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Les navigateurs celtes du haut Moyen Âge, voyage initiatique

Frédéric Kurzawa propose ici un ouvrage retraçant des voyages entrepris par des navigateurs celtes dans des textes du haut Moyen Âge.

Les navigateurs celtes du haut Moyen Âge, voyage initiatique

Après avoir publié chez le même éditeur un livre sur les Pictes en 2018, Frédéric Kurzawa, docteur en théologie catholique avec une thèse soutenue en 1994 sur la figure de Saint Patrick, propose ici un ouvrage retraçant des voyages entrepris par des navigateurs celtes dans des textes du haut Moyen Âge.

Plusieurs récits de navigations en haute mer sont attestés dans la tradition celtique irlandaise. Ils se divisent en deux catégories : d’un côté les immrama (« voyages »), de l’autre les ecthrae (« aventures » / « sorties »). Les premiers désignent des navigations chrétiennes, les seconds des voyages païens qui n’ont pas toujours lieu sur les flots. La plupart de ces textes sont rédigés en vieil irlandais, à l’exception du Voyage de Saint Brendan, qui est une œuvre latine. Si les œuvres diffèrent de par leur caractère religieux, elles ont néanmoins un but commun : la quête de l’Au-delà, qui conduit les païens au monde des divinités du panthéon celte et les chrétiens au Paradis terrestre dans lequel les saints du Seigneur attendent le Jugement dernier, la Terra Repromissionis Sanctorum. L’Autre Monde celtique est lié à la notion du síd (ou sidh), qui est « un univers parallèle au nôtre, qui tout en étant différent ou lointain, s’y superpose ou le baigne, et dans lequel des êtres élus, choisis ou appelés, peuvent pénétrer à tout moment. Ses habitants sont par définition des dieux ou des héros divinisés ». Cet Autre Monde connaît trois types de localisations possibles : 1) par-delà la mer, à l’ouest, dans des îles qui ne peuvent être gagnées que par voie maritime ; 2) dans la mer ou au fond des lacs, dans des palais faits d’or et de cristal ; 3) dans des collines ou sous des tertres.

L’Autre Monde « océanique » est le type de lieu le plus fréquemment rencontré dans les textes, où il est désigné par plusieurs noms : Tír na mBéo « Terre des Vivants », qui est liée à la cosmologie indo-européenne ; Tír na nÓg « Terre des Jeunes », qui représente une conception de l’au-delà où la jeunesse triomphe sur le temps et la vieillesse ; Mag Mór « Grande Plaine », qui renvoie à une représentation fort ancienne de la terre antérieure aux dieux du panthéon celtique. On retrouve des vestiges de cet Autre Monde océanique dans les Lais de Marie de France, qui est dépositaire de la tradition celtique en s’inspirant pour partie des lais bretons. Les lais qui évoquent le passage d’une rivière ou d’un lac pour passer dans l’Autre Monde sont Graelent, Guingamor, Lanval et Guigemar. Il est intéressant de noter que ces passages d’un monde vers l’autre ont souvent lieu pendant des épisodes de chasse, au cours desquels sont parfois traqués des sangliers et plus souvent des cerfs blancs. La tradition d’une telle chasse est attestée dans de nombreuses œuvres médiévales, répertoriées dans un mémoire de Sergio Cigada, La leggenda medievale del cervo bianco e le origini della « matière de Bretagne » en 1965. Dans les œuvres héritières de cette tradition, ces chasses conduisent parfois le héros vers une aventure plus rationnelle (ainsi la chasse au blanc cerf sur laquelle s’ouvre Erec et Enide de Chrétien de Troyes), ou, en délaissant la couleur symbolique, vers des contrées féériques (à titre d’exemple, le roman Partonopeu de Blois).

L’Autre Monde celtique est encore défini comme un monde sous-marin (ainsi que le conçoit le lai de Tydorel), un monde souterrain, voire un monde ouvert. Il est en effet possible pour les hommes de voyager vers les terres des dieux, mais non sans rencontrer quelques difficultés ou subir des effets néfastes. « Le temps divin étant suspendu, le retour parmi les humains risque de s’accompagner de certains désagréments. » Ainsi que l’écrit F. Kurzawa, « la période la plus propice pour permettre des échanges entre les deux mondes a lieu lors de la fête de Samain (Samain signifiant « la fin ou la récapitulation de l’été) ».

Si les immrama sont des textes christianisés, ils reposent néanmoins sur un fond traditionnel plus ancien (les parts de merveilleux médiéval et de merveilleux celtique ne sont pas négligeables). Ils ont pour modèles les ecthrae, qui sont plus anciens, plus nombreux et dont le contenu a dû circuler oralement. Les immrama ont peut-être à voir avec la Peregrinatio pro Dei amore du monachisme irlandais, une motivation religieuse favorable à de tels voyages maritimes.

La plus grande partie du livre concerne la présentation de cinq immrama – même si, comme l’auteur fait bien de le rappeler, Le Voyage de Bran tend à être rangé du côté des ecthrae par les celtisants – et trois textes en annexe. Un mot sur les traductions de ces œuvres. Rédigées en vieil irlandais, il est difficile pour un francophone de les lire. L’auteur comble ce besoin en proposant des versions françaises. Toutefois, si l’intention de faire connaître des textes inédits est louable, la méthode l’est beaucoup moins. La traduction du Voyage de Mael Dúin est une reproduction de celle procurée par Ferdinand Lot en 1892, à une époque où l’historien et philologue faisait ses premiers pas dans les études celtiques. Autrement dit, et ce d’autant plus qu’il s’est écoulé 130 années depuis, une traduction tout à fait perfectible, qui, selon F. Lot lui-même, n’avait « pas de prétention scientifique ». S’il est dommage que F. Kurzawa soit allé chercher une traduction datée, il est plus problématique, quant à la rigueur philologique, d’avoir traduit tous les autres textes à partir de traductions anglaises préexistantes, souvent dues à Whitley Stokes, l’un des grands noms de la philologie celtique. Un travail de première main, sur les textes originaux, aurait été souhaitable. Si les langues celtiques anciennes sont redoutables, et cette renommée ne faisant pas défaut, il paraît en revanche critiquable d’avoir traduit Le Voyage de Saint Brendan non pas à partir du latin mais de l’anglais…

Les immrama sont des textes particulièrement intéressants pour l’historien des religions comme pour l’homme de lettres, en ce qu’il dépeint des hommes ayant un fort attrait pour des territoires inconnus, menant une quête de l’Absolu, qu’elle soit païenne ou chrétienne. Peut-être faut-il y voir « un désir de l’éternité… un vieux rêve de l’humanité ». Le genre du voyage initiatique a longtemps nourri l’imaginaire des Européens, en renvoyant à ces nombreux Autres Mondes magiques que l’on retrouve dans la littérature européenne ancienne (à l’instar du Glæsisvellir « Plaines étincelantes » et du Ódainsakr « Prairie des non-morts » scandinaves), dans le folklore, ou dans la littérature contemporaine (ainsi les Terres Immortelles dans le Légendaire de John Ronald Reuel Tolkien, auteur qui a par ailleurs composé un poème intitulé Imram en 1955, qui narre l’aventure maritime de Saint Brendan).

Armand Berger

Frédéric Kurzawa, Les navigateurs celtes du haut Moyen Âge. À la recherche de l’Autre Monde, Fouesnant, Yoran Embanner, 2022, 292 p.