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Charles le Téméraire (1433-1477)

Le dernier duc de Bourgogne, flamboyant adversaire de Louis XI, voulait être roi d’une Lotharingie aux très anciennes racines. Si l’histoire en a décidé autrement, ses aspirations ont été transmises aux Habsbourg, porteurs pour des siècles du rêve impérial qui n'a cessé de hanter l’Europe.

Charles le Téméraire (1433-1477)

Ce n’est qu’au XIXe siècle que le qualificatif de « Téméraire » sera véritablement attribué au quatrième et dernier duc de Bourgogne, Charles, par des âmes romantiques impressionnées par ses ambitions politiques jugées démesurées et par l’échec final de ses entreprises. Mais ses contemporains, les hommes de cet automne du Moyen Âge qu’est la fin du XVe siècle, l’ont trouvé « hardi » comme son arrière-grand-père, au moins aussi courageux que Jean sans Peur, « travaillant », c’est-à-dire infatigable, contrairement à son père cette fois, jugé trop « nonchalant dans les affaires ».

Orgueilleux à l’extrême, ce personnage entier et flamboyant, digne héritier de l’univers chevaleresque bourguignon dont il est issu, était obsédé par un projet politique qui, contrairement à ce qui est souvent admis, n’était pas irrémédiablement marqué du sceau de l’échec. On doit se souvenir qu’à l’époque le royaume de France pansait encore les plaies de la guerre de Cent Ans, que l’Angleterre sombrait dans l’anarchie de la guerre des Deux Roses, et que l’Empire n’était encore qu’une marqueterie territoriale prestigieuse mais sans véritable puissance. Reconstituer l’antique Lotharingie, unifier ses États de la mer du Nord aux portes de Lyon, accéder à la dignité royale et peut-être même à la couronne impériale, était-ce compatible avec les projets de son cousin le roi de France, Louis XI, « l’universelle aragne » de Commynes ?

S’il ne porte pas de couronne, le duc de Bourgogne règne en véritable souverain sur ses terres

Charles est né le 10 novembre 1433 au palais ducal de Dijon, assurant ainsi la succession de Philippe III le Bon. Il est promis à un héritage sans pareil en Europe, car en l’espace d’un siècle, depuis que le roi de France Jean II le Bon a donné la Bourgogne en apanage à son fils Philippe le Hardi, une série de mariages et d’heureuses successions a permis la constitution d’un ensemble territorial impressionnant, à cheval entre le royaume de France et l’Empire. Au nord, les industrieux Pays-Bas (Hollande, Zélande, Flandre, Brabant, Hainaut) sont les provinces les plus développées de l’époque ; au sud la Bourgogne proprement dite (le duché et la Comté, c’est-à-dire la Franche-Comté), plus rurale et féodale, est le cœur historique de la Maison ducale. Ce sont donc là des possessions hétérogènes et discontinues, que la Champagne royale et la Lorraine impériale séparent.

Mais en plus de ces territoires aussi riches que variés, le duc de Bourgogne bénéficie d’une large indépendance. Lors du traité d’Arras, qui scelle en 1435 la réconciliation avec Charles VII et la fin de l’alliance anglo-bourguignonne de la guerre de Cent ans, il est à titre personnel exempté de prêter l’hommage vassalique au roi de France. S’il ne porte pas de couronne, il règne comme un véritable souverain, ce dont témoignent par ailleurs les fastes de sa cour.

Charles, gratifié du titre honorifique de comte de Charolais, reçoit une éducation digne de ses futures responsabilités. Il joue et compose de la musique, se passionne pour les auteurs antiques et souvent se fait raconter « les haultes histoires de Romme » et de ses plus grands héros dont il rêve d’égaler les exploits. Armé chevalier de la Toison d’or quinze jours à peine après sa naissance, c’est un « moult bon et puissant archer, et moult rude, fort et adroit joueur de barres », qui paraît « né en fer, tant l’aimait et se délectait en armes et en champs fleuris de harnois »…. Autant de qualités indispensables à celui qui jouta, à dix-huit ans à peine, contre le valeureux Jacques de Lalaing, alors perçu par tous comme l’incarnation du parfait chevalier.

Il suit également avec attention la politique menée par son père. Il participe ainsi à la répression de Gand (1452-1453) où il a sa première expérience de la guerre et de la difficile gestion de la révolte de ses futurs sujets. Il assiste également à l’accueil délicat du dauphin Louis, en rébellion contre Charles VII, avant de tenir tête à son tour à son propre père qu’il juge manipulé par ses plus proches conseillers, les Croÿ, si puissants qu’ils détiennent le contrôle civil et militaire de provinces entières. Ils sont responsables, pense-t-il, de la décision de Philippe de rendre à la couronne, contre 400 000 pièces d’or, les villes de la Somme que le traité d’Arras avait remises à la Bourgogne. Pour manifester ostensiblement son opposition, il quitte la cour, inaugurant là une série de brouilles familiales, toujours suivies de réconciliations d’autant plus nécessaires que le dauphin succède bientôt à Charles VII et règne sous le nom de Louis XI.

Le roi de France, en dépit des nombreuses promesses faites à ses anciens hôtes, ne compte pas manifester une quelconque reconnaissance à l’égard de la Bourgogne qui l’avait accueilli quelques années plus tôt. Bien au contraire, dans son entreprise de restauration de l’autorité royale, il éprouve une profonde méfiance envers un duc aussi puissant que prestigieux. C’est pourquoi, aux côtés du duc de Bretagne et du propre frère du roi, le duc de Berry, Charles participe en 1463, sous couvert de « Bien public », à la révolte des grands féodaux contre les premières mesures royales. Si la fameuse bataille de Monthléry durant laquelle il dirige l’armée des princes reste indécise, il peut néanmoins se satisfaire de se voir restituer les villes de Picardie.

Préférer « être haï que méprisé »

Charles devient duc de Bourgogne en 1467, lorsque Philippe s’éteint après un règne de plus de quarante ans. Mais s’il veut pouvoir donner la pleine mesure de ses ambitions – dont témoigne par ailleurs sa retentissante alliance avec l’Angleterre d’Edouard IV- il lui faut se prémunir des menées insidieuses de Louis XI. Une entrevue destinée à aplanir les nombreux sujets de discorde est organisée à Péronne en 1468. Lorsque Charles apprend que la ville de Liège s’est violemment révoltée, au nom du roi de France, contre son autorité, il retient prisonnier son hôte et le contraint à venir châtier à ses côtés les sujets rebelles. Les représailles à l’encontre de l’orgueil bourgeois des opulentes cités du Nord sont terribles. Mais le duc préfère « être haï que méprisé ».

Au-delà de l’humiliation infligée à Louis XI, un temps prisonnier de son feudataire, le traité signé à Péronne révèle les ressorts profonds de l’action du duc de Bourgogne : une clause stipule en effet qu’en cas de manquement de la parole royale, la Bourgogne s’affranchira du royaume : « Si le roi à l’avenir viole les traités d’Arras, de Conflans ou de Péronne, empêche leur application ou renie ses promesses, alors il reconnaît le duc de Bourgogne, ses successeurs et tous ses sujets, dans tous ses territoires au royaume, affranchis et indépendants de la couronne ». Charles, qui contrairement à son père ne se considère pas comme un prince français, rêve en effet d’indépendance. Il en a besoin pour mettre en œuvre le projet politique qu’il entend mener à bien : réaliser l’unification aussi bien géographique qu’administrative de ses États.

En butte aux manœuvres du roi de France

Pour assurer la sécurité des frontières occidentales de ses domaines, le duc sait se faire diplomate quand il faut dresser les princes contre Louis XI et le royaume de France qu’il aimerait voir définitivement affaibli : « J’aime tant la France qu’au lieu d’un roi je lui en voudrais six ». Mais Charles butte rapidement contre les manœuvres d’un souverain bien plus expert en la matière, qui se réconcilie avec son frère à qui il confie la Guyenne, débauche les Bretons de l’alliance bourguignonne, tout en soutenant l’aventurier anglais Warwick, « le faiseur de roi » qui détrône un temps l’allié et beau frère de Charles, Edouard IV. Le sort des armes n’est pas plus favorable au duc : en 1472 il attaque le nord du domaine royal, massacre la population de Nesle, mais échoue à s’emparer de Beauvais et de la Normandie, véritablement mise à sac.

Il se tourne alors vers ses frontières orientales, convaincu que c’est de ce côté qu’allait se jouer la grandeur de sa dynastie. En 1469, il a déjà racheté la Haute Alsace à un Habsbourg désargenté, Sigismond. En 1473, au terme d’une succession difficile, il fait cette fois main basse sur le duché de Gueldre. Ces terres impériales arrondissent ses domaines et surtout lui permettent de se positionner face à l’empereur, le pâle Frédéric III, dont il attend l’érection de son duché en royaume. S’il paraît difficile de créer une couronne de Bourgogne, Charles s’imagine déjà roi des Romains et songe à marier sa fille unique, Marie, avec Maximilien, le fils de l’empereur. Mais lorsque les deux hommes se rencontrent à Trêves en 1473, les négociations achoppent : les prétentions mais aussi l’extravagance vestimentaire du duc et l’étalage des fastes bourguignons auraient, dit-on, excédé ses interlocuteurs allemands.

D’autres revers freinent encore les élans irrépressibles du duc : en 1475, pour soutenir l’archevêque de Cologne chassé par les chanoines de son chapitre, il entreprend le long siège de Neuss – il dure près de dix mois – qui se solde par un échec. Dans le même temps, l’alliance anglo-bourguignonne est mise à mal. Edouard IV, définitivement revenu au pouvoir après la mort de Warwick, débarque à Boulogne avec 20 000 hommes et l’intention de se faire couronner à Reims. Mais Charles tarde à le rejoindre et se laisse doubler par Louis XI qui achète tout simplement à prix d’or, lors du traité de Picquigny, le départ des Anglais.

L’éphémère apogée de l’État bourguignon

Charles s’obstine pourtant. Pour financer sa politique de grandeur, il ne cesse de pressurer ses sujets du Nord car, dit-il, « quand ils dorment, il veille, quand ils sont au chaud, il est au froid, quand ils sont en leurs hôtels, il est en la pluie ou au vent, et quand il jeûne, ils sont en leurs maisons, buvant, mangeant, eux tenant bien aises ». En 1475, c’est cette fois par les armes qu’il s’empare de la Lorraine, enlevée à René II d’Anjou. C’est le jour de la Saint-André, le patron bourguignon, qu’il entre dans Nancy, véritable trait d’union entre ses possessions de « par-delà » et de « par-deçà » et dont il souhaite faire la nouvelle capitale de ses domaines.

Il a alors porté l’État bourguignon au pinacle de sa puissance, un État qu’il a par ailleurs déjà profondément réorganisé. Il en a rationalisé l’administration, épurée des parasites et des oisifs. La justice y est uniformisée et la création du parlement de Malines, qui complète l’action de ceux de Dijon et de Dôle, enlève définitivement à la juridiction parisienne l’ensemble de ses territoires. Enfin, il attend beaucoup de son armée permanente, qu’il a réformée en s’inspirant des compagnies de Louis XI.

Mais de par sa position centrale en Europe, la Bourgogne de Charles ne peut laisser insensibles les autres acteurs du jeu politique de ces régions rhénanes où il intervient violemment. En Alsace, son bailli Pierre de Hagenbach se rend insupportable à ses administrés qui se révoltent et le décapitent. René II de Lorraine veut récupérer son duché et les princes allemands se méfient de cet homme qui cherche à s’imposer dans l’Empire. Les cantons suisses, qui se sont déjà débarrassés de la tutelle des Habsbourg, craignent d’être pris en tenaille par le duc qui bénéficie un temps de l’alliance de la Savoie. Une véritable ligue anti-bourguignonne se met donc en place, soutenue par le roi de France qui n’hésite pas à séjourner à Lyon quand le Téméraire, avec qui il a signé une trêve, entreprend sa campagne militaire contre les Suisses. Une campagne qui sera émaillée d’erreurs de jugement et de choix stratégiques qui seront fatals au Bourguignon et dont le roi veut être le premier spectateur.

« Devant Nancy perdit la vie » – mais son rêve lui survit !

« Devant Grandson, perdit ses possessions ; Devant Morat, son cœur brisa… ».

À deux reprises en effet, Charles est cruellement défait par les fameux piquiers suisses pour lesquels il éprouvait un profond mépris, au point de dangereusement sous-estimer leur redoutable efficacité militaire. Son armée est taillée en pièces, lui-même doit fuir. Il agit alors dans la précipitation, enlève la duchesse de Savoie qui menaçait de céder aux sirènes françaises, et tente de reconstituer en toute hâte des troupes pour réinvestir la Lorraine que René II a finalement reconquise. Nancy est assiégée pendant des mois, durant un hiver terrible : ses hommes préfèrent déserter plutôt que de mourir de froid. Aussi, quand le duc de Lorraine s’avance pour libérer sa capitale de l’étreinte bourguignonne, Charles accepte-t-il un affrontement qui ne lui était pas favorable, au moment où son meilleur condottiere italien, le comte de Campobasso, s’estimant insuffisamment rétribué pour ses services, passe à l’ennemi. « Devant Nancy perdit la vie… » : en effet, le 5 janvier 1477, les troupes du duc sont une nouvelle fois battues et lui-même disparaît dans la bataille. Deux jours seront nécessaires pour retrouver son corps gelé et à moitié dévoré par les loups avant que René II d’Anjou ne puisse lui rendre un hommage digne de son rang.

Le duc de Bourgogne, du Brabant, du Limbourg et du Luxembourg, le comte de Flandre, d’Artois, de Bourgogne, de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Namur, le margrave du Saint Empire romain… ne laisse en disparaissant prématurément à 44 ans qu’une fille, Marie, livrée à la vindicte du roi de France. Grand vainqueur de ce duel avec la Bourgogne, Louis XI justifie son titre de grand rassembleur des terres du royaume. Comme une ironie de l’histoire, c’est lors du traité d’Arras en 1482, dans cette même ville qui avait vu un demi-siècle plus tôt s’élever au sommet la maison ducale, qu’il s’attribue le duché de Bourgogne et la Picardie.

Mais sa victoire n’est pas complète car la jeune femme conserve ses domaines flamands et honore la volonté de son père en épousant Maximilien d’Autriche : elle transmet ainsi les possessions et les aspirations bourguignonnes aux Habsbourg, véritables héritiers du rêve lotharingien, qui deviendront à leur tour l’une des plus grandes puissances d’Europe et déploieront leurs bannières bien au-delà du vieux continent.

Emma Demeester

Bibliographie

  • Klaus Schelle, Charles le Téméraire, Fayard, Paris, 1979.
  • Pierre Dubois, Charles le Téméraire, Fayard, Paris, 2004.
  • Fabien Niezgoda, Les partisans de Charles le Téméraire en Lorraine, Editions Le Polémarque, Nancy, 2017.

Chronologie

  • 1433 : Naissance de Charles, fils de Philippe III le Bon et d’Isabelle du Portugal.
  • 1456-1461 : Séjour du dauphin Louis à la cour ducale.
  • 1465 : Bataille de Monthléry entre les princes rebelles et l’armée du roi ; répression des villes de Liège et de Dinant par Charles.
  • 1467 : Charles succède à son père à la tête des États bourguignons.
  • 1468 : Traité de Péronne et nouvelle révolte liégeoise ; Charles épouse la sœur du roi d’Angleterre, Marguerite d’York.
  • 1470 : Création du Parlement de Malines.
  • 1471 : Louis XI envahit la Picardie.
  • 1472 : Riposte du duc de Bourgogne en Normandie.
  • 1473 : Charles s’empare du duché de Gueldre ; son entrevue avec l’empereur est un échec.
  • 1475 : La Lorraine devient bourguignonne.
  • 1476 : L’armée ducale est battue à Grandson et à Morat par les Suisses.
  • 1477 : Mort du Téméraire devant Nancy.

Photo : Charles le Téméraire par Rogier van der Weyden, ca 1462 (détail). Huile sur bois, Gemäldegalerie, Berlin. Domaine public.

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