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Nature, culture, génétique : une anthropologie réaliste pour une écologie à l’endroit

Texte d'Henri Levavasseur, docteur en histoire et linguiste, spécialiste des cultures germaniques anciennes et de la protohistoire de l'Europe septentrionnale, lu par Pierluigi Locchi lors du colloque "La nature comme socle, pour une écologie à l’endroit" le 19 septembre 2020.

Nature, culture, génétique : une anthropologie réaliste pour une écologie à l’endroit

De vibrants appels à « sauver la planète » résonnent aujourd’hui de toutes parts : ils ne sont dénués ni d’arrière-pensées politiques, ni d’incohérences. Peut-on en effet dénoncer les ravages provoqués par la production de masse et la société de consommation sans renoncer au mythe du progrès et du développement indéfinis ? Déplorer les effets environnementaux de la mondialisation et prôner dans le même temps la mise en place d’une gouvernance mondiale ? Souligner les conséquences désastreuses de la dérégulation économique libérale et vanter les mérites d’une vision libertaire de l’homme et de la société ? Il n’y a pas d’écologie crédible sans une anthropologie réaliste. En vérité, il ne s’agit pas de « sauver la planète » : plus ancienne que l’apparition de l’homme à sa surface, celle-ci pourrait fort bien subsister à l’avenir sans lui. L’enjeu est surtout de préserver les conditions d’existence de notre espèce, ce qui passe nécessairement par une réflexion fondamentale sur l’essence de la nature humaine, car c’est elle qui constitue le socle sur lequel nous pouvons fonder une éthique, c’est-à-dire une manière spécifique de nous tenir dans le monde et de prendre soin de celui-ci, conformément au mos majorum, à l’usage établi par nos aïeux.

L’éthologie, science du comportement des espèces, nous apprend que l’homme n’est pas, à la différence de l’animal, un « être spécialisé », possédant de manière innée des qualités qui lui permettent de s’adapter spontanément à un environnement spécifique. L’homme nait sans griffes, sans fourrure, avec des instincts peu développés. En contrepartie, son horizon se révèle moins limité que celui de l’animal, étroitement lié à son biotope. Comme le fait observer le biologiste Konrad Lorenz, l’homme est un « spécialiste de la non spécialité », qui possède en revanche une évidente « aptitude à la juvénilité » : ce dont la nature ne l’a pas doté à la naissance, l’homme l’acquiert par l’apprentissage et par l’œuvre de ses mains, qui constitue ce que les Grecs nomment la technique. Le mythe d’Epiméthée illustre parfaitement cette particularité, qui représente à la fois une lacune et une force : chargé par Zeus de répartir les qualités et les attributs parmi les animaux, le titan Epiméthée s’acquitte de cette tâche sans rien laisser d’utile aux hommes, qui demeurent vulnérables jusqu’à ce que Prométhée dérobe pour eux le feu divin.

Le philosophe et anthropologue Arnold Gehlen s’inscrit dans le droit fil de cette conception antique lorsqu’il définit l’homme comme un « être incomplet », inachevé à la naissance, ce qui fait de lui un être « ouvert au monde » : l’enfant, ignorant au berceau, apprend peu à peu à dominer son environnement et à communiquer avec ses semblables grâce à l’enseignement des siens. L’homme est donc un « être de culture par nature », par conséquent un être social.

Le développement de notre intelligence est intimement lié à l’apprentissage d’une langue, héritière et porteuse d’une culture qui fonde notre vision du monde et structure notre pensée. Il n’y a donc pas d’état de nature préexistant à la société, comme le croit Hobbes, encore moins d’individus abstraits dotés de droits universels antérieurs au « contrat social », comme l’affirment certains penseurs des Lumières.
L’émergence d’une culture est toujours intimement liée à un territoire, ce qui implique la notion de frontière, de limite : toute culture est le produit de l’histoire d’un peuple donné, c’est-à-dire d’un groupe humain particulier sur un espace géographique délimité. Frontières et limites ne doivent donc pas être perçues comme des carcans qui nous enferment, mais comme les conditions d’existence des cultures humaines dans leur diversité. Dans une belle méditation sur le haut-relief de l’Acropole représentant la déesse Athéna penchée sur une borne, Heidegger souligne que la limite « n’est certes pas seulement le contour et le cadre (…), le lieu où quelque chose s’arrête. La limite signifie ce par quoi quelque chose se rassemble dans ce qu’il a de propre, pour apparaître ainsi dans toute sa plénitude ».

Aucune culture ne se développe sans ordre social ni sans institutions. Il s’ensuit, comme l’affirme Aristote, que « la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement » et que « l’homme est par nature un animal politique ». L’apatride, ajoute Aristote, encourt les reproches exprimés par Homère à l’encontre de l’homme « sans lignage, sans foyer, sans loi ».

L’homme n’existe pas isolément, à la façon du sujet cartésien, pour entrer ensuite en relation avec le monde : ouvert d’emblée au monde, il est façonné par l’héritage d’une culture, qui le rend en retour capable de fonder son propre monde intérieur. C’est tout le sens de la formule célèbre de Joseph de Maistre : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe c’est bien à mon insu. » Dominique Venner écrit de même : « les hommes n’existent dans leur diversité que par ce qui les distingue, clans, peuples, nations, cultures, civilisations, et non par ce qu’ils ont superficiellement en commun. Seule leur animalité est universelle. ». Comme l’arbre ne peut se passer de racines, l’universel n’existe que comme prolongement polyphonique d’identités spécifiques.

Cette conception réaliste de la nature humaine, qui repose sur l’enseignement de la sagesse antique étayée par les découvertes de la science européenne moderne, se trouve aujourd’hui violemment contestée par les tenants d’une nouvelle vision de l’homme et de la société profondément subversive en même temps que totalitaire.

Au nom de la lutte contre toute forme de discrimination, les partisans de la « table rase » sont déterminés à déconstruire les catégories de l’anthropologie classique. Ils entendent imposer définitivement, d’abord par la pression médiatique et sociale, ensuite pas la contrainte juridique et étatique, le modèle de l’identité « fluide », destinée à remplacer les familles « naturelles » et les peuples, entités jugées oppressives ou périmées.

Dans cette optique, l’individu souverain doit pouvoir choisir son identité en toute autonomie : l’ordre social n’a plus d’autre fonction que de garantir l’exercice de ce libre arbitre. Cette doxa s’applique au domaine de l’identité sexuelle, en postulant l’existence de catégories de « genres » devenues totalement indépendante des réalités biologiques. Elle s’étend également au domaine de l’identité des peuples et des nations, réduite à une construction arbitraire d’ordre purement contractuelle, dans laquelle le sentiment d’appartenance à une même communauté ethnoculturelle n’a plus lieu d’être.

Cette idéologie mortifère se heurte cependant au mur du réel, tant à l’échelle de l’individu qu’à celle des peuples : les progrès réalisés au cours de ces dernières décennies en matière de recherche génétique permettent désormais d’identifier les origines lointaines d’une population à partir de l’ADN extrait de restes humains parfois très anciens. Les résultats de ces analyses indiquent que la plupart des peuples sont issus du croisement de différents groupes humains, selon des modalités et des proportions qui confèrent toutefois à chacun d’eux une identité spécifique, de telle sorte qu’il n’est pas possible de réduire leur histoire à un phénomène de métissage incessant. En ce qui concerne l’Europe, les paléogénéticiens ont mis en évidence la présence de trois populations ancestrales : la plus ancienne est celle des chasseurs-cueilleurs autochtones, à laquelle se mêlent à partir du septième millénaire avant l’ère chrétienne des agriculteurs issus d’Anatolie, puis à partir du quatrième millénaire plusieurs vagues de conquérants venus des steppes du sud de l’actuelle Russie. Ce sont vraisemblablement ces derniers qui imposent partout où ils s’établissent la langue reconstituée depuis la fin du xixe siècle sous le nom d’indo-européen, matrice originelle de toutes les langues parlées jusqu’à aujourd’hui sur notre continent, à l’exception du basque et des langues finno-ougriennes. Aucun apport nouveau n’est venu modifier jusqu’à aujourd’hui sur une aussi large échelle le patrimoine génétique et l’identité linguistique de la quasi-totalité des peuples européens. Les principaux ensembles ethnoculturels de l’Europe ancienne sont pour la plupart issus de ce creuset commun : qu’il s’agisse de la Grèce et de la Rome antique, mais aussi des Germains, des Celtes, des Baltes et des Slaves, tous sont à des degrés divers les porteurs de l’héritage indo-européen, combiné à des substrats plus anciens. Les données paléogénétiques convergent donc dans une large mesure avec celles de la linguistique, de l’archéologie et de l’histoire. Il convient de préciser que les peuples européens modernes dont la langue ne se rattache pas à la famille indo-européenne (Basques, Hongrois, Finnois, Estoniens) se sont néanmoins intégrés depuis des siècles au cadre civilisationnel de l’Europe chrétienne, hérité pour une grande part du monde impérial romain. A défaut d’unité politique, l’espace géographique de l’Europe coïncide donc de toute évidence avec l’existence d’un ensemble de peuples étroitement apparentés par l’origine, la culture et les mœurs.

Ce détour par la plus longue mémoire de l’Europe nous ramène directement au cœur de notre sujet : à rebours du fantasme de l’individu capable de « s’auto-construire », disposant d’un droit absolu à s’affranchir des conditionnements biologiques, héréditaires et communautaires, il convient de rappeler que l’homme est d’abord un « animal social et politique », dont la nature profonde est déterminée par le double héritage transmis par ceux qui l’ont précédé : d’une part le legs d’une langue et d’une culture, d’autre part celui d’un patrimoine génétique. A l’échelle collective, ce double héritage constitue l’identité d’un peuple, avec les mœurs et la vision du monde qui lui sont attachées. Cette identité n’est pas figée, au sens où l’entendent ceux qui dénoncent les errements d’un prétendu « essentialisme ». Dominique Venner a répondu de manière magistrale à cette objection dans sa définition de la tradition : elle est « un murmure des temps anciens et du futur », « ce qui persévère et traverse le temps » ; elle ne se réduit pas au passé ; elle est au contraire « ce qui ne passe pas » ; « elle nous vient du plus loin, mais elle est toujours actuelle. Elle est notre boussole intérieure. ». Heidegger développe à propos de l’aurore grecque une vision similaire : « le commencement a fait irruption dans notre avenir : il y demeure, nous appelant de sa voix lointaine à rejoindre de nouveau sa grandeur ». L’identité est un potentiel qu’il nous revient de réaliser selon des modalités propres aux contingences du moment, afin d’entrer en résonance avec notre destin.

Les peuples d’Europe sont porteurs d’un héritage ethnique et culturel spécifique. Ils sont fondés à vouloir transmettre cet héritage sur l’espace géographique qu’ils ont façonné à leur mesure, dans le cadre civilisationnel qui est le leur, notamment à travers l’institution de la famille traditionnelle, gardienne de la mémoire et de l’hérédité. C’est ce droit fondamental que nous revendiquons pour nos peuples, droit fondamental que le pape François reconnait volontiers aux Indiens d’Amazonie, mais refuse aux Européens sommés d’ouvrir leurs portes sans résistance.

L’écologie bien comprise ne consiste pas seulement à protéger les espèces animales, mais également à préserver la diversité des peuples, « tels qu’ils ont été façonnés par des milliers d’années de longue patience », selon la belle formule de Jean Mabire.

C’est en retrouvant une claire conscience de sa spécificité que l’homme européen pourra recommencer à cultiver une forme particulière d’excellence en conformité avec sa nature, en refusant cette « métaphysique de l’illimité » dont la démesure constitue le ressort ultime de la modernité.

À l’appétit du « toujours plus », l’homme enraciné oppose la logique du « toujours mieux ». Fidèle à une éthique en accord avec sa tradition, il cesse de regarder la terre comme un fonds inépuisable, dont l’exploitation effrénée permet d’entretenir l’illusion d’une trajectoire de croissance, de développement et de progrès infinis. Faisons nôtre la parole de Friedrich Hölderlin : « l’homme habite en poète », afin que le monde redevienne peu à peu pour nous ce que Martin Heidegger appelle « l’union des quatre » : « la terre, le ciel, les mortels et les dieux ». C’est sur ce socle qu’il devient possible d’élaborer une écologie « à l’endroit », capable d’apporter une réponse à la hauteur des défis à venir.

Henri Levavasseur

Ce texte a été publié dans le numéro spécial de la revue littéraire Livr’Arbitres, “Actes du VIIe colloque de l’Institut Iliade”. Pour acheter ce numéro ou s’abonner à la revue : livrarbitres.com