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Désigner l’ennemi : les idéologies de « l’universel »

La relecture de Julien Freund est l’une des nécessités les plus impérieuses du moment. Son analyse du politique permet d’y voir plus clair dans l’opposition entre « indigénistes » et « universalistes ». Et de les renvoyer dos à dos : les ennemis de nos ennemis ne sont pas nécessairement nos amis…

Désigner l’ennemi : les idéologies de « l’universel »

Les très dynamiques éditions de la Nouvelle Librairie ont été particulièrement inspirées d’éditer il y a quelques mois un ouvrage qui s’avère aujourd’hui essentiel pour rendre intelligibles les débats politiques et idéologiques du moment. Le Politique ou l’art de désigner l’ennemi est un recueil de textes présentés par Alain de Benoist et Pierre Bérard, qui permet d’aller à l’essentiel dans la pensée foisonnante de Julien Freund (1921-1993). Philosophe, sociologue et professeur d’Université à Strasbourg, où il créa plusieurs institutions, dont un Laboratoire de sociologie régionale et un Institut de polémologie, Freund a contribué à la diffusion en France des travaux de Carl Schmitt et Max Weber, ainsi que de Georg Simmel et de Vilfredo Pareto. Il est surtout connu pour sa magistrale thèse soutenue en 1965 à la Sorbonne sur L’essence du politique. Pierre-André Taguieff le considère comme « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XXe siècle ».

Dans son texte toujours très charpenté qui introduit l’ouvrage, Alain de Benoist rappelle les principales idées forces du philosophe. Ainsi de la distinction entre la politique (activité variable et circonstancielle) et le politique (catégorie conceptuellement immuable, disposant d’une « essence » propre). Mais aussi de la définition de la politique avant tout comme affaire de puissance : « Agir politiquement, c’est exercer une puissance (…) La souveraineté elle-même n’est pas fondamentalement un concept juridique, mais d’abord un phénomène de puissance. » Ou encore de la nature intrinsèquement conflictuelle du politique, qui suppose l’équilibre toujours précaire de dynamiques de forces opposées – d’ailleurs, « c’est le caractère provisoire de cet équilibre qui donne à la politique son caractère tragique »… L’ouvrage propose quatre études de Julien Freund, consacrées respectivement au politique, à l’aristocratie (« Plaidoyer pour l’aristocratie »), à la pensée politique de Carl Schmitt et enfin au fascisme. Il se clôt avec la correspondance entre Julien Freund et Alain de Benoist, et s’ouvre avec un témoignage original, tonique et « inflammable » de Pierre Bérard, qui a bien connu et fréquenté le maître, et en rapporte les propos sous la forme d’un dialogue imaginaire.

Contre l’entreprise de dénigrement des Européens

Avec le témoignage de Pierre Bérard, Julien Freund apparaît tel qu’en lui-même : malicieux, perspicace, drôle et profond à la fois. C’est dans ce texte que le lecteur trouvera sans doute les éléments de réflexions les plus pertinents pour penser l’époque – et les moyens de s’en sortir !

Ainsi, face aux négateurs de l’identité, Julien Freund rappelle qu’« être Européen, c’est être dépositaire d’un patrimoine spécifique et de s’en reconnaître comptable », alors que « le nouvel Européen qu’on nous fabrique est une baudruche aux semelles de vent ». Qui est à la manœuvre de cette « fabrique » ? Des « élites qui ne croient plus à la grandeur de notre continent », ces « élites qui vitupèrent, sermonnent, embarquant le pays dans une véritable industrie du dénigrement ». Bien avant d’autres, Julien Freund avait pressenti la nocivité de ce dénigrement perpétuel : à force de convoquer l’histoire au tribunal des sentiments du moment, on ne peut qu’encourager une sinistre compétition mémorielle, au risque de dissoudre tout lien social – toute démarche politique. Dès lors, le jugement est sans appel : ces « élites qui accablent les morts pour fustiger leur peuple ne sont pas dignes de gouverner ».

Désigner l’ennemi

À ceux qui prétendent faire de la politique, Julien Freund rappelle qu’elle n’est pas le domaine des bons sentiments, de l’opportunisme ou de la « gouvernance » inspirée des modèles économiques. Dès sa thèse de 1965, il en avait donné la définition la plus exacte, à savoir l’« activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts ». Fondée sur la force, en vue de la préservation du bien commun que vise un peuple sur un territoire, l’un et l’autre déterminés, la politique ne peut donc pas être « universelle », c’est-à-dire applicable à tous et en tout lieu. A fortiori lorsque cette « politique » a pour seuls fondements la démocratie de marché et les droits de l’individu, débouchant sur cette « métaphysique de l’illimité » qui l’assimile en réalité davantage à une religion.

À cette aune, l’agitation « indigéniste » et la réaction « républicaine » doivent être considérées l’une l’autre comme impolitiques. Les premiers, héritiers des « l’antiracisme » que Dominique Venner avait déjà défini dans les années 1960, dans Europe-Action, comme un « racisme anti-blancs » (Dictionnaire du militant), entendent « raciser » les individus et les débats pour exiger des droits – et des réparations – au titre de leur seule couleur de peau. C’est l’Ethnos sans la Polis, soit une réduction de l’organisation sociale à sa forme la plus élémentaire, clanique et raciale, sans l’apport du politique. Mais c’est bien au nom de principes universels, égalitaires et revanchards, de l’« Humanité » tout entière, qu’ils entendent ainsi se venger du « monde blanc ». Comme le démontrent jusqu’au ridicule les initiatives de ses thuriféraires, la cancel culture est en réalité une culture cancel : une destruction de toute culture, à commencer par celle des Européens, censément dominante.

En face, les discours à prétention républicaine sonnent creux par excès inverse. En minimisant voire niant la réalité ethnique et historique du peuple, ils conçoivent une Polis sans Ethnos. L’appel à l’assimilation comme réponse aux problèmes massifs et existentiels que pose l’immigration est de ce point de vue illusoire : il est possible d’assimiler des individus, pas des peuples – l’exception n’est pas la règle ! C’est encore plus clairement une approche universaliste qui justifie cette posture, dont l’origine est à rechercher, à partir des Lumières, dans l’idéologie républicaniste elle-même et son cortège « d’idées chrétiennes devenues folles » (Chesterton). Son horizon ? Une société d’individus libres de toute attache particulière, détachés de toute communauté, ne partageant comme socle commun que l’adhésion à des « valeurs » vidées de toute substance à force d’être bêlées. Les « droits de l’homme » ayant finalement supplanté ceux du citoyen, chaque individu se voit reconnaître des droits imprescriptibles – y compris celui de s’implanter et de se fondre dans un pays autre que le sien. S’opposer à l’immigration au nom des seuls principes « républicains » est dès lors une imposture, car n’empêchant en rien le « Grand Remplacement » en cours.

Il ne suffit donc pas que les « islamo-gauchistes » nous désignent, en tant qu’héritiers de la civilisation européenne, comme ennemis. Il nous revient de ne pas subir, mais au contraire de reprendre l’offensive en tenant compte de l’ensemble du problème. Au-delà de l’ennemi contingent, nous devons considérer comme ennemies, donc combattre, toutes les idéologies qui prétendent nier la réalité de notre identité au nom d’une religion de l’universel quasiment totalitaire, et priver nos peuples de leur droit inaltérable à la continuité historique, culturelle et biologique.

Rebâtir une civilisation…

Lucide, Julien Freund dit par ailleurs : « Nous sommes, je crois, en présence de la fin de la civilisation européenne ». En tout cas de la forme qu’elle a fini par prendre en devenant « occidentale », dilatée à l’échelle du monde, libérale dans tous les sens du terme. Au moins jusqu’au retour du tragique et de l’histoire auquel nous assistons depuis deux décennies. Toute civilisation étant mortelle, celle-ci peut disparaître – et le fera sous le poids des contradictions internes propres à sa prétention à l’universel et de son incapacité à en assumer les externalités négatives : individualisme, consumérisme, multiculturalisme… Julien Freund rappelle si besoin que « l’harmonie dans une société multiraciale est, plus que dans toute autre, une vue de l’esprit ».

Ce qu’il importe de préserver, ainsi que l’avait pressenti Spengler, c’est la culture. C’est donc la culture européenne, celle des peuples natifs de l’Europe depuis 5000 ans, qui doit être redécouverte, défendue, réappropriée, promue et sans cesse enrichie afin de servir de socle à une nouvelle Renaissance. Et celle-ci ne pourra être que la naissance d’une nouvelle civilisation, libérée des scories des idéologies de « l’universel », en renouant avec le génie des peuples et des lieux qui font l’identité de notre continent – comme celle des autres civilisations.

À ceux qui voient un monde qui leur était familier se dérober sous leurs pieds, tenaillés entre crispation réactionnaire, nostalgie incapacitante et crainte de l’avenir, Julien Freund livre un ultime conseil :

« Ne cultivons pas ce pessimisme qui est l’échappatoire des avortons ou l’alibi de la paresse. La messe n’est jamais dite et beaucoup de tâches nous requièrent. »

Grégoire Gambier

Julien Freund, Le Politique ou l’art de désigner l’ennemi, Paris, La Nouvelle Librairie, 2020, 340 p., 19,90 €.

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