Epigonos de Pergame, Le Suicide du Galate (Ier siècle av. J.-C)
Cette œuvre monumentale est l’occasion de nous rappeler le rapport à la vie et au combat de nos ancêtres « bons Européens ». Éloge du courage, de la bravoure et de la dignité des peuples vaincus !
« C’est ainsi qu’il faudrait apprendre à mourir ; et il ne devrait pas y avoir de fête, sans qu’un tel mourant ne sanctifie les serments des vivants ! »
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Le Suicide du Galate, également appelé le Groupe Ludovisi, est une copie romaine en marbre datant du Ier siècle av. J.-C. L’original est un groupe sculpté hellénistique en bronze datant de 230-220 av. J.-C., dû au célèbre sculpteur Épigonos de Pergame.
Cette œuvre était intégrée à un ensemble de sculptures comprenant Le Galate mourant et Le Galate blessé. Ces œuvres ont été sculptées sous le règne d’Attale Ier, roi de Pergame, pour célébrer sa victoire sur les Galates, vers 237 av. J.-C. Ce groupe sculpté est actuellement exposé au palais Altemps à Rome. Les Galates étaient des Celtes d’Anatolie centrale.
Epigonos de Pergame
Epigonos de Pergame, cité sous le nom de Isogonos dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, est un sculpteur grec du IIIe siècle av. J.-C. Il aurait représenté les guerres d’Attale Ier, le roi régnant, et d’Eumène II de Pergame contre les Galates.
Fameux sculpteur de l’école de Pergame, Epigonos serait l’auteur de deux œuvres datant du règne d’Attale Ier : un grand ex-voto commémorant une série de victoires sur les Séleucides et les Galates, et un groupe élevé en l’honneur d’Attale par le stratège Epigénès et ses soldats.
Pergame
Pergame (aujourd’hui Bergama en Turquie) est une ancienne ville d’Asie Mineure, située en Éolide, au nord de Smyrne, à environ 25 km de la mer Égée. Le royaume de Pergame émergea après la mort d’Alexandre le Grand en 323 av. J.-C. Un de ses généraux (les diadoques) fonde alors l’État pergamien en 282 av. J.-C, régnant d’abord sous la tutelle des Séleucides avant de s’en affranchir grâce à Eumène Ier, véritable fondateur de la dynastie des Attalides, qui bat Antiochos Ier en 262 av. J.-C. et assure ainsi l’indépendance du royaume de Pergame.
Par la victoire d’Attale Ier contre les Galates, Pergame étend son territoire pour devenir un royaume continental important. À cette époque, Pergame occupe le rôle à la fois d’alliée de Rome et de promoteur de l’hellénisme en Asie Mineure. Elle devient ainsi l’un des plus grands centres de la culture hellénistique avec Athènes et Alexandrie et jouit d’un rayonnement culturel considérable en attirant sculpteurs et philosophes.
Description de l’œuvre
Cette statue sculptée dans un bloc de marbre de deux mètres de haut représente un Gaulois nu, à la moustache tombante, signe caractéristique des Celtes ; il est tourné de côté, très certainement vers l’ennemi. Le guerrier est soigneusement caractérisé ethniquement : moustache, pommettes hautes et saillantes, longues mèches de cheveux. Ce guerrier celte se plonge une courte épée sous la clavicule afin d’atteindre le cœur : la pointe du glaive est enfoncée dans la chair, un flot de sang s’en échappe.
De l’autre main, le Galate soutient sa femme, gisant à genoux à ses pieds, sa tête aux cheveux bouclée penchée vers la terre, morte ou mourante. Son vêtement cossu nous indique une appartenance à un rang élevé de femme de chef, qui lui interdisait de tomber vivante aux mains de l’ennemi et d’être réduite en esclavage, destin habituel des vaincus.
Ce guerrier se donne la mort après celle de sa probable épouse, qu’il a sûrement lui-même exécutée. L’homme se tient debout, fier et digne, les jambes écartées, la tête tournée vers le côté. Il forme un axe vertical courbé, le mouvement de son épée renforçant cette impression de verticalité et d’élévation. Les accents pathétiques des deux figures en exaltent la grandeur et dignité. Leur mouvement est soigneusement dessiné et exacerbe leur musculature.
Cette figure s’inscrit pleinement dans l’esthétique alors portée par l’école de Pergame, l’un des principaux foyers artistiques de l’époque hellénistique. Cette école s’est développée dans le royaume de Pergame, dominé par la dynastie des Attalides, caractérisée par sa sculpture virtuose et baroque. En effet, plusieurs sculpteurs ont travaillé pour les Attalides, dont seul épigonos est connu comme originaire de Pergame. Les autres venaient d’ailleurs, en particulier d’Athènes. Attirés en Mysie par les programmes ambitieux d’Attale Ier et d’Eumène II, ces divers artistes, par leurs traditions et leurs tempéraments, ont créé des œuvres elles-mêmes diverses par l’inspiration et par le style. Les combats contre les Galates ont donné lieu à un grand nombre d’offrandes à Pergame, Délos, Delphes, Athènes ou ailleurs, sous différents princes attalides. Les succès de ces derniers contre les Galates ont permis de créer une iconographie qui, par la suite, a profondément marqué l’imagination des artistes, quand ils avaient à représenter des Barbares, y compris les Celtes de l’Ouest.
Interprétation de l’œuvre
Les Galates, Galli pour les Romains, sont des Celtes appelés ainsi en Asie Mineure pour leur peau blanche et laiteuse. Ces Celtes, menés par leur chef Brenn, descendirent vers la Grèce où ils pillèrent Delphes en 270 av. J.-C. Un groupe poussa jusqu’en Asie Mineure (Turquie actuelle) et servit comme mercenaires en Bithynie. La brutale intrusion dans le monde grec des bandes gauloises fit une impression profonde et eut des conséquences durables : le passage et l’installation de ces « Barbares » en Anatolie, l’apparition fréquente des mercenaires celtes dans les armées hellénistiques.
Rome avait été pour sa part très tôt confrontée aux Gaulois. Dès 390-386 av. J.-C., les Romains sont sévèrement défaits à la bataille de l’Allia et l’Urbs est prise et mise à sac. C’est donc sur le champ de bataille que Rome découvrit avec effroi les Gaulois, ce peuple que Jules César décrira plus tard comme « impulsif », que « l’on n’avait jamais vu et dont on ne savait rien si ce n’est qu’il venait des bords de l’Océan et du bout du monde » (La Guerre des Gaules). De ces affrontements, Rome conserva longtemps l’image d’une nation belliqueuse, aux chants sauvages et discordants, qui déferlait en bandes rapides dans le Latium.
Vers 237 av. J.-C., en Asie Mineure, Attale Ier bat les Galates, arrêtant ainsi leurs incursions et pillages. Ils forment alors un petit royaume en Anatolie, la Galatie, qui sera conquise par les Romains en 189 av. J.-C.
Cette statue fait donc partie d’un groupe d’œuvres commémoratives érigées sous le règne d’Attale Ier, pour célébrer sa victoire lors de la Grande Expédition. Ce souverain consacre deux groupes statuaires commémoratifs, le premier à Pergame et le second sur l’Acropole d’Athènes avec des statues en bronze. Cette œuvre s’inscrit pleinement dans une optique de glorification des Attalides dans leur victoire contre les envahisseurs. Les Pergaméniens se positionnent ainsi comme les défenseurs du monde grec contre les Barbares. Avec cette victoire, ils obtiennent des gains territoriaux considérables et fortifient leur puissance sur l’échiquier de la Méditerranée orientale.
Néanmoins, dans un essai récent, Filippo Coarelli a montré que ces statues découvertes au Pincio étaient en fait des copies en marbre asiatiques d’un trophée pergaménien dont l’original en bronze ornait le sanctuaire d’Athéna Nikèphoros dans la capitale attalide.
César les aurait fait installer dans ses horti du Collis Hortulorum pour célébrer à titre privé sa victoire sur la Gaule chevelue. Ces Galates mourants transmettent ainsi le souvenir contradictoire d’une victoire grecque et d’une défaite celte : reconnaissant leur défaite, les Galates s’entre-tuent, s’esquivent du présent et laissent l’avenir à leur vainqueur, Attale Ier, immortalisé dans le bronze par un artiste de génie.
La mort volontaire du vaincu chez les Celtes
Dans l’Antiquité, se tuer sur le champ de bataille lorsque l’on est vaincu n’est pas une singularité celte. En revanche, la répétition du phénomène, son intensité, sa permanence, son extension géographique et ses rituels donnent un caractère original et inédit à cet acte chez les Celtes après une défaite.
Les Grecs condamnèrent en général la mort volontaire, acceptée parfois pour des motifs militaires, tandis que les Romains, du moins jusqu’à la fin du Ier siècle apr. J.-C., n’élèvent aucune condamnation à l’égard de celui qui se tue, quelles qu’en soient les causes. Polybe relate dans ses écrits plusieurs batailles où les vaincus se livrèrent à cette pratique. En 225 par exemple, les troupes romaines et italiennes l’emportent difficilement sur une coalition de peuples gaulois qui, « se voyant incapables de repousser leurs adversaires, […] allèrent, dans un élan de fureur irraisonnée, se jeter en aveugles au milieu des ennemis, s’offrant volontairement à la mort ». Ou encore pendant l’hiver 218-217, attaqués par Hannibal, certains habitants, voyant leur ville perdue, se réfugièrent dans leurs maisons avec leurs femmes et leurs enfants, y mirent le feu et s’y jetèrent tandis que d’autres se donnèrent la mort après avoir tué les leurs.
Il est bon de rappeler que, aux côtés des hommes, des femmes combattent également dans les rangs des Barbares. Leur résistance fut louée ; elles se battaient jusqu’à la mort, préférant tuer leurs enfants et se tuer elles-mêmes plutôt que d’être faites prisonnières. Parfois, cette mort volontaire à l’approche de l’ennemi est ritualisée et rythmée de la manière suivante : délibération, prise de décision de mourir et repas funéraire ; préparation d’un gigantesque bûcher où les armes sont jetées au feu ; mise à mort des femmes et des enfants ; auto-extermination des survivants.
Cette attitude peut être justifiée par plusieurs raisons : un sursaut de dignité, le refus de l’esclavage, le désir de se soustraire aux cruautés qui accablent les vaincus… Selon Silius Italicus, le Celte à l’intrépidité bien connue « fait bon marché de la vie et va très volontiers au-devant de la mort ». Le poète ajoute qu’« une fois passée la force de l’âge, ils supportent mal l’existence, ne tiennent pas à connaître la vieillesse et leur bras leur permet alors de mettre un terme à leur destin ». Il ajoute que « se battre est l’unique but de la vie » et que « les Celtes mettent leur honneur à périr au combat ». Néanmoins, cette pratique reste incompréhensible pour les Grecs et les Romains. Car la furor qui anime alors le guerrier celte, cette furie divine qui le possède et le transcende, révèle une éthique guerrière que les Grecs et les Romains ne comprennent plus et réduisent à une perte de raison.
Conclusion
Ainsi, cette sculpture imposante incarne l’art sculptural baroque pergaménien et glorifie à la fois la victoire des Attalides sur les Celtes mais également le courage, la bravoure et la dignité des peuples celtes vaincus.
Camille Claudon – Promotion Léonidas
Bibliographie
- François Baratte, L’Art romain, « Manuels de l’École du Louvre », RMN, 2011.
- Jean-Luc Voisin, « La mort volontaire du vaincu chez les Celtes : du lac Vadimon au Galate du Capitole », in MEFRA, « Antiquité », 2009.
- Jean-Luc Voisin, « Remarques sur la mort volontaire dans la mythologie grecque », in Pallas, revue d’études antiques, 2017.