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Symbolique du cerf, « roi de la forêt »

Depuis la nuit des temps, le cerf, « roi de la forêt », est une figure essentielle du panthéon animalier européen. Représentant le plus nourricier des gibiers, il est vital à la survie de la tribu. Chairs, viscères, peau, os, bois, tendons, tout est utilisé par l'homme pour manger, se vêtir, se soigner, fabriquer armes et objets.

Symbolique du cerf, « roi de la forêt »

Durant le paléolithique supérieur, le cerf est abondamment figuré dans l’art pariétal, de la grotte Chauvet jusqu’à Lascaux. Sans être déifié, sa figure et sa chasse sont entourées d’une aura de sacralité. Ce n’est en effet pas un animal comme les autres. Comme Dominique Venner l’évoquait dans son Dictionnaire amoureux de la chasse (2000), « depuis les temps les plus reculés, sa majesté, sa ramure et sa fertilité ont acquis un pouvoir sans égal sur l’imagination des hommes ».

L’esprit protecteur de la nature et de la chasse

« Mi-bête, mi-forêt » d’après Ronsard, le cerf fascine et impose le respect aujourd’hui encore à nos contemporains : « Voici donc l’animal porteur d’une forêt de symboles, tous apparentés au domaine obscur de la force vitale. Et d’abord ses bois, par lesquels la nature fait signe : ces deux perches hérissées d’andouillers, façonnées de perlures, rainures, empaumures aux épois aigus, cette ramure dont le nom, la forme et la couleur semblent sortir des arbres et que chaque année élague comme un bois sec, chaque année les refait pour donner la preuve visible que tout renaît, que tout reprend vie ; par la chute et la repousse de ces os branchus qui croissent avec une rapidité végétale, la nature affirme que sa force intense n’est qu’une perpétuelle résurrection, que tout doit mourir en elle et que pourtant rien ne peut cesser. » (Pierre Moinot, Anthologie du cerf, 1987) De cette fonction magico-religieuse du cervidé, venue du fond des âges, est issu le dieu Cernunnos, plus ancienne divinité connue de la Gaule. Si aucun texte se rapportant à lui n’a été conservé, son nom est cependant attesté par une inscription gallo-romaine du pilier des Nautes (Ier siècle ap. J.C.), découvert lors de fouilles archéologiques au XVIIIe siècle sous le chœur de Notre-Dame de Paris. Mais les origines du dieu celte seraient bien antérieures aux Gaulois. Il serait issu d’une très ancienne divinité archaïque représentant l’esprit protecteur du gibier à laquelle les chasseurs-cueilleurs du Mésolithique (-10 000 à -5 000 av. JC) rendaient sans doute déjà un culte. La figure du « Sorcier » de la grotte des Trois Frères en Ariège, daté de -14 000 ans, représentant un homme, peut être un chaman, avec des oreilles de cerf et une ramure de cervidé, évoque probablement cet esprit protecteur de la chasse, celle-ci équivalant à un sacrifice, les bêtes tuées étant offertes au « Maître du gibier ». Sans conteste, le renouvellement de ses bois lié au cycle saisonnier, et repoussant chaque année plus volumineux, a contribué à la sacralisation de l’animal. Leur chute marquait la fin de l’hiver et la repousse de sa ramure, toujours plus haute et plus belle, annonçait le renouveau printanier. La possession de bois de cerf assurait à leur détenteur le transfert de la force physique et procréatrice des cervidés, gages de richesse, de virilité et de fécondité. Ils étaient réputés éloigner maladies, impuissance ou mauvais œil.

Le symbole de l’éternel cycle de la vie

En guise de talisman pour passer dans l’Au-delà, des rondelles taillées dans les meules de ses bois furent retrouvées dans des sépultures gallo-romaines, mérovingiennes et carolingiennes dans tout le Nord-Ouest du continent européen. Une peau de cerf posée sur le ventre d’une femme lors de l’accouchement était censée faciliter le travail de délivrance. Au Haut Moyen Âge, les grands personnages étaient inhumés dans un linceul en peau de cerf comme le preux Roland dans la Chanson de Roncevaux ou le pape Clément VI – qui avait fait peindre la Chambre du cerf au Palais des papes d’Avignon – avant d’être déposé à l’intérieur de son tombeau à l’abbaye de la Chaise-Dieu, église dont la fondation a été déterminée par le saut d’un cerf… À la Révolution, lors de l’exhumation des rois de France à Saint-Denis et à Saint-Germain-des-Prés, on retrouva plusieurs d’entre eux dont Louis VII, enveloppés dans des peaux de cerf. Des ramures de cerf dont on coiffait les morts des tombes du mésolithique aux linceuls des rois de France et des papes, la dimension psychopompe du cerf se perpétue, le rite païen se christianise. Comme l’écrit Pierre Moinot : « Si les rois ont voulu être inhumés dans une peau de cerf nappant leur dépouille mortelle, c’est qu’elle a la vertu, elle qui vivante ressuscitait chaque année par ses bois, de montrer à l’âme le chemin de la vie éternelle. » Cette fonction de « guideur d’âmes » sera en effet largement reprise par l’Église qui, si elle assimile le dieu cornu à Satan, fait passer sans encombre le cerf dans l’univers chrétien : il est même comparé au Christ, « le Cerf des cerfs » qui meurt et ressuscite. La scène du cerf se désaltérant à la fontaine, maintes fois représentée sur les miniatures médiévales et les chapiteaux des églises romanes, est assimilée au baptisé se délivrant du vice par la purification du baptême. Aux frontières du paganisme et du christianisme, le cerf fut le compagnon de nombreux saints bretons (saint Edern, saint Thélo, saint Pérec), certains l’utilisant comme monture, tel Merlin. De même dans la légende du Graal, Perceval, Galaad et Bort suivent un cerf blanc jusqu’à un ermitage : le cerf se transformant en un roi sur un trône qui disparaît, l’ermite leur explique qu’il s’agit d’une figure de la résurrection du Christ.

Saint Hubert, patron des grandes chasses…

La légende de saint Hubert, fêté le 3 novembre, au surlendemain de la fête de la Toussaint, constitue un exemple caractéristique de syncrétisme pagano-chrétien, symbolisant la liaison éphémère entre le monde des hommes et l’au-delà durant la période de Samain. Ainsi que le relate Jacques de Voragine dans La Légende Dorée (Legenda aurea, vers 1261-1266), Hubert, chasseur invétéré et fils du duc d’Aquitaine, alors qu’il chassait un vendredi saint, vit surgir un grand cerf portant une croix entre ses bois tandis qu’une voix dans le ciel lui ordonna d’abandonner ses vaines passions et de faire pénitence. D’après Philippe Walter dans son livre Mythologie chrétienne, la légende de saint Hubert constitue la réécriture chrétienne d’un récit maintes fois attesté dans la littérature médiévale celtique : la rencontre d’un homme et d’un animal fée (une blanche biche, un cerf blanc), métamorphose animale d’une créature venue de l’Autre Monde. La même rencontre se répète pour saint Eustache ou pour saint Meinulphe, en Germanie. Dans la légende christianisée, le cerf convertit le pêcheur à la vraie foi, jouant son rôle d’animal psychopompe, guidant les hommes vers Dieu.

Cette fonction de guide se répète au cours des siècles auprès des rois de France dont l’Histoire rappelle à plusieurs reprises que ceux-ci rencontrent des cerfs lorsqu’ils sont en danger ou en difficulté : Clovis, lors de la bataille de Vouillé en 507, voit ainsi une biche « d’une grandeur extraordinaire » qui lui indique un gué permettant à son armée de traverser la rivière et ainsi remporter la victoire sur Alaric. Le même miracle se répète pour Charlemagne avec l’apparition d’un cerf blanc le guidant pour traverser la Gironde en crue puis pour franchir le col du Grand-Saint-Bernard. C’est encore un cerf qui indique à Dagobert les reliques de saint Denis où s’établira ensuite la nécropole royale. Charles VI, le roi fou, rencontre lui un cerf volant lors d’une chasse au faucon en forêt de Compiègne…

Cette relation privilégiée entre les rois de France et le cerf se traduit par la reprise dans la symbolique royale de la figure du cerf, parfois du cerf volant. Anne Lombard-Jourdan dans son ouvrage sur Les origines de Carnaval (2005) émet l’hypothèse que le cerf représentait l’ancêtre mythique des rois de France, le « Dis Pater » des Gaulois, qui ne serait autre que Cernunnos. Un grand cerf statufié figurait ainsi dans la galerie du même nom dans le Palais royal de la Cité à Paris au XIIIe siècle, mais aussi dans la galerie du palais du duc Jean de Berry, fils du roi de France, à Bourges au XVe siècle. Charles VI prendra l’emblème du cerf volant. À la même époque le roi d’Angleterre Richard II possède également pour emblème un cerf blanc.

Roi des forêts, roi thaumaturge

La fonction thaumaturgique des rois de France et d’Angleterre, avec la guérison des écrouelles, semble liée, elle aussi, au cerf qui, au sortir de l’hiver, privé de ses bois, affaibli, souffre d’abcès fistuleux aux glandes lymphatiques, semblables aux écrouelles. Des auteurs latins, Pline et Lucrèce principalement, relatent qu’à chaque printemps le cerf fait sortir le serpent de sa tanière en soufflant de ses naseaux le tue et le mange avant de boire abondamment, se purgeant ainsi de toutes ses vieilles maladies. Il rajeunit alors, le refait de ses bois coïncidant avec le grand réveil printanier. La légende est reprise au Moyen Âge par Isidore de Séville et Gaston Phoebus. D’après Anne Lombard-Jourdan, ce récit peut être rapproché des représentations de Cernunnos, souvent accompagné d’un serpent, comme sur le chaudron de Gundestrup au Danemark ou au Val Camonica en Italie. Le symbole du cerf et du serpent représente la rencontre de la force masculine et solaire, symbolisée par le cerf, avec la force chthonienne et féminine, que représente le serpent, principe éternel et vital sans quoi nulle vie n’est possible.

La chasse du cerf, où l’animal est forcé avec une meute de chiens créancés, à cheval, à cor et à cri est une pratique gauloise, reprise ensuite par les Francs, pratiquée également en Angleterre, mais ignorée en Allemagne et en Europe centrale. Des Romains, comme Arrien qui la décrira dans son Traité de la chasse, ou le noble Symmaque pratiquent eux aussi ce type chasse dit « à la gauloise ». Elle est décrite au Moyen Âge comme réservée aux seigneurs et aux princes avant de devenir « chasse royale » au XIIIe siècle : seul le roi des hommes peut chasser le roi des forêts. La chasse du cerf répond à des rites précis, compliqués et immuables, dont une bonne part seront ensuite repris par la vénerie à l’époque moderne. Comme le souligne encore Anne Lombard-Jourdan, son importance et son caractère rituel sont attestés dans les grands textes politiques du XIIe siècle comme le Policraticus de Jean de Salisbury, évêque de Chartres, qui réprouve et condamne le cérémonial qui entoure ce type de chasse, devinant sans doute le vieux fond païen qui se cache sous les rites liés à la mise à mort du cerf. La cérémonie de la curée est ainsi très précisément codifiée, mêlant obligations et interdits, « rites immuables qui réactualisent le sacrifice ancien du cerf de l’ancien mythe », selon Anne Lombard-Jourdan. Tous les chasseurs doivent y participer « dans la joie et le rire », la viande du cerf devant être partagée équitablement entre tous, chiens compris, et consommée intégralement. Certaines parties du cerf sont consommées rituellement. Ce partage de la venaison se retrouve dans l’Enéide, mais aussi dans des textes à propos de Charlemagne et Louis le Pieux, et seront ensuite repris dans tous les traités de vénerie.

L’écho du brame du cerf…

Ainsi, tout au long des siècles et jusqu’à nos jours, la vénerie du cerf, considérée comme la « reine des chasses », restera le conservatoire de très anciennes traditions, dont le sens profond s’est perdu mais dont les rites sont néanmoins toujours pratiqués par les veneurs dans une fonction quasi-sacerdotale. La chasse s’est faite religion.

Aujourd’hui, dans nos sociétés largement urbanisées, où l’homme vit éloigné de la nature et coupé du fil des traditions immémoriales, la figure du cerf fascine encore nos contemporains. Anne Lombard Jourdan évoque l’émotion que procure le passage d’une chasse à courre, « éveillant chez beaucoup d’entre nous un bouleversement qui ne vient pas des images soudain animées de nos livres et de notre culture mais qui est affaire de souvenir transmis par le sang et venu tout droit des ancêtres ». En témoigne également l’engouement que provoque, chaque automne, à l’orée des grands bois, la saison du brame.

Nombreux sont ceux, chasseurs et forestiers, mais aussi habitants des villes, qui abandonnent le temps d’une soirée leur poste de télévision pour venir écouter religieusement, dans l’obscur des forêts, le brame, « ce moment spécifique, intense, souverain de la vie du cerf ». Comme l’a si bien décrit Jean-Luc Duvivier de Fortemps (Le brame, images et rituels, 1997) : « Le mythe prend alors toute sa signification, moment singulier où notre fascination envers cet animal chargé de symboles rejoint, à travers les millénaires, celles des premiers chasseurs de la préhistoire. »

Benoît Couëtoux du Tertre

Orientations bibliographiques

Ouvrages à commander auprès de notre partenaire Europa Diffusion :

  • Dictionnaire amoureux de la chasse, par Dominique Venner, Plon, 2006
  • Anthologie du cerf, par Pierre Moinot, Hatier, 1987
  • Mythologie chrétienne, par Philippe Walter, éditions Imago, 2005
  • Les origines de Carnaval, par Anne Lombard-Jourdan, Odile Jacob, 2005
  • Le brame, images et rituels, par Jean-Luc Duvivier de Fortemps, éd. Perron, 1997

Crédit photo en une : Matt Gibson / Shutterstock.com

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