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La magnanimité, à l’origine du péril européen ?

S’il est une vertu qui dépasse les autres par sa beauté, sa hauteur, sa superbe, elle pourrait être la magnanimité. Apanage des princes, privilège des puissants, elle est l’expression du désintéressement de la force face à la petitesse.

La magnanimité, à l’origine du péril européen ?

Cette vertu, intimement européenne, fut possédée par de nombreux souverains. Attardons-nous sur la figure de l’empereur Marc Aurèle.

L’homme, s’il faut le décrire, usait de toute sa raison pour contrôler ses passions. À 12 ans seulement, bien qu’appelé à un destin hors du commun, il décide de revêtir le manteau de laine grossière des stoïciens et refuse toute autre couche que le sol dur et froid de sa chambre, souhaitant vivre en ascète philosophe. Devenu empereur, un de ses premiers actes est de nommer son frère Lucius également Auguste, alors que leur père a tout fait pour écarter ce dernier du pouvoir. Lucius, mou et frivole, vécut comme son père l’avait pressenti, en épicurien, laissant à son frère la charge incommensurable de l’immense empire. Marc Aurèle fermera continuellement les yeux sur les frasques fraternelles…

Une faiblesse, dira-t-on. Comment ne pas juger Lucius Verus Aurelius, Auguste décadent ? Comment surtout ne pas juger Marc Aurèle pour cet acte d’indulgence envers son frère ? N’y trouvons-nous pas l’origine de la faiblesse européenne actuelle, de cette empathie omniprésente pour les faibles et de cette indulgence envers la frivolité et le désordre ?

Marc Aurèle, le magnanime, se refusait de juger l’acte d’une personne. Bien ou mal, cela ne peut se définir que pour soi-même. Il fit ainsi preuve d’une grande indulgence et de patience envers ceux qui, à ses yeux, se trompaient. Il souhaitait les instruire pour les faire changer. Comment, une fois encore, ne pas faire un parallèle avec notre justice actuelle qui juge l’action d’un homme contre la communauté avec mansuétude à la moindre repentance éphémère et dans l’espoir naïf de sa conversion ?

L’empereur était très attaché à la notion de transformation : « Le monde est changement ; la vie, remplacement. » (Pensées pour moi-même, livre IV, § III). Par l’observation de la nature il défend l’idée du perpétuel changement. Inévitablement le fruit mûr pourrira, le jeune vieillira, la vie mourra. Il faut donc l’accepter, négliger la mort et vivre chaque jour comme le dernier. Certains n’y voient que l’excuse d’un faible assistant inexorablement et passivement à sa chute et sa disparition. Le raisonnement de Marc Aurèle ne justifie-t-il pas en effet celui de nos contemporains face à la disparition de l’homme blanc qu’ils jugent inéluctable ? De l’aveu d’une telle ligne de pensée, nous ne serons ni la première ni la dernière civilisation à disparaître. L’héritage stoïcien en devient délétère parce qu’il endort les consciences par toujours plus de fatalisme et l’homme bien-pensant en oublie l’instinct de survie.

Chère à Marc Aurèle, la recherche de la constance et de la retenue en tout permet-elle l’expression de la civilisation européenne, « peuple de poètes, d’artistes, de héros, de saints, de penseurs, d’hommes de science, de navigateurs, de migrateurs » ? Nul doute qu’être dépassionné, sans colère, sans émotion, sans désir, affaiblit ce peuple en affadissant sa conscience : Marc Aurèle, en promouvant la philosophie stoïcienne comme modèle de vie, aurait donc posé les bases de l’anesthésie de la conscience européenne face au désordre et à l’ambition de perdurer de siècle en siècle.

Pourtant, c’est faire procès un peu vite que de raisonner de la sorte. Attachons-nous d’abord aux faits historiques. L’Empire romain est à son apogée, la Pax Romana est de rigueur de la Perse jusqu’au mur d’Hadrien. L’accession au trône par Marc Aurèle fut marquée par la recrudescence des guerres aux périphéries de l’Empire. L’empereur guerroya contre les ennemis de l’Empire sans jamais remettre en cause le bien fondé de son action : « Le repentir n’est qu’un blâme qu’on se donne à soi-même d’avoir négligé quelque chose d’utile » (Pensées pour moi-même, livre VII, § X). Et force est de constater que pour lui la défense de l’Empire et de ses frontières est chose utile.

Les guerres se succédèrent, à peine la guerre (161-166) contre les Parthes (Perses) est-elle terminée, que les barbares menacent directement le nord de l’Italie. Il faut plus de cinq années (169-175) à l’empereur pour venir à bout de cette menace. C’est alors qu’une rumeur de la mort de Marc Aurèle conduit Avidius Cassius, gouverneur d’une large partie de l’Orient, à se proclamer empereur. Mais en juillet 175, celui-ci est assassiné et sa tête envoyée à Marc Aurèle. Ce dernier regretta sa mort, sûr de son repentir. Enfin, dès 177, Marc Aurèle doit repartir guerroyer sur la frontière danubienne où il y mourra (180).

Impossible donc de ne pas reconnaître en Marc Aurèle le modèle d’un grand européen. Il travailla incessamment à procurer la liberté à son peuple, par la simplicité, la douceur et la modestie (Pensées pour moi-même, livre VIII, § LI.), mais aussi, comme le témoigne sa vie, par la force lorsqu’il y fut contraint.

Il accepta son destin sans en désirer un autre, il y fit face chaque jour avec toute sa force et sa raison. « C’est pour faire œuvre d’homme » qu’il s’éveilla chaque matin, pour travailler à embellir « l’ordre du monde ». De même, Marc Aurèle insiste sur le caractère naturel d’œuvrer pour le bien commun. « Toute nature est contente d’elle-même lorsqu’elle suit la bonne voie […] lorsqu’elle dirige ses impulsions vers les seules choses utiles au bien commun. » Quelle leçon pour notre société moderne, et pour nous autres Européens ! Son action fut donc au service du bien commun car seul cela importe. Faire œuvre de bien commun aujourd’hui, c’est s’inscrire dans la lignée de Marc Aurèle qui défendait les frontières de son empire pour préserver la Pax Romana, la liberté et la justice. Notre civilisation européenne devrait donc réfléchir à redéfinir son bien commun, sa justice et sa liberté afin que ses enfants œuvrent chaque jour à les embellir.

Marc Aurèle ajoutait que « le moyen de faire avec gravité, avec douceur, avec liberté et avec justice tout ce que tu fais, c’est de faire chaque action comme si elle était la dernière de ta vie ». Plus de fatalisme comme nous le pensions au début de notre réflexion, mais de la grandeur dans l’acte ! En effet par là même, il insuffle à toute chose, même les plus petites, une grandeur exaltante. Il est loin le démon de l’anesthésie de la conscience car ne pas être soumis à ses désirs et ses passions n’empêche pas d’agir avec profondeur, avec la parfaite conscience que nos actes portent du fruit s’ils sont posés avec intensité et désintéressement. Le fruit est beau s’il œuvre pour le bien. L’ordre, la justice, la liberté sont les fruits exquis hérités de nos aïeux que nous transmettrons à notre descendance.

Au XVIIIe siècle, dans son Essai sur l’éducation morale de la jeunesse (intitulé « Les Beautés de l’histoire tirées des auteurs anciens et moderne de toutes les nations »), L. C. Morlet disait que « la magnanimité est l’amour des grandes choses, c’est un attachement inviolable pour le beau, le grand, le difficile et l’honnête. » Si Marc Aurèle est un modèle européen, c’est parce qu’il n’a eu de cesse de travailler à acquérir cette vertu en se remettant en cause chaque jour : « Souviens-toi que […] magnanime signifie pour toi la prééminence de la partie raisonnable sur les émotions douces ou rudes de la chair, sur la gloriole, la mort et toutes choses semblables. » Posons-nous donc également la question chaque jour quant à nos actes. Ainsi le rejet des actes inutiles et leur remise en question feront de nous des Européens, par l’attachement inviolable au beau à travers la recherche difficile de l’excellence.

Être européen, c’est accepter l’héritage de la pensée philosophique des Anciens, pensée qui, avant même le christianisme, porte en son sein la possible cause de sa destruction par ses ennemis. Elle se montre tendre, généreuse, pleine de compassion et d’indulgence. Nos adversaires l’ont compris. Mais la possible cause de sa destruction est aussi sa grandeur ! L’Européen raisonne, invente, se remet en cause, pardonne et se repent, admire et respecte ses ennemis pour tenter (toujours !) de s’en faire des alliés, certain que sa grandeur est le fruit de la liberté dans laquelle tous ses talents s’expriment.

L’Européen ne peut être libre qu’en prenant conscience de cette vérité ; sa force se déploie à partir de sa faiblesse. Tout comme Achille ne peut se séparer de son talon, qui est ce qui le définit, l’Européen ne peut se défaire de sa magnanimité. Mais il sait que sa survie nécessite de briser avec la plus grande fermeté une à une les flèches de Pâris, en usant de toute sa grandeur d’âme et de sa raison pour voir plus grand, plus loin, plus beau et tenter de s’en faire un ami.

S’il veut être lui-même, il lui faut être magnanime !

Jean de La Prairie Promotion Marc Aurèle

Sources

  • Page Wikipédia Marc Aurèle
  • Marc Aurèle, Pensées pour moi-même.
  • Abbé de La Porte, L’Esprit des monarques philosophes, Amsterdam, Paris, 1764.
  • L. Morlet, Les Beautés de l’Histoire tirées des auteurs anciens et modernes de toutes les nations ou Essai sur l’éducation morale de la jeunesse, 1774. Disponible en édition à la demande.

Photo : Salon de l’Abondance, Château de Versailles. Détail du plafond peint par René-Antoine Houasse, représentant trois figures allégoriques : la Magnanimité, probablement la Magnificence royale et le Progrès des arts. Source : Wikipedia (cc)

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