou les dernières tentatives françaises de conserver un espace de liberté ne furent que des exceptions.
Dominique Venner donna un nom à ce phénomène. L’Europe n’est pas morte, elle est entrée en dormition.
Dès lors, le Samouraï d’Occident prend tout son sens.
Au bout de 30 000 ans d’identité, d’histoire, l’Europe est endormie.
Peut-on la réveiller ? Comment ?
Par la lutte, la rébellion, toujours et encore ! Il faut lutter contre ce qui nous nie, contre ceux qui nous refusent le droit de préserver et de promouvoir notre identité. Nous respectons la culture des autres, car nous ne sommes pas américains, parce que nous ne sommes pas universalistes et que nous ne voulons pas imposer aux autres nos valeurs. Alors, pourquoi nous refuserait-on le droit d’être respectés dans ce qui fait notre différence ?
Nous ne demandons rien d’autre que la liberté d’être maîtres chez nous, chacun étant maître chez soi.
Et donc, pour être maîtres chez nous, il nous faut réveiller l’Europe et lui redonner le sentiment de l’histoire.
En cela, Dominique Venner nous a confié une immense responsabilité, celle de transmettre à la jeunesse le savoir et les outils nécessaires pour qu’elle réveille l’Europe. La responsabilité d’équiper moralement et techniquement une nouvelle génération, prête à saisir les opportunités de l’imprévu de l’histoire. Il y a toujours des imprévus dans l’histoire, c’est l’un des enseignements de Dominique Venner.
*
Alors j’en arrive à la question finale, celle du suicide.
Comment pourrait-on mieux définir le témoin d’une foi que par le mot de martyr. En grec, le témoin s’appelle martyr.
Dominique Venner est mort en martyr.
À soixante-dix-huit ans, il n’était pas désespéré. Il se sentait sans doute épuisé par soixante années de luttes. Vraisemblablement, il avait le sentiment d’avoir mené à bien son œuvre, avec Histoire des Européens (le passé, notre plus longue mémoire), Le Siècle de 1914 (l’avènement du temps présent), Un samouraï d’Occident (un chemin possible vers l’avenir).
Il souffrait de la décomposition du milieu naturel et culturel de l’Europe, de ce monde de la laideur, des zones commerciales de la banlieue où la société de consommation porte à son comble le fétichisme de la marchandise. Il souffrait de la soumission au wokisme, et il connut comme ultime supplice le mariage pour tous, une attaque frontale aux racines anthropologiques de la société européenne.
Je sais très bien que le suicide pose un problème philosophique dans une société de tradition aussi catholique que l’Espagne. Mais vous devez comprendre que Dominique Venner n’était pas chrétien. C’était un stoïque. Le stoïcisme a été, et reste encore sous certains aspects, une des traditions philosophiques majeures de l’Europe. Il vise à une éthique morale de l’individu, comme individu et membre de la société. Le but de l’individu, personne et citoyen, c’est la vertu, c’est accepter ce qui ne dépend pas de moi, mais lutter de toutes mes forces pour faire triompher le bien. C’est de mobiliser mon esprit et mon âme pour comprendre le monde, pour me faire une place dans la nature, pour supporter la douleur avec dignité, sans jamais accepter l’indignité ou le déshonneur. Alors, mieux vaut mourir que d’être déshonoré.
Dominique Venner était anti-universaliste, et c’est pourquoi le mot de catholique ne lui plaisait pas car il signifie « universel » en grec. Mais, ça, c’est de l’histoire. Pendant plus de mille ans, le monde catholique s’est superposé au monde européen. Dominique Venner manifestait beaucoup de respect et d’intérêt à la personne du pape Benoît XVI, et en particulier à son discours de Ratisbonne où il a mis l’accent sur les racines et les composantes européennes du catholicisme.
C’est pourquoi, quand Dominique Venner a choisi la cathédrale Notre-Dame de Paris pour mettre fin à ses jours, nous ne devons absolument pas y voir un geste d’hostilité au catholicisme. Il a choisi un lieu où le cœur vivant de la tradition de la France, fille aînée de l’Église, a été érigé là où les Romains avaient édifié un temple de Jupiter, là même où les Gaulois honoraient un dieu païen, là même où se trouvait une enceinte sacrée d’un dieu dont nous ne connaissons pas le nom, et ainsi de suite tout au long de 30 000 ans d’identité.
Et c’est pourquoi, quand nous évoquons le nom de Venner, une voix nous répond : « Présent ! »
Lionel Rondouin